Yuriy Belousov : "Nous ne pouvons pas perdre la bataille du droit en Ukraine"

Dans une interview accordée à Justice Info, le chef du département des crimes de guerre du bureau du procureur général de l'Ukraine fait le point sur les résultats obtenus depuis le début de l'invasion russe. Yuriy Belousov décrit la façon dont son bureau partage le travail avec d'autres juridictions hors de l'Ukraine, en particulier la Cour pénale internationale (CPI). Le partage du fardeau n'est pas seulement une question de ressources, dit-il, c'est aussi une question de légitimité politique mondiale.

Crimes de guerre en Ukraine - Les enquêteurs de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale française (IRCGN) examinent un corps dans une tente après son exhumation d'un charnier à Boutcha, en coopération avec la police ukrainienne.
"À l'heure actuelle, nous disposons déjà d'un système efficace, d'un personnel bien formé, d'une coopération parfaite avec nos partenaires internationaux", affirme Yuriy Belousov, le procureur ukrainien chargé des crimes de guerre. Sur cette photo, le 14 avril 2022, des enquêteurs de la gendarmerie française appuient leurs homologues ukrainiens dans l'analyse des preuves près d'une fosse commune à Boutcha, au nord-ouest de Kyiv.
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JUSTICE INFO : Pouvez-vous nous donner une vue d'ensemble : quelle est la taille du département des crimes de guerre du bureau du procureur général de l'Ukraine aujourd'hui ?

YURIY BELOUSOV : Au total, nous avons 200 procureurs spécialisés dans les crimes de guerre qui travaillent dans le pays. Cent personnes travaillent sur les crimes de guerre au bureau du procureur général, dont 82 procureurs, et 120 procureurs travaillent sur les crimes de guerre dans les régions. En outre, de nombreuses enquêtes sont menées par d'autres procureurs, car l'ampleur des crimes est telle que les procureurs chargés des crimes de guerre ne peuvent pas faire le travail à eux seuls. Mais nous supervisons toutes ces enquêtes. À ce jour, nous avons enregistré 92 000 crimes de guerre depuis l'invasion ouverte [de la Russie], le 24 février 2022. Pour recueillir des preuves, nous travaillons avec les services de sécurité et la police nationale ; ils disposent également d'enquêteurs sur les crimes de guerre qui travaillent en équipe avec les procureurs spécialisés. C’est difficile à dire tant les choses changent, mais il se peut que 500 personnes travaillent à plein temps sur les crimes de guerre.

Nous avons quelques départements comme celui des mineurs au bureau du procureur général qui enquête sur des crimes de guerre spécifiques commis contre des enfants, ou le bureau des poursuites écologiques qui enquête sur les crimes qui portent atteinte à l'environnement. Ils comptent environ 20 ou 30 procureurs. Ensuite, nous avons plusieurs équipes au bureau central qui travaillent sur des crimes majeurs : une équipe s'occupe par exemple du génocide, une autre du crime d'agression ou de l'attaque du barrage de Kakhovka [le 6 juin, le barrage Nova Kakhovka, dans le sud de l'Ukraine, a été détruit par une explosion qui a causé d'énormes dégâts environnementaux et des dizaines de morts].

Ce sont les principales personnes qui travaillent sur plus de 90 % de nos dossiers. Notre tâche principale au bureau central est de coordonner l'ensemble de ce système d'enquête sur les crimes de guerre dans le pays.

Nous avons élaboré une stratégie de poursuite des crimes internationaux en Ukraine pour les trois prochaines années. Elle entrera en vigueur dans deux ou trois semaines au maximum.

Selon vous, avez-vous réussi à faire juger suffisamment d'affaires jusqu'à présent ?

Permettez-moi d'abord de dire qu'il y a deux ans, en Ukraine, nous n'avions pas du tout de système d'enquête sur les crimes de guerre [le département des crimes de guerre a été initialement créé en 2019, focalisé sur le Donbass et la Crimée, puis réorganisé et renforcé après le 24 février 2022]. Nous enquêtions sur des types de crimes totalement différents avant la guerre. Notre tâche a donc d'abord consisté à établir ce système. Nous avons mis en place des équipes spécialisées au sein du bureau du procureur général et dans neuf régions, tout comme la police nationale et les services de sécurité. Nous avons élaboré des normes que nous partageons avec nos collègues pour que tout le monde soit sur la même longueur d'onde. Nous travaillons actuellement à la mise en place d'une base de données unifiée qui rassemblerait l'énorme quantité d'informations sur les crimes de guerre que nous avons accumulées. Nous essayons d'introduire de nouvelles solutions informatiques - Microsoft par exemple ou d'autres entreprises nous ont aidés avec des instruments pour analyser les données. Nous avons établi une bonne coopération avec la Cour pénale internationale (CPI) et avec d'autres pays. Aujourd'hui, 24 pays ont entamé leurs propres enquêtes sur les crimes de guerre commis en Ukraine. Nous leur fournissons des preuves, nous partageons des informations. Nous avons également organisé de nombreuses formations sur le droit humanitaire international à l'intention de nos procureurs et de nos enquêteurs. 

