Philippe Hategekimana ne s’exprimera plus. Jugé à Paris depuis le 10 mai pour génocide et crimes contre l’humanité, l’ancien gendarme rwandais a demandé, le 20 juin, à faire une courte déclaration avant que ne commence son interrogatoire sur le fond, dernière étape du procès avant le réquisitoire et les plaidoiries. Des mots qui seront les derniers, promet-il.
« Je suis enfermé depuis le 10 mai dernier dans ce box et j’entends, jour après jour, des inconnus m’accuser de tous les crimes imaginables », déclare l’accusé, lisant un papier sorti de sa poche. « La plupart de ces personnes, je ne les connais pas. […] Et il apparaît manifeste que ces récits ne sont pas plausibles et, de plus, sont contradictoires entre eux. » Hategekimana le répète, il est fatigué. « Je n’en peux plus », affirme-t-il à plusieurs reprises. « Cela fait plus de cinq ans que je subis des accusations injustes, que je subis une détention difficile. Ma famille est détruite, ma vie ruinée », ajoute-t-il.
Hategekimana, un Hutu, rappelle que sa femme est tutsie. Une épouse qui devait témoigner en sa faveur ces jours-ci mais qui a fini par annuler, à la dernière minute, justifiant son absence de lourds problèmes de santé. Aucun de ses trois enfants n’a par ailleurs accepté de témoigner, au grand dam du président de la cour, Jean-Marc Lavergne, qui a regretté cette absence familiale. Puis, dans sa volonté de souligner ses liens avec les Tutsis, l’accusé fait une révélation. Il déclare avoir vécu, à l’époque du génocide, avec une autre femme dont il a eu une fille, Yvette. Une femme tutsie qu’il « a tout fait pour sauver » et qui est vivante, tout comme sa fille, assure-t-il. De cette maîtresse inconnue, de cette enfant, nul ne savait rien dans la salle d’audience et Hategekimana n’en dira pas un mot de plus, justifiant son silence par « des raisons de discrétion », la société au Rwanda étant « très traditionnelle ».
« Reconnaître mon innocence, ce n’est pas nier le génocide »
L’accusé souhaite encore résumer sa position : il assure compatir sincèrement aux souffrances des victimes et être au clair avec l’histoire du Rwanda de 1994 – « le génocide à l’encontre des Tutsis est une réalité et j’en ai été le témoin » - mais il « n’a rien à [se] reprocher ». Au contraire, il a fait ce qu’il a pu et « risqué [sa] vie pour sauver des personnes menacées ». Et d’égrainer les noms de trois familles qu’il aurait aidées à s’échapper, sous les ordres de son supérieur à Kigali, le colonel Rutayisire.
« Je n’étais pas à Nyanza [pendant les faits reprochés] ni à la fin du mois d’avril 1994, ni pendant le mois de mai 1994 », réitère-t-il. « Reconnaître mon innocence, ce n’est pas nier le génocide, ce n’est pas nier les souffrances des victimes », insiste l’ancien gendarme qui dit avoir confiance dans le fait que « la vérité, celle de mon innocence, éclatera bientôt au grand jour ».
Mais pour l’heure, en dire davantage est « au-dessus de mes forces », dit l’homme de 66 ans. Et pour toutes ces raisons, Hategekimana décide de ne plus s’exprimer. « Tout ce que j’avais à dire, je l’ai dit au juge d’instruction et je vous l’ai dit en vous racontant mon parcours », conclut-il. L’ancien militaire, qui parlait volontiers au premier jour de son procès, répondant avec verve aux questions du président sur ce qu’il avait fait avant et après le génocide, va désormais se taire.
Dans la salle d’audience, les commentaires vont bon train. Parmi les avocats des parties civiles, d’aucuns s’agacent d’une décision qui coupe court à toute question de fond, tandis que d’autres se demandent s’il va vraiment parvenir à garder le silence. Mais de fait, Philippe Hategekimana ne répondra à aucune des questions patiemment posées par le président au cours des deux heures suivantes ni ne commentera les nombreux extraits de ses auditions par la juge d’instruction au cours des cinq années passées.
« Pas de commentaire »
Le lendemain en fin d’après-midi, après l’audition de derniers témoins, le même ballet recommence pour les questions des parties civiles et de l’accusation.
- « Hier, plusieurs de vos déclarations se contredisant ont été lues à l’audience. Est-ce que vous pourriez finalement nous dire à partir de quel moment vous êtes parti à Kigali ? tente Me André Martin Karongozi.
- Je n’ai pas de commentaire à faire, monsieur l’avocat, réplique l’accusé.
- Vous avez évoqué une autre compagne et une fille, Yvette, note Me François Epoma, Que sont-elles devenues ?
- Je n’ai pas de commentaire. »
D’autres avocats tentent de le faire parler sur des questions plus générales, sur la hiérarchie de la gendarmerie, ou sa dotation en armement. Mais toutes et tous reçoivent la même réponse monocorde. Au point que dans les rangs des parties civiles, on s’irrite : « Vous est-il arrivé de pleurer dans votre vie ? », lance l’un ; « avez-vous déjà menti ? » essaie un autre. Pas de commentaire.
L’avocate générale Louisa Ait Hamou choisit, elle, de poser l’intégralité de ses questions, que l’accusé y réponde ou non. En résulte un mitraillage de citations précises de précédents interrogatoires de Hategekimana, soulignant généralement les contradictions et variations de son récit au fil des ans. Mais la scène tient davantage du match de ping-pong contre un mur que de la passe d’armes. Question, « pas de commentaire » ; question, « pas de commentaire », etc. Soixante-quatre questions sans réponses plus tard, le président explique à l’accusé que « s’il ne souhaite pas s’exprimer, il peut se contenter de garder le silence ». Me Alexis Guedj, avocat de la défense, s’emporte contre « la pression » exercée par la procureure sur son client, dénonçant le ton, certes particulièrement sec, de Louisa Ait Hamou. « C’est évident que ce ne sont pas des questions ! Madame plaide ! », s’énerve-t-il.
« Je ne suis pas Biguma »
Le juge Lavergne se contente de lui faire remarquer que si son client souhaite garder le silence, c’est son droit – « un droit qu’il n’a aucune difficulté à exercer, semble-t-il », commente-t-il même – mais que les parties sont tout autant en droit de poser les questions qu’elles souhaitent. Et le match reprend mais les questions de Louisa Ait Hamou, puis de sa consoeur, l’avocate générale Céline Viguier ne rencontrent cette fois que le silence. Philippe Hategekimana ne les regarde plus, le regard tourné vers le sol, comme s’il attendait que l’orage passe. « Comment pouvez-vous contester les témoignages de parties civiles sur les dates et, en même temps, dire que le jour précis de votre départ à Kigali est passé à la trappe de votre mémoire ? », demande la procureure Viguier. Silence. Seule une question de Louisa Ait Hamou, une demi-heure plus tôt, aura finalement poussé Hategekimana à sortir de son mutisme. « Dois-je comprendre [à votre silence] que vous ne niez pas être "Biguma" ? », demande-t-elle, rappelant que c’est ainsi que la plupart des victimes ont désigné le gendarme qui, selon elles, a participé à, voire dirigé, plusieurs massacres dans la région de Nyanza ce printemps 1994. « Je ne suis pas Biguma », aura tenu à dire l’accusé.