Le 1er juin à midi, le président de la Commission vérité et réconciliation (CVR) norvégienne, Dagfinn Høybråten, remet son rapport final au président du Parlement norvégien, Masud Gharahkhani, lors d'une cérémonie officielle au Stortinget, à Oslo. Une heure plus tard, à quelques centaines de mètres de là, Frank Jørstad, chef du Kvääniteatteri (le théâtre Kven), monte sur scène au Théâtre national pour donner une première lecture à haute voix du rapport intégral de la CVR, qui compte près de 700 pages. La lecture dure plus de 35 heures et peut être suivie en direct sur la chaîne nationale NRK et des stations dans tout le pays.
Pourtant, hormis ces deux événements, la CVR norvégienne a rarement fait la une des journaux nationaux depuis près de cinq ans qu'elle travaille. Il n'est même pas certain que la population norvégienne connaisse réellement le processus de vérité et de réconciliation. Cette situation ne fait que souligner l'un des problèmes généraux signalés dans le rapport de la CVR, à savoir la méconnaissance de l'histoire et de la situation actuelle des Samis, des Kven, des Norvégiens finnophones et des Finlandais des forêts.
Cependant, contrairement aux processus de recherche de la vérité en Suède et en Finlande créés par les gouvernements qui peuvent choisir d'ignorer les conclusions des commissions, la CVR norvégienne a le statut de granskingskommission, c'est-à-dire une enquête commandée par le Parlement et à laquelle le Parlement est tenu de donner suite. En ce sens, le 1er juin n'a fait que marquer le passage à une nouvelle phase du processus de réconciliation.
Discuter de la norvégianisation
Le triple mandat de la CVR demandait une enquête sur les politiques d'assimilation norvégiennes à l'égard des Samis, des Kven et des Norvégiens finnophones (la commission a elle-même ajouté à la liste les Finlandais des forêts peu après le début de ses travaux), une enquête sur les conséquences de ces politiques et des recommandations pour la réconciliation du pays.
Le mandat de la commission se limitait à l'étude de la "norvégianisation" directe, c'est-à-dire des politiques d'assimilation mises en œuvre entre les années 1860 et 1963. Toutefois, le rapport comprend une section approfondie sur les minorités avec une perspective historique, remontant jusqu'aux premières traces écrites des relations entre les populations finno-ougriennes et germanophones dans ce qui est aujourd'hui la Norvège. Ces dernières années, la question de savoir si le concept de colonialisme peut être appliqué pour décrire les relations entre les Norvégiens et les Samis au début de l'ère moderne a fait l'objet d'un débat. Le rapport choisit d'aborder cela avec une prudence académique. Les activités médiévales de la Couronne norvégienne et de l'Église catholique dans les régions samies sont présentées comme une prise de contrôle progressive du territoire sami. L'intensification de l'expansion de l'État et de l'Église luthérienne au début des temps modernes est abordée en termes de construction de l'État et de la nation, et non de colonialisme. La période précédant les politiques d'assimilation active est décrite comme une lutte entre un principe luthérien et pragmatique de mission et d'éducation qui souligne l'importance de la langue maternelle des minorités, et une idéologie nationaliste puissante qui considère le norvégien comme la seule langue de l'État - une lutte largement remportée par le camp nationaliste.
La Norvège est une jeune nation, qui a obtenu son indépendance en 1905. Le nationalisme norvégien a donc souvent été compris comme un nationalisme plus "innocent", célébrant le droit de la nation à l'indépendance. Cette valeur a été considérée comme si importante qu'elle a conduit à l'exclusion des minorités.
Une assimilation indirecte toujours en cours
Fidèle à son mandat, le rapport examine de plus près les conséquences des politiques officielles de norvégianisation, en s'appuyant sur des entretiens avec plus de 700 personnes ayant fait part de leur histoire et de leur expérience personnelle ou familiale. Les récits cités tout au long du rapport donnent un aperçu des griefs causés par les politiques d'assimilation directe et les conflits entre les groupes composant la société norvégienne, mais aussi des frustrations face à la négligence des autorités et du sentiment de devoir constamment se battre pour le droit d'appartenir à un groupe ethnique différent.
Le rapport montre que la norvégianisation indirecte a bel et bien eu lieu après l'abrogation officielle des politiques de norvégianisation, en 1963. Cela faisait souvent partie du développement de l'État-providence norvégien après la Seconde Guerre mondiale, basé sur une idéologie d'égalité pour tous. Le rapport souligne également que les minorités ont parfois été traitées différemment de la majorité dans le cadre de ces politiques de l'État-providence de l'après-guerre.
Le rapport identifie des processus d'assimilation indirecte en cours dans les domaines de la langue, de la santé, de la sociopolitique et de la culture, sans oublier la menace permanente qui pèse sur les moyens de subsistance et les activités traditionnelles, notamment l'élevage de rennes des Samis, la pêche artisanale des Kven et des Samis du littoral, et la pêche au saumon dans la vallée de la rivière Tana.
Le non-respect des droits des minorités
Pour la CVR, la vérité signifie que toutes les composantes de la société partagent une solide connaissance commune du passé : pour elle, la confiance est essentielle à la réconciliation dans le contexte norvégien. Or, l'une des principales conclusions du rapport est l'existence d'un important déficit de connaissances, c’est-à-dire que la population majoritaire n'a aucune connaissance, ou seulement une connaissance limitée, de la langue, de la culture et de l'histoire des autochtones et des minorités nationales. Au quotidien, ce manque de connaissances est un facteur direct de l'échec de la mise en œuvre des droits garantis. Les employés des municipalités ne savent tout simplement pas que ces droits existent - ou s'ils les connaissent, ils ne comprennent pas toujours pourquoi il est important de les respecter.