Enfin, nous avons élaboré une stratégie de poursuite des crimes internationaux en Ukraine pour les trois prochaines années. Je pense qu'elle entrera en vigueur dans deux ou trois semaines au maximum. La stratégie a des objectifs très clairs sur ce qui doit être fait en Ukraine. Nous devons absolument faire de notre mieux pour ne donner à aucun criminel de guerre la possibilité d'échapper à une sanction. Même si cela doit prendre des années.

Notre approche est systématique. Nous avons mis en place une collaboration active avec les ONG et nos partenaires internationaux, afin de partager les informations et de ne pas les dupliquer. Par exemple, si nous savons qu'un pays a entamé sa propre procédure, nous essayons de l'aider en lui fournissant autant d'informations que possible. Nous coopérons quotidiennement avec la CPI : si nous constatons qu'elle s'intéresse à un cas particulier, nous essayons de faire de notre mieux pour l'aider à recueillir les preuves appropriées, afin d'accélérer les poursuites. Entre la sélection de l'affaire [contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova] et la délivrance des mandats d'arrêt [en mars dernier], il n'a fallu que cinq mois à la CPI. Cela ne s'est jamais produit dans l'histoire ; il faut généralement des années à la CPI pour parvenir à un tel résultat.

Quelle est votre politique quand la CPI ou l'Allemagne, par exemple, veut se saisir d'une affaire ?

Chaque pays est indépendant. Si l'Allemagne ou l'Italie entament leur propre enquête, elles sont indépendantes pour choisir les individus à poursuivre et les preuves à sélectionner. Mais en même temps, nous leur disons simplement : dites-nous quel dossier et qui vous intéresse, nous vous donnerons toutes les preuves dont nous disposons et nous arrêterons notre propre enquête contre le même criminel. En effet, une double poursuite constituerait une violation des droits [de l'accusé].

99 % des affaires seront traitées en Ukraine, nous en sommes conscients. C'est notre travail. Nous coordonnons nos activités par l'intermédiaire d'Eurojust, une entité spéciale de l'Union européenne qui représente les bureaux des procureurs. Nous avons déjà organisé plusieurs réunions avec des pays qui ont entamé leur propre enquête. La dernière a eu lieu en décembre de l'année dernière, et j'y ai participé avec le procureur général. Avec la CPI, il n'y a pas de règle spécifique, mais si la CPI décidait de poursuivre quelqu'un, nous arrêterions certainement notre propre procédure. C'est ainsi que nous essayons de faire en sorte que les poursuites pour crimes de guerre en Ukraine soient efficaces au niveau mondial. Telle est notre stratégie.

L'Ukraine est l'une des parties au conflit et nos décisions, nos verdicts, seront toujours critiqués. Nous voulons que d'autres juridictions engagent des poursuites.

Cette stratégie est-elle motivée par le fait que vous disposez de ressources limitées ou par d'autres principes ?

La question des ressources est importante, mais cette stratégie est également importante pour la légitimité. Parce que l'Ukraine est l'une des parties au conflit et que nos décisions, nos verdicts, seront toujours critiqués – [on dira] que nous ne sommes pas objectifs, que nous faisons partie du conflit - nous comprenons ces critiques potentielles. C'est pourquoi nous voulons que d'autres juridictions engagent des poursuites. Tout le monde se souvient de l'affaire du Boeing MH17 [en 2014, un avion de la Malaysia Airlines a été abattu au-dessus de la région ukrainienne du Donbass, tuant les 298 civils qui se trouvaient à bord] ; cette affaire a été poursuivie par un tribunal national aux Pays-Bas, mais son verdict [en novembre 2022, la justice néerlandaise a déclaré trois Russes et un séparatiste ukrainien coupables d'avoir abattu l'avion] a eu un écho dans le monde entier. L'Ukraine a aidé les Pays-Bas autant que possible à recueillir des preuves.

