Le 24 juin, la défense de Denis Muryga, ancien soldat du bataillon ukrainien "Aïdar", a fait appel de sa condamnation. Un mois plus tôt, le tribunal militaire du district sud de Rostov-sur-le-Don l'avait condamné à 16 ans de "colonie à régime strict", le deuxième régime de détention le plus sévère de Russie, généralement appliqué en cas de crime particulièrement grave ou de récidive. Ce régime diffère du régime ordinaire en ce qui concerne le nombre de visites autorisées, les colis et la somme d'argent sur le compte d'un détenu qu'il peut dépenser pour ses besoins. Selon les enquêteurs russes, Muryga a rejoint en 2015 le bataillon qui porte le nom de la rivière Aïdar dans la région de Luhansk, à l’Est de l’Ukraine, où il a été initialement déployé. La Cour suprême de la République populaire autoproclamée de Donetsk (DNR) l'a reconnue comme une organisation terroriste et extrémiste en avril 2016, et elle est considérée comme une formation armée illégale en Russie.
Le 24e bataillon de défense territoriale Aïdar a été créé en mai 2014. En septembre 2014, Amnesty International a documenté des cas d'abus qui auraient été commis par des membres du bataillon Aïdar dans le Donbass. En 2015, ce bataillon initialement composé de volontaires a été incorporé dans les forces armées ukrainiennes.
Muryga a été mis en accusation pour le seul fait d'avoir suivi une formation de trois jours au sein du bataillon, ce qu'il a admis. Dans son appel, l'avocate de Muryga a plaidé pour une peine plus clémente, soulignant que la formation comportait quelques heures de préparation médicale et des conseils sur le combat rapproché de la part d'un instructeur. "Des armes à feu n'ont été fournies qu'une seule fois au cours de la formation", a déclaré Ekaterina Nosalieva, l'avocate, lors de l'audience du 6 juin.
Muryga a été inculpé en Russie pour "participation à une formation armée illégale" et entraînement à des "activités terroristes". Mais ce ne sont pas les accusations les plus courantes portées contre les militaires ukrainiens en Russie.
En se basant sur les sites web des tribunaux, les statistiques judiciaires et les publications dans les médias russes, Justice Info a recensé les affaires déposées ou déjà jugées dans les tribunaux de Rostov-sur-le-Don, de Donetsk et de Louhansk.
Les affaires impliquant des ressortissants ukrainiens n'ont commencé à être soumises aux tribunaux russes qu'au printemps. La principale plaque tournante est devenue le tribunal militaire du district sud de Rostov-sur-le-Don. Il est compétent pour toutes les affaires qualifiées de "terrorisme" dans le sud de la Russie et dans les territoires occupés d’Ukraine.
18 affaires pénales impliquant 50 personnes
Depuis le début de l'invasion généralisée de l'Ukraine, le tribunal de Rostov-sur-le-Don a été saisi d'au moins 13 affaires pénales impliquant des Ukrainiens ou des étrangers considérés par la Russie comme des mercenaires. Selon la base de données du tribunal, ces affaires concernent au moins 48 personnes.
Dans les régions occupées d'Ukraine, les sites web des tribunaux n'ont pas les mêmes fonctionnalités qu'en Russie, ce qui rend impossible le comptage du nombre d'affaires contre des ressortissants ukrainiens. Toutefois, les tribunaux rendent compte périodiquement des affaires qui ont déjà été examinées. Ainsi, la Cour suprême de la République populaire autoproclamée de Donetsk (DNR), a prononcé trois sentences dans des affaires qui ont été examinées soit en vertu des lois russes soit après les soi-disant "référendums" organisés dans les républiques à l'automne dernier.
Auparavant, dans l'une des affaires les plus anciennes et les plus médiatisées, la Cour suprême de la DNR a jugé trois étrangers en vertu du code pénal de cette république autoproclamée - que Justice Info a choisi de ne pas comptabiliser dans les statistiques actuelles relatives aux procédures en vertu des lois russes. Dans ce cas, la sentence – peine de mort – n'a pas été exécutée ; ils ont été échangés en septembre de l'année dernière avec d'autres étrangers et 200 militaires ukrainiens.
Le 31 mai, la Cour suprême de la République populaire de Donetsk, agissant au nom de la Fédération de Russie, a condamné le sergent-chef Maxim Kondrashev (surnommé "Rash"), membre du bataillon "Azov", à la prison à vie. Selon le tribunal de Donetsk, Kondrashev a ouvert le feu à l'arme automatique sur un minibus transportant des réfugiés le 2 mars 2022 à Mariupol, près de l’acierie d'Azovstal, causant la mort de quatre personnes. Deux autres membres du bataillon Azov, Dmitry Smityi et Artem Bublik, ont été condamnés par la Cour suprême de la DNR, respectivement à 15 et 20 ans de colonie à régime strict. En outre, la Cour suprême de la République populaire autoproclamée de Louhansk (LNR) a condamné deux Ukrainiens pour trahison d'État et espionnage au printemps.
Au total, au moins 18 affaires pénales liées à la guerre en Ukraine et impliquant plus de 50 personnes ont été soumises aux tribunaux de Rostov-sur-le-Don, Donetsk et Louhansk.
