Promettant une justice transitionnelle dans le cadre de sa campagne électorale de 2018, le président sortant des Maldives, Ibrahim Mohamed Solih, a mis en place une Commission présidentielle sur les morts et les disparitions ("DDCom") peu après son entrée en fonction, en novembre de la même année. Cette commission est chargée d'enquêter sur les cas non résolus de meurtres et de disparitions forcées survenus entre le 1er janvier 2012 et le 17 novembre 2018. Parmi ces cas figure la disparition en 2014 d'Ahmed Rilwan, un journaliste critique qui avait mis au jour la corruption politique et ses liens avec l'extrémisme islamiste.
Un Bureau du médiateur pour la justice transitionnelle (OTJ), doté d'un large mandat, a également été créé en vertu de la loi sur la justice transitionnelle du 17 décembre 2020. La loi donnait à l'OTJ un mandat de deux ans, mais celui-ci a été prolongé jusqu'à fin 2023.
Les partis politiques se sont montrés ambigus sur la justice transitionnelle, et il est difficile de prédire l'issue des élections présidentielles du 9 septembre. L'ancien président Abdulla Yameen, dont le précédent mandat a fait l'objet d'accusations de violations des droits de l'homme, ne peut se présenter en raison d'une condamnation pour corruption et blanchiment d'argent. Un autre ancien président, Mohamed Nasheed, s'est séparé du parti du président Solih au début de l'année pour former son propre parti. Un nombre sans précédent de huit candidats sont en lice, et un deuxième tour de scrutin le 20 septembre semble probable.
Libération d'un suspect clé
En plus de la sensibilité de la période électorale, les victimes sont encore sous le choc de la décision de la Cour pénale, le 21 juin, de libérer sous caution Ahmed "Ahandhu" Ismail, un suspect clé dans la disparition et le meurtre présumé du journaliste Rilwan et le meurtre en 2017 du blogueur et militant des droits de l'homme Yameen Rasheed. Le bureau du procureur a décidé de ne pas faire appel de sa libération conditionnelle. Ahandu, ainsi que deux autres suspects, avaient été remis par la DDCom. Tous trois ont été arrêtés en juin 2022 mais ont été remis en liberté.
Les victimes se sentent frustrées et apeurées, nous dit-on, car la procédure a pris beaucoup de temps. La DDCom a travaillé dur pour gagner leur confiance, selon un expert international qui a apporté son soutien et son expertise à la DDCom. Mais aujourd'hui, elles craignent pour leur sécurité et ne veulent pas parler aux médias. Pour illustrer la tension et la sensibilité du contexte politique, deux experts internationaux qui ont conseillé la justice transitionnelle aux Maldives n'ont pas voulu être cités directement, de peur de ne pas pouvoir travailler dans le pays ou de paraître trop critiques, ce qui "ne créerait pas un environnement propice" à la justice transitionnelle.
Les experts soulignent que la protection des témoins est difficile dans un petit pays où "tout le monde se connaît". Enfin, la corruption endémique suscite des inquiétudes, et l'on soupçonne qu'elle affecte encore les institutions judiciaires.
Une justice transitionnelle avec De nombreux obstacles
Le Bureau du médiateur pour la justice transitionnelle a également été confronté à de nombreuses difficultés. "L'un des plus grands défis auxquels l'OTJ a été confronté était son vaste mandat en vertu de la loi sur l'OTJ, puisqu'il devait se concentrer sur toutes les violations systématiques des droits de l'homme fondamentaux et de la liberté qui se sont produites entre le 1er janvier 1953 et le 17 novembre 2018", explique Mariyam Laiza, experte maldivienne en droits de l'homme et l'une des trois premières médiatrices, lorsqu'on lui demande quelles ont été les complications rencontrées pendant son mandat. Elle a quitté ses fonctions le 31 août 2022, en raison de divergences avec ses collègues et après avoir critiqué le manque de leadership. "En outre, le concept de violations systématiques est vague dans la loi, qui ne donne pas de définition juridique claire", poursuit-elle.