Les ressources limitées sont l'une des raisons, mais la légitimité et l'importance politique mondiale sont pertinentes pour nous. Il s'agit donc également d'une perspective politique : plus les pays seront nombreux à entamer leurs propres poursuites, plus le monde entier verra qu'il ne s'agit pas seulement de l'Ukraine. L'Ukraine n'est pas la seule à blâmer la Russie. Les crimes internationaux ne sont pas un simple mot ; ils sont si graves qu'ils concernent le monde entier et que celui-ci doit réagir.

Les prisonniers de guerre représentent moins de 10 % de l'ensemble de nos poursuites. Le reste est constitué d'enquêtes par contumace.

Si l’on considère les procès en présence des accusés, on constate des limites en termes de nombre et de niveau de responsabilité. Est-ce dû à une autre priorité, à savoir l'échange de prisonniers de guerre ?

Non, non, non, il est important de mentionner que nous essayons de poursuivre différents niveaux de criminels de guerre russes potentiels. Nous avons un gros dossier sur le crime d'agression, avec déjà plus de 170 suspects, des hauts dirigeants de la Fédération de Russie, des membres du Parlement, de hauts responsables du ministère de la Défense, des chefs des services de renseignement, et d'autres. Nos tribunaux ont déjà rendu des verdicts à l'encontre de plusieurs membres du parlement qui ont pris la décision de déclencher la guerre contre l'Ukraine ou d'intégrer une partie de l'Ukraine au territoire russe. Le crime d'agression fait l'objet d'une enquête distincte et de grande envergure, et nous y travaillons [voir le tableau PDF ci-dessous].


Sans attendre la création d'un tribunal international, le procureur général d'Ukraine a émis à ce jour 312 actes d'accusation contre des personnalités politiques, médiatiques et de hauts responsables de l'appareil sécuritaire de la Fédération de Russie. A ce jour, vingt députés russes ont été jugés par contumace et condamnés dans ce dossier majeur pour l'Ukraine.


Nous avons surtout entre nos mains des soldats et des officiers subalternes, car ce sont eux que nous pouvons physiquement capturer. Les généraux, les membres du parlement et le ministre de la Défense [de la Russie] ne sont pas en Ukraine. Nous avons des milliers de prisonniers de guerre, mais nous ne poursuivons pas chacun d'entre eux, nous avons une procédure de sélection. Si nous constatons qu'un prisonnier de guerre est impliqué dans un crime de guerre, nous entamons des poursuites à son encontre. Dans le cas contraire, il est gardé dans un camp pour prisonniers de guerre que l'Ukraine a établi conformément aux conventions de Genève et il est ensuite échangé contre nos propres prisonniers de guerre. C'est pourquoi, dans nos actes d'accusation, les prisonniers de guerre représentent moins de 10 % de l'ensemble de nos poursuites. Le reste est constitué d'enquêtes par contumace que nous menons sans avoir les suspects entre nos mains. Mais nous pensons que ce n'est qu'une question de temps.

Pourquoi ?

Parce que la justice peut attendre. Le droit ukrainien nous permet de prononcer une peine par contumace. Cela nous aide déjà à limiter les mouvements de cette personne. Elle ne peut déjà pas quitter la Russie parce qu'elle serait arrêtée, et cela nous aide à trouver ses biens à l'étranger et à les saisir. C'est la raison pour laquelle nous avons recours à la procédure par contumace. Il serait bien sûr préférable que ces personnes soient physiquement présentes au tribunal, mais ce n'est pas toujours possible dans le cadre d'un conflit armé.

Si nous soupçonnons qu'une personne a commis des crimes de guerre, le bureau du procureur général peut interdire qu'elle bénéficie d'un échange de prisonniers.

En ce qui concerne l'échange de prisonniers, avez-vous un mot à dire en tant que procureur ?

Oui, bien sûr, et je dirigeais le groupe chargé de concevoir la législation [sur l'échange de prisonniers] dès le début de l'invasion ouverte. Ce n'est pas nous qui procédons aux échanges, mais c'est nous qui vérifions toutes les demandes d'échange. Si nous soupçonnons qu'une personne a commis des crimes de guerre, le bureau du procureur général peut interdire l'échange. Notre tâche consiste également à empêcher l'échange de criminels de guerre. Cela se présente assez souvent et nous avons une liste de personnes dont nous interdisons l'échange.

Pouvons-nous avoir une idée du nombre d'affaires qui seront portées devant les tribunaux au cours des prochains mois ?

