Semaine 3, jour 7. La justice suédoise a réussi cet exploit de publier un programme d’une précision chirurgicale pour le procès de Ian Lundin et Alexandre Schneiter, les deux dirigeants de l’entreprise pétrolière suédoise Lundin Oil inculpés de complicité de crimes de guerre commis au Soudan entre 1999 et 2003.
Jamais un procès n’aura duré aussi longtemps en Suède, deux ans et demi. Jamais auparavant les dirigeants d’une compagnie ne s’étaient ainsi retrouvés dans le box des accusés avec un tel chef d’inculpation. En ce mardi 19 septembre 2023, à 9h15, s’ouvre le septième jour du procès, sur 307. Il entre dans sa troisième semaine. Les audiences ont lieu du mardi au jeudi uniquement. Le 307ème jour de ce procès hors du commun tombera le 19 février 2026. Près de trente ans après que les dirigeants de Lundin, rebaptisé l’an dernier Orrön Energy, aient acheté les droits pour exploiter le gisement pétrolier du « bloc 5A », une zone d’exploitation située aujourd’hui dans ce qui est devenu le Sud-Soudan.
En haut des escaliers massifs, la salle 34
Le bâtiment qui héberge le Palais de justice de Stockholm date d’un peu plus d’un siècle, il est l’un des fleurons de l’époque nationale-romantique suédoise et cela donne une certaine gravité à l’affaire. Après avoir passé le sas de sécurité et la salle des pas perdus où se mélange la foule habituelle des palais de justice, on grimpe des escaliers massifs jusqu’à la salle 34, au deuxième étage. Cette salle monumentale accueille régulièrement des procès qui sortent du lot. L’an dernier, on y jugeait les frères Payam et Peyman Kia pour espionnage aggravé au profit de la Russie. C’est là aussi qu’il y a cinq ans a été jugé le Français Jean-Claude Arnault pour viols, des viols qui avaient éclaboussé l’Académie suédoise où siège son épouse et bouleversé jusqu’au prix Nobel de littérature.
Pas de foule à cet étage, ce qui lui confère une certaine intimité. Dans la salle 34, à gauche des escaliers, les murs et aux plafonds tapissés de boiseries aux motifs géométriques. Le président de la cour, jeune, chauve au visage long et aux épaules étroites, commence par régler un détail de procédure entre les avocats de Ian Lundin, à sa gauche sous les hautes fenêtres, et d’Alexandre Schneiter, sur la première rangée de bancs en face de lui, et l’équipe des six procureurs, à sa droite. Dans le système suédois, impossible en principe de simplement se référer à un document pour qu’il soit versé au dossier en tant que preuve. Il faut lire le moindre élément de rapport. L’avocat de Lundin tolère une exception.
En face du président de la Cour, derrière la rangée où sont assis Schneiter et ses quatre avocats, se tiennent deux représentantes d’Orrön Energy AB, le nouveau nom de Lundin Oil, ou Lundin Petroleum. Derrière encore, sur la troisième rangée de fauteuils, sont assis d’un côté les deux avocats des parties civiles et de l’autre les deux interprètes qui sont là uniquement pour Schneiter, de nationalité suisse. Il est le seul à ne pas comprendre le suédois et à porter parfois un casque.
Bétail massacré, meurtres de civils par l’armée
Tout au fond de la salle, derrière les trois rangées de fauteuils, on trouve encore deux rangées de chaises destinées à la presse et au public. Ce mardi s’y tiennent quelques journalistes, des chercheurs et juristes, huit personnes en tout, c’est peu. Déjà, comparé à la semaine dernière, deuxième semaine du procès, la salle s’est éclaircie. Les parents des deux prévenus ne sont plus là. Les journalistes déjà moins nombreux.
La procureure Karolina Wieslander entame son exposé du jour par la lecture d’extraits d’un rapport de l’Onu du 30 janvier 1988 sur le Soudan. Elle évoque les attaques contre les civils, les déplacements de population, les combats entre le gouvernement de Khartoum et le mouvement de guérilla du SPLA (Armée populaire de libération du Soudan). « Tous les partis sont responsables de ces violences contre les populations ». Les extraits lus du rapport sont projetés sur quatre toiles qui couvrent en partie les murs, deux derrière les procureurs, deux en face d’eux.
Elle passe ensuite à un autre rapport de l’Onu du 17 mai 1999, un an après le précédent. « Peu de temps après que Lundin Oil ait fait sa découverte dans le bloc 5A et que l’armée y soit entrée », précise la procureure. Elle parle de bétail massacré, de meurtres de civils, viols et pillage, le fait des troupes gouvernementