OPINION

Kabuga et le fantôme d’une justice à venir

Quelles leçons tirer du procès mort-né de Félicien Kabuga, après que la chambre de première instance a prononcé, le 8 septembre, la suspension du procès du dernier grand suspect du génocide des Tutsis au Rwanda à cause de son état de santé ? Lucy Gaynor, chercheuse à l’Université d’Amsterdam, scrute sans complaisance et avec acuité les contradictions dans lesquelles la justice internationale s’est mise et qui ont fini par la rattraper.

Félicien Kabuga et la justice
Pour la justice internationale, le Rwandais Félicien Kabuga et son procès lui-même – définitivement arrêté en août dernier, pour raisons de santé – n'auront été que fugitifs.
8 min 26Temps de lecture approximatif

Félicien Kabuga, ou plus précisément le spectre de Félicien Kabuga auquel le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a insufflé la vie, qu'il a entretenu et qu'il n'a finalement pas réussi à juger, est un fantôme à la Dickens de l'injustice passée et présente, et d’une justice encore à advenir pour la justice internationale de l’après-génocide rwandais. Pour le bureau du procureur des Nations unies, Kabuga aura été son Moby Dick, sa baleine blanche qui leur avait échappé pendant 23 ans. Après avoir initialement inculpé l'homme d'affaires le plus tristement célèbre du Rwanda de six chefs d'accusation de génocide et de crimes contre l'humanité en 1997, le procureur avait demandé, en 2011, alors qu’aucune arrestation n’était en vue, la tenue d'une "audience spéciale de déposition". L'objectif de cette session - qui eut lieu, bien que les archives en semblent inaccessibles - était de "préserver les preuves de l'accusation contre" Kabuga. En approuvant la demande du procureur, les juges avaient fait valoir que l'arrestation et le procès de Kabuga seraient importants non seulement pour les victimes, mais aussi "pour l'héritage de ce tribunal et pour la réconciliation au Rwanda".

Kabuga a finalement été arrêté en mars 2020. Son procès s'est ouvert en septembre 2022 et s'est arrêté en août 2023 lorsque les juges d'appel ont décidé que le plus important suspect du génocide de 1994 encore à juger, âgé de 88 ou 90 ans, était trop malade mentalement pour comprendre la procédure engagée contre lui et se défendre équitablement.

Kabuga et son procès ayant été directement liés à l'"héritage" du tribunal dès 2011, quelles réflexions peuvent être tirées de ce processus fragmenté, agité et écourté, probablement le dernier procès du TPIR et du "Mécanisme" qui lui a succédé ? Qu'est-ce que le procès Kabuga, et sa fin peu orthodoxe, peut nous dire sur l'anxiété de l'initiative de justice internationale de l’après-génocide au Rwanda ?

Le fantôme de l'injustice passée et présente

Alison Des Forges, autrice de "Aucun témoin ne doit survivre" - un rapport de Human Rights Watch devenu une sorte de livre saint pour le bureau du procureur - a mentionné Kabuga dans le tout premier procès du TPIR. Le 13 février 1997, lors du procès de Jean-Paul Akayesu, un petit enseignant devenu maire, Des Forges a présenté Kabuga comme l'un des fondateurs de la Radio-télévision libre des milles collines (RTLM) et un "ami proche" du président Juvénal Habyarimana. Le procès Akayesu et le procès dit des "Médias", ouverts respectivement en 1997 et 2002, ont tracé les contours de cette image de Kabuga qui allait hanter le tribunal. Ses deux armes de destruction massive ? La radio et les machettes. Une radio de la haine, des machettes : deux images qui sont devenues presque synonymes des débats sur le génocide au Rwanda. Toutes deux attribuables à Kabuga, par des références indirectes à son rôle de facilitateur tout-puissant de la haine et de la violence.

Lorsque Rashid S. Rashid a pris la parole pour ouvrir la phase d'accusation le 29 septembre 2022, il a annoncé que Kabuga "n'avait pas besoin de brandir un fusil ou une machette à un barrage routier". Il n'avait pas non plus eu besoin de "prendre un micro pour appeler à l'extermination des Tutsis". Kabuga - hors scène pendant le génocide ainsi que pendant la croisade judiciaire du TPIR à la fin des années 1990 et dans les années 2000 - était présenté comme une sorte de super-méchant spectral, finalement ramené au cœur de l'arène pour son jugement final.