L'OTJ a souffert d'un manque de ressources et d'expertise en matière de justice transitionnelle, surtout au début. Les médiateurs ont été nommés le 15 janvier 2021 et n'ont pris leurs fonctions qu'en avril de la même année, explique Laiza. C'était également pendant la pandémie de Covid-19, avec un confinement en place, de sorte que tout le travail de démarrage, comme le recrutement du personnel, a dû être effectué en ligne.
La soumission des cas a été ouverte le 13 juin 2021 pour une période de trois mois, et clôturée le 13 septembre. "Au cours de cette période, 488 dossiers ont été déposés, la plupart concernant des problèmes de logement", explique Laiza. "La majorité des cas étaient liés à la distribution inéquitable des logements et au fait que les personnes éligibles aux programmes de logement n’en recevaient pas. Les affaires qui ne peuvent être résolues par la réconciliation et qui contiennent suffisamment de preuves dans ses composantes pénales doivent être transmises au bureau du procureur général (PGO), tandis que les affaires qui impliquent le recouvrement de dommages civils ou le recouvrement d'argent et d'actifs doivent être transmises au bureau du ministre de la Justice (AGO).
Les Maldives dépendent fortement des revenus du tourisme et de la location de terrains aux complexes touristiques, ce qui a souvent été une cause de corruption et de présomption de favoritisme dans la distribution des ressources de l'État. Ces dernières années, le pouvoir a changé de mains à chaque cycle électoral. Selon un expert international, l'une des principales plaintes adressées à l'OTJ est qu'à chaque changement de la classe politique au pouvoir, celle-ci sape les règles et redistribue les ressources. Or, la population des Maldives dépend fortement de l'administration publique, notamment pour l'emploi et le logement.
Torts historiques et torture en prison
Le mandat de l'OTJ porte donc sur les violations des droits socio-économiques. Mais il tente également de faire la lumière sur des torts historiques tels que le renversement violent du premier président de l'archipel, Mohamed Amin Didi, et l'intervention militaire et le dépeuplement de l'île rebelle de Thinadoo en 1962, qui se sont accompagnés de nombreuses et graves violations des droits de l'homme, notamment des tortures et des viols. D'autres épisodes de violations des droits de l'homme que l'OTJ a identifiés pour des recherches plus approfondies concernent notamment des interventions des forces de sécurité, des attaques contre la liberté d'expression et des injustices présumées dans les procédures d'attribution de logements.
En outre, l'OTJ enquête sur des cas de torture et de traitements inhumains dans les prisons maldiviennes survenus entre le 1er janvier 1953 et le 17 octobre 2018. De nombreux rapports ont documenté ces cas depuis les années 90. L'Office a tenu des audiences à huis clos avec certains de ces plaignants.
Le temps presse
L'OTJ a achevé l'instruction de quelque 230 dossiers jusqu'à présent, la plupart concernant le logement, déclare Laiza à Justice Info. Quelques-uns d'entre eux ont été réglés par une réconciliation entre agents de l’État et plaignants. Cependant, dit-elle, "les affaires plus importantes et historiques qui ont également été choisies pour les enquêtes sont toujours incomplètes, bien qu'il y ait eu des auditions, des analyses documentaires et des collectes de témoignages pour certaines d'entre elles". Elle doute que celles-ci puissent être conclues d'ici la fin du mandat de l'OTJ.
Un certain nombre d'enquêtes sont également en cours au sein de la DDCom. Or la durée de son mandat n'est pas clairement définie par la loi, et il s'agit d'une commission présidentielle mise en place sous Solih.
Il reste donc à voir ce qui se passera après les élections. Mais quelle que soit l'issue, la justice transitionnelle aux Maldives pourrait avoir sa propre dynamique. "Une fois que vous avez lancé la roue de la justice transitionnelle, que vous l'avez construite et que vous l'avez portée à l’attention du public, elle ne s'éteint pas", estime un expert. "Le public et surtout les victimes s'en emparent, les ONG s'en emparent et elle peut réapparaître ailleurs, bien que les Maldives soient un endroit difficile pour les droits de l'homme à l'heure actuelle."