En outre, selon les statistiques des forces armées de la République de Donetsk, deux personnes ont été condamnées en DNR pour espionnage au profit de l'Ukraine en 2023, et 40 autres ont été condamnées pour "crimes contre la sécurité publique" - une qualification assez vague qui inclut 27 articles du code pénal russe, qui est maintenant appliqué en DNR, y compris les mêmes accusations pour lesquelles, selon nos observations, les Ukrainiens sont jugés par le tribunal militaire du district sud. Il s'agit notamment des actes terroristes, de l'organisation d'un groupe terroriste et de la participation à de telles activités, ainsi que de l'entraînement à des activités terroristes. Cette section comprend également un article sur la diffusion publique d'informations « sciemment fausses » sur les actions des forces armées de la Fédération de Russie. Il s'agit d'un article très utilisé pour poursuivre les Russes qui s'opposent aux actions militaires en Ukraine. Toutefois, les statistiques sont générales, de sorte qu'il n'est pas possible de déterminer contre qui ces verdicts ont été rendus.
Ceux qui ne peuvent être comptés
Dans le contexte de la guerre, il est impossible de compter avec précision le nombre de procès intentés contre des Ukrainiens en Russie, affirme l'avocat Leonid Solovyev, affilié au barreau de Moscou et qui défend plusieurs prisonniers de guerre ukrainiens à différents stades de la procédure. Solovyev dit avoir été impliqué, à des degrés divers, dans une vingtaine de dossiers de ce type. Au total, selon les estimations de l'avocat, une centaine d'affaires pénales contre des militaires ukrainiens seraient en cours en Russie.
Un certain nombre d'entre eux sont détenus en isolement à Moscou, souligne-t-il. Et ce en particulier dans des affaires liées à des accusations d'espionnage. Dans ce cas, les détenus sont généralement incarcérés à Lefortovo, le principal centre de détention du Service fédéral de sécurité russe (FSB). Par exemple, on sait que Lenie Umerova, une citoyenne ukrainienne et tatare de Crimée âgée de 25 ans y est détenue, mais aucune information à son sujet n'est disponible. Lorsqu'il s'agit d'affaires d'espionnage, les informations sur les détenus ne sont généralement pas accessibles sur les sites web des tribunaux.
Selon les données officielles du FSB, depuis cette guerre, au moins six ressortissants ukrainiens ont été détenus pour des accusations d'espionnage. Quatre d'entre eux ont été arrêtés dans les parties occupées de la région de Kherson en Ukraine, un dans la région de Rostov et un autre à Koursk, une région proche de la frontière ukrainienne. Officiellement, le FSB soupçonne ces six personnes de recueillir des informations sur l'emplacement et les mouvements des troupes russes et de les transmettre aux militaires ukrainiens.
De quoi sont accusés les Ukrainiens en Russie ?
Selon notre décompte, depuis le 24 février 2022, le tribunal militaire du district sud de Rostov-sur-le-Don a reçu un total de 14 affaires liées à l'accusation de "prise de pouvoir par la violence", sachant que cette accusation était principalement utilisée encore en 2022 contre les Tatars de Crimée. Toujours selon les données recueillies par Justice Info, ce chef d'accusation est actuellement, depuis le début de l'année 2023, le plus fréquemment utilisé par les autorités russes dans les affaires pénales contre le personnel militaire ukrainien.
Auparavant, les accusés dans les affaires liées à ce chef d'accusation de "prise de pouvoir par la violence" étaient principalement des partisans d'organisations terroristes telles que "l'État islamique". Des Tatars de Crimée, un groupe ethnique turc originaire de Crimée, ont aussi été poursuivis sous ce chef d'accusation. Ils ont été accusés d'être impliqués dans l'organisation "Hizb ut-Tahrir", que la Russie a déclarée organisation terroriste. En Crimée annexée, la persécution des membres du "Hizb ut-Tahrir" sert d'instrument de répression contre les mouvements de solidarité et activistes au sein de la population locale, comme l'a déclaré le centre de défense des droits humains Memorial, qui a documenté ces cas.
Au cours de la première partie de l'année 2023, le tribunal militaire du district sud a reçu 9 affaires liées à la "prise de pouvoir par la violence", alors que pendant toute l'année 2022, il n'y a eu que 7 affaires de ce type.
"Dans un premier temps, les Ukrainiens n'ont pas été détenus dans le cadre de la procédure pénale normale ; ils ont été enlevés. Les proches et les défenseurs des droits humains ont lutté pour obtenir des informations sur les personnes disparues et, au bout de trois à six mois, elles ont été retrouvées, placées à l’isolement. Mais à l'approche de la fin de la période d'enquête légale, les affaires ont été transférées aux tribunaux", explique Valeria Vetoshkina, avocate de l’organisation russe de défense des droits humains The First Department, spécialisée dans les affaires pénales liées à la trahison d'État et à l'espionnage.
En décembre 2022, les autorités ukrainiennes ont fait état d'environ 3 400 militaires détenus en Russie. Leur nombre exact reste inconnu, et la plupart sont ou seront sans doute échangés.