Les audiences du procès - limitées à deux heures par jour, trois jours par semaine, en raison du mauvais état de santé de Kabuga - se sont déroulées dans une sorte d'urgence déroutante. Le président du tribunal, Iain Bonomy, demandait avec insistance et intensité aux témoins de "répondre à la question posée" et de répondre "aussi précisément que possible". Mais les preuves que les témoins fournissaient étaient souvent si indirectes, si alambiquées et tellement nées de déductions qu'il leur était presque impossible d'être catégorique. Le procès a ainsi connu plusieurs niveaux de tension : entre la nature des preuves disponibles et la nature des preuves souhaitées et nécessaires pour prouver les crimes reprochés ; entre la façon dont le tribunal et les témoins racontent la preuve ; entre les sessions de procès rabougries et ralenties et l'urgence palpable dans la salle d'audience ; entre le cerveau présumé des milices Interahamwe et de la RTLM et une figure distante que les témoins pouvaient rarement placer au cœur de l'action.

Au milieu de tout cela, le fantôme du Kabuga d’antan est resté aussi évanescent qu'il l'avait, dit-on, été pendant le génocide, et qu'il l'avait été au cours des années à échapper au long bras agité du droit international. Le format et le calendrier du procès entraient en conflit avec la nature des charges, rendant les avocats et les témoins incapables de remplir les lignes du rôle de Kabuga dans le génocide, incapables de tenir la bride à cette injustice spectrale. En février 2022, l'accusation avait annoncé son intention de présenter le témoignage d'Alison Des Forges, la première narratrice de Kabuga au tribunal, une géante du monde académique sur l'histoire rwandaise et le génocide, tuée dans un accident d'avion près de chez elle à Buffalo, dans l’État de New-York, en 2009. Son témoignage n'avait pas encore été entendu lorsque le procès s'est achevé prématurément. La question de savoir comment une chambre de première instance interpréterait le témoignage d'une experte décédée en est une autre qui restera sans réponse.

À la suite du procès écourté de Slobodan Milosevic, ancien président de la Serbie décédé dans sa cellule à La Haye alors qu'il était jugé pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et génocide, les spécialistes se sont empressés de savoir si un récit pertinent pouvait être tiré de ce procès. Mais un procès sans jugement n'est pas un procès sans récit. Les récits sont l'élément vital du procès pénal international, puisque la théorie du dossier, délicatement construite par l'accusation, est remise en question par la défense, et ses fondements en matière de preuves sont testés. Le procès avorté de Kabuga - mené en grande partie à huis clos, avec très peu d'interrogatoires directs de témoins - est une mise en garde contre le danger de prétendre que le récit d'un individu, raconté à travers le prisme du procès pénal, peut être la clé de la justice pour les rescapés et les victimes, de l'héritage du tribunal, et de la réconciliation pour le Rwanda.

Les tribunaux pénaux internationaux construisent sans cesse une sorte de jurisprudence des attentes, qui sont presque impossibles à satisfaire, et encore moins à surmonter, à travers le récit d'un seul individu dans le cadre d'un seul procès. Cela est de plus en plus vrai ces dernières années, étant donné qu'une part de plus en plus importante du récit du procès moderne est cachée au grand public et aux associations de victimes et de rescapés, du fait de séances à huis clos prolongées et presque systémiques. Le récit disponible qui ressort du procès Kabuga, après 23 témoins, ne reflète en rien le rôle frénétique implicite de l'homme qui avait facilité les deux moteurs les plus puissants du génocide au Rwanda : l'appel à la violence et les moyens de la violence.

Que se cache-t-il derrière les « intérêts de la justice » ?

Deux décisions cruciales ont été prises par la chambre de première instance et par la chambre d'appel, respectivement en juin et en août. La chambre de première instance a d’abord déclaré Kabuga inapte à être jugé tout en décidant à la place une forme juridique sans précédent et non testée de "procès sans condamnation" - un "examen des faits". En août, la chambre d'appel a annulé cette tentative de poursuivre la procédure. Avec ces deux décisions, le tribunal a dû se rendre à l'évidence : l'évanescent Kabuga ne restera qu'un simple souvenir. Mais les efforts de la chambre de première instance pour éviter de mettre fin à toute une forme d'examen de Kabuga mettent également en lumière l’angoisse d'un projet de justice qui craint de perdre sa pertinence. Un tribunal vieillissant, confronté à un accusé vieillissant, a paru hanté par le fantôme d'une justice qui serait encore à venir.

Il y a peut-être un moment, dans tout procès, où le spectre et le spectacle de la justice dépassent les acteurs chargés de la mettre en œuvre et de la réaliser. Dans la décision de 2011 d'accorder une audience spéciale de déposition, les juges avaient estimé qu'il était "dans l'intérêt de la justice" d'accéder à la demande de l'accusation. La décision de juin 2023 d'organiser un examen des faits, suivait également les conclusions du procureur selon lesquelles il serait "dans l'intérêt de la justice" de le faire. Dans son opinion dissidente, le juge Mustapha El Baaj a estimé, lui, qu'il était "dans l'intérêt de la justice" de poursuivre le procès, en prenant des arrangements pour une participation de Kabuga. Le procureur du Mécanisme, Serge Brammertz, exprimant sa déception face à la décision de la chambre d'appel, a souligné que les victimes avaient "mis leur confiance dans le processus de justice". Avant de les rassurer en leur disant que "ce n'est pas la fin du processus de justice".

La notion d'"intérêts de la justice" n'est évidemment pas une invention du procès Kabuga. Elle est inscrite dans le statut du Tribunal pour le Rwanda, et même dans le statut de Rome, qui fonde la Cour pénale internationale. Mais ces invocations répétées de la "justice" pour tenter de garder la main sur un Kabuga imaginaire échappant petit à petit au tribunal, soulèvent la question de savoir si le Kabuga jugé à La Haye en 2022-23 a jamais été le Kabuga que la Cour voulait qu'il soit. Les "intérêts de la justice" sont-ils jamais vraiment séparables de l'instrument de justice qui prétend représenter ces intérêts ?

Un moment d’humilité

Les difficultés liées au jugement d'un accusé vieillissant ont été amplifiées par les contradictions liées au jugement d'un personnage qui avait été érigé en cerveau du génocide par des procès qui ne visaient pas à établir sa culpabilité ou son innocence. Il est possible que, même pour un si puissant tribunal, les "intérêts de la justice" dans une telle affaire soient impossibles à satisfaire. Cela a sans doute été le cas dans le procès de Félicien Kabuga. L'une des erreurs du tribunal a peut-être été de vouloir se voir lui-même dans ce procès particulier et, surtout, de tenir le procès qu'il aurait souhaité tenir en 1997, ou au moins en 2011. Certes les décisions des chambres de première instance et d'appel, ainsi que la déclaration du procureur, rejettent toute la responsabilité sur Kabuga et sur sa longue cavale, mais il est peut-être temps pour les tribunaux internationaux d’examiner l’histoire qu'ils se racontent sur les atrocités, les sociétés et les individus qu'ils jugent, et de réfléchir aux limites de leur rôle à cet égard.

Juste à l'extérieur d'Arusha, en Tanzanie, se trouve une ville construite par les Nations unies sur une colline : le complexe du Mécanisme du TPIR, inauguré en 2012. Ce complexe abrite une vaste bibliothèque, qui couvre tous les aspects du droit pénal international et du génocide au Rwanda, ainsi qu'une salle de recherche ultramoderne, avec un accès numérique à tous les dossiers judiciaires disponibles et un espace pour consulter les archives papier. Lorsque j'ai visité ces salles en juin 2023 (y compris, par hasard, le jour de la décision de la chambre de première instance sur l'examen des faits), toutes les horloges étaient soit arrêtées, soit incorrectes. Cela semblait très juste pour un tribunal historique toujours en lutte avec le temps, et qui court après lui.

Lucy J. GaynorLUCY J. GAYNOR

Chercheuse doctorante à l'université d'Amsterdam et au NIOD Institute for War, Holocaust, and Genocide Studies, examinant la construction de narratifs historiques dans le cadre des procès pénaux internationaux.

Tous nos articles au sujet de :