C'est difficile à dire. Selon la loi ukrainienne, nous devons notifier à la personne un avis de suspicion, puis nous envoyons l'acte d'accusation au tribunal, qui délivre ensuite un mandat. [voir les chiffres ci-dessous].

The state of counteracting the crimes committed in the context of the armed conflict
L'état des poursuites pour crimes de guerre ouvertes en Ukraine, au 1er juillet 2023. Sur un total de 22 "avis de suspicion" émis contre des prisonniers de guerre (signifiant l'ouverture d'une enquête), le procureur général a émis 18 actes d'accusation et 15 de ces accusés, physiquement présents à leur procès, ont été condamnés à ce jour.

L'attaque du barrage de Nova Kakhovka a eu un gros impact. S'agit-il pour vous d'une affaire qui devrait rester en Ukraine ou qui devrait être portée devant la CPI ?

Pour l'instant, c'est difficile à dire. Nous sommes absolument prêts à engager des poursuites. Mais la CPI est également intéressée par cette affaire. C'est pourquoi nous allons certainement négocier avec la CPI. Je pense qu'elle s'intéresserait aux commandants en chef. Notre tâche consiste à poursuivre toutes les personnes impliquées. C'est pourquoi, si la CPI s'intéresse à une personne en particulier, nous ne la traduirons pas devant nos tribunaux. Je pense que cette affaire sera, disons, "découpée en morceaux".

Nous considérons la CPI comme notre partenaire. Sa tâche consiste à poursuivre les principaux dirigeants de la Fédération de Russie. Mais 99 % d'entre eux seront certainement poursuivis par nous.

Selon vous, comment les Ukrainiens voient-ils le fait de poursuivre des crimes de guerre en temps de guerre, qu'est-ce que cela signifie pour eux ?

Vous savez, tout le monde attend la justice, mais notre tâche est de montrer que nous ne perdons pas de temps et que nous faisons de notre mieux pour recueillir des preuves partout où nous le pouvons, et pour poursuivre toutes les personnes impliquées. Il est également important que notre bureau du procureur général modifie son approche. Il a créé un centre de coordination spécial pour les victimes et les témoins de crimes de guerre. Il s'agit d'une approche tout à fait nouvelle et ce centre soutiendra les victimes, coopérera avec d'autres agences et fournira une assistance juridique, psychologique et sociale aux victimes.

Nos armées se battent, elles ont leur propre front, leur propre bataille. Mais nous, en tant que procureurs et enquêteurs, nous avons aussi notre bataille. C'est une bataille du droit. Et nous ne pouvons pas perdre cette bataille. Notre tâche consiste à recueillir des preuves et à les présenter de la meilleure façon possible, conformément aux normes internationales, afin de ne donner aucune chance à un criminel russe ou à quiconque commet un crime de guerre en Ukraine de s'en tirer à bon compte. C'est notre objectif. Nous essayons de persuader la société que nous faisons de notre mieux pour gagner cette bataille juridique particulière.

À l'heure actuelle, nous disposons déjà d'un système efficace, d'un personnel bien formé, d'une coopération parfaite avec nos partenaires internationaux, qui nous aident à obtenir les informations le plus rapidement possible, à les partager, et je suis très fier que, l'année dernière, notre équipe soit parvenue à améliorer considérablement la qualité de ses enquêtes sur les crimes de guerre.

En même temps, nous essayons de convaincre nos concitoyens que cela peut prendre du temps. La justice ne se rend pas du jour au lendemain. Si l'on considère les nazis de la Seconde Guerre mondiale, le monde entier s'occupait encore d'eux 50 ou 60 ans plus tard. Nous considérons la CPI comme notre partenaire et nous sommes convaincus qu'elle fait son travail, qui consiste à recueillir toutes les informations de la manière la plus objective possible. Notre tâche est de l'aider. Sa tâche consiste à poursuivre les principaux dirigeants de la Fédération de Russie. Les autres seront poursuivis par nous-mêmes ou par d'autres pays. 99 % d'entre eux seront certainement poursuivis par nous.

Yuriy Belousov

YURIY BELOUSOV

Yuriy Belousov, 46 ans, a été nommé à la tête du département des crimes de guerre du bureau du procureur général d'Ukraine le 24 mai 2022. Auparavant, il était à la tête du département de lutte contre les violations des droits humains dans les secteurs des forces de l'ordre et de l'administration pénitentiaire, ainsi que de l'unité spécialisée du procureur général chargée de la lutte contre la torture. De 2016 à 2019, il a été directeur exécutif du Centre d'experts pour les droits de l'homme, une ONG travaillant sur la justice pénale et les droits humains en Ukraine.

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