Cherednik, le premier militaire ukrainien jugé
Il a donc fallu attendre le 15 février 2023 pour que le tribunal militaire du district Sud reçoive une première affaire pénale contre un militaire des Forces armées ukrainiennes (FAU) accusé de "prise de pouvoir par la violence" et de traitements cruels envers des civils.
L'accusé dans cette affaire est Anton Cherednik, qui a servi dans le 501e bataillon de la 36e brigade de marine des FAU. Selon l'accusation, le 27 mars 2022, Cherednik a arrêté deux hommes dans la ville de Mirnoye, près de Mariupol, et leur a ordonné de s'allonger sur le sol. Ils lui ont présenté leurs documents d'identité, mais le militaire a exigé qu'ils prononcent une phrase en ukrainien. Cherednik aurait tiré sur l'un des hommes au prétexte que sa prononciation n'était pas correcte. Il a partiellement admis sa culpabilité, reconnaissant avoir tué un civil - selon des extraits d’interrogatoires publiés par des médias pro-russes.
Le tribunal de Rostov-sur-le-Don a mis six mois à instruire le procès de Cherednik et, le 18 juillet, le procureur a requis une peine de 17 ans de régime strict. Le 9 août, Cherednik devrait faire une déclaration finale et le tribunal de Rostov-sur-le-Don devrait ensuite prononcer sa sentence.
Participation à une "organisation terroriste"
La deuxième accusation fréquemment portée contre les Ukrainiens en Russie est celle de "terrorisme", souvent liée à leur implication présumée dans une "organisation terroriste". L'une de ces affaires portées devant le tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don concerne cinq résidents de Melitopol, situé dans le territoire sous contrôle russe. Les accusés sont Igor Gorlov, soldat des forces armées ukrainiennes, Vladimir Zuev, Andrey Golubev et Alexander Zhukov des forces de défense territoriales ukrainiennes, et Yuriy Petrov, démobilisé de l'armée ukrainienne. Leur cas a été soumis à la Cour militaire à la mi-avril.
Selon l'accusation, les accusés faisaient partie des « défenseurs de l'ATO [terme désignant la zone d'opération antiterroriste en Ukraine] à Melitopol » et planifiaient des explosions sur des sites où se trouvaient des troupes russes. Lors de l'une des premières audiences, le 16 juillet, les accusés ont refusé de plaider coupable. Seul Igor Gorlov a confirmé qu’il détenait bien des armes chez lui.
Un autre des cinq accusés, Golubev, était un entraîneur de kung-fu bien connu à Melitopol, en Ukraine. Après son arrestation, sa femme a déclaré aux journalistes que le 6 avril 2022, des hommes en tenue de camouflage et armés s'étaient présentés à leur domicile. "Ils ont emmené mon mari et lui ont dit que s'il coopérait [avec la Russie], il serait bientôt de retour. Après cet incident, les proches de Golubev l’ont longtemps cherché, et ce n'est qu'à la fin du mois d'août 2022 que les médias russes ont annoncé qu'il se trouvait au centre de détention de Lefortovo, à Moscou.
Selon l'avocat Solovyev, les Ukrainiens sont de plus en plus souvent accusés de commettre des actes de terrorisme. Par exemple, à Rostov-sur-le-Don, le sergent Pavel Zaporozhets, soldat dans un bataillon de reconnaissance des forces armées ukrainiennes, est poursuivi sous ce chef d'accusation. Selon l'accusation, il prévoyait de commettre une explosion à Kherson le 9 mai 2022. Zaporozhets a accepté une partie de l'accusation, mais son avocat, Oleksiy Ladin, conteste la légalité de la procédure. Zaporozhets devrait être traité comme un prisonnier de guerre, car il suivait un ordre de combat, affirme l'avocat.
Un nombre limité de cas, au regard des déclarations officielles
L'été dernier, le chef du comité d'enquête russe, Alexander Bastrykin, a déclaré que plus de 400 personnes étaient mises en cause pour des crimes liés aux événements en Ukraine. Selon lui, plus de 1.300 affaires pénales ont été ouvertes. Et en mai de cette année, Bastrykin a mentionné l'ouverture de plus de 2 900 procédures pénales à l'encontre de 716 personnes en rapport avec des crimes commis dans le Donbas, liés à la guerre en Ukraine.
Cependant, les tribunaux ne reçoivent pas autant de dossiers. "Les enquêtes de Bastrykin sont ouvertes pour tout événement pouvant être considéré comme un crime. Même si une fusée atterrit dans un champ, par exemple", explique Solovyev. "Les propos de Bastrykin doivent être pris au sérieux. Le comité d'enquête ouvre bien des dossiers sur la base des événements survenus en Ukraine, mais il est peu probable qu'un grand nombre d'entre eux soient portés devant les tribunaux", explique Mme Vetoshkina. Elle ajoute qu'il lui est difficile d'estimer le nombre réel d'Ukrainiens persécutés. "Certains d'entre eux sont encore détenus dans des cellules d'isolement, des prisons et des sous-sols dans les territoires occupés. L'État ne partage pas volontairement ces informations", conclut l'avocate.