La conclusion la plus notable du rapport est peut-être l'écart important entre les droits des Samis et des autres minorités – garantis depuis longtemps par les lois et conventions internationales adoptées par la Norvège, ainsi que par les lois et réglementations nationales – et la non-application de ces droits. Parmi les exemples récents, citons l'affaire dite "Fosen" et la lutte permanente que doivent mener de nombreux parents kven et samis pour que leurs enfants reçoivent l'enseignement de leur langue, qui est un droit en vertu de la législation norvégienne.
Les carences de cette mise en œuvre des droits se traduit par une crise de confiance entre les minorités et l'État. Selon la Commission vérité et réconciliation, il est essentiel que les fonctionnaires des ministères concernés, des municipalités, des écoles, etc. aient une bonne connaissance des droits et du passé pour favoriser la réconciliation.
Enfin, le rapport montre qu'il est nécessaire d'ajuster l'image que la population majoritaire a d'elle-même. La Norvège a souvent été décrite comme une société conformiste, avec peu ou pas d'espace pour marquer sa différence. Bien que la politique officielle de norvégianisation ait pris fin, ses effets se poursuivent à travers des normes d'interaction strictes, où la langue et la culture des minorités sont souvent considérées comme appartenant à la sphère privée. Montrer sa différence par rapport à la majorité peut ainsi être interprété comme une provocation, voire comme de l'activisme.
Quelle suite après le rapport ?
L'idée de créer une commission vérité et réconciliation couvait dans les cercles politiques samis depuis le début du millénaire et a pris forme lorsqu'elle a été proposée par une membre du Parlement sami norvégien, Laila Susanna Vars, en 2014. Elle a été soutenue par le Parlement sami et la plupart des organisations finlandaises Kven, des Norvégiens finnophones et des Finlandais des forêts.
Les populations autochtones et les minorités s'attendent aussi à ce que les choses changent. Les recherches menées sur d'autres CVR dans le monde suggèrent que le fait de ne pas donner suite aux rapports des commissions vérité risque d'aggraver les relations déjà tendues au sein d'une société ; il est donc impératif que la Norvège donne suite aux recommandations de la CVR.
Certaines batailles sont toutefois plus faciles à mener que d'autres. Bien que cela puisse devenir plus réalisable dans les années à venir, garantir l'accès à l'enseignement des langues peut s'avérer délicat en termes de recrutement d'enseignants compétents, d'outils en ligne et de conscience au sein des municipalités et des écoles qu’elles sont légalement tenues de donner la priorité en ces domaines. Garantir le droit de vivre de la pêche traditionnelle à petite échelle face aux intérêts commerciaux des grandes industries de pêche norvégiennes sera sans aucun doute une lutte politique difficile, tandis que les intérêts nationaux en matière d'énergie éolienne et hydraulique entrent souvent en conflit avec le droit des éleveurs de rennes samis à conserver leurs moyens de subsistance traditionnels.
Hormis la remise et la lecture publiques du rapport de la commission, la CVR norvégienne n'a pas organisé d'événements de réconciliation nationale de grande envergure comme ceux organisés, par exemple, par la CVR canadienne. La CVR norvégienne a organisé des auditions publiques de plus petite portée et des processus individuels de réconciliation ont pu avoir lieu pendant qu'elle travaillait, mais la CVR n'a jamais eu pour objectif d'organiser des événements nationaux "transformateurs" de plus grande envergure.
C'est le long terme que la CVR a eu à l'esprit lorsqu'elle a élaboré ses recommandations. Ce n'est également qu'à long terme - dans trois, dix ou vingt-cinq ans - que le processus de réconciliation pourra être évalué. A ce jour, dans le cadre de l'obligation de mettre en œuvre les recommandations du rapport, le Parlement norvégien a demandé à sa Kontroll - og konstitusjonskomiteen (commission constitutionnelle et de contrôle) d'examiner de plus près la manière dont les droits des minorités sont gérés par l'État et les municipalités. Le travail ne fait donc que commencer.
ASTRID NONBO ANDERSEN
Astrid Nonbo Andersen est chercheuse à l'Institut danois d'études internationales. Son principal domaine de recherche porte sur la politique de la mémoire et de l'histoire, avec un accent particulier sur les commissions vérité et réconciliation, les excuses officielles, les demandes de réparation et de restitution. Ses recherches portent principalement sur le colonialisme dans les pays nordiques, le Danemark et ses anciennes colonies - en particulier les îles Vierges américaines, le Groenland et Tharangampadi. Son article "The Greenland Reconciliation Process: Moving Beyond a Legal Framework", est publié dans le prochain Yearbook of Polar Law, volume 11, 2019 (avril 2020). Son livre, "Ingen Undskyldning : Erindringer om Dansk Vestindien og kravet om erstatninger for slaveriet", a été publié en mars 2017 (Gyldendal). Voir également la conférence de deux jours d'Andersen ici.
ASTRI DANKERTSEN
Astri Dankertsen est professeur en sociologie et chef de la division de la recherche sur l'Environnement, les relations internationales, l'Arctique et la sécurité à la Faculté des Sciences sociales de l'université du Nord. Ses recherches portent principalement sur les questions relatives aux Sámis et aux Autochtones, à la jeunesse, au genre et aux communautés dans l'Arctique.
OTSO KORTEKANGAS
Otso Kortekangas est chercheur postdoctoral à l'Université Åbo Akademi de Turku, en Finlande. Il est impliqué dans le projet TRiNC : vérité et réconciliation dans les pays nordiques, dirigé par Astrid Nonbo Andersen à l'Institut danois d'études internationales (DIIS). Ses intérêts académiques comprennent l'histoire de l'éducation, l'histoire de l'environnement et l'histoire de l'Arctique et des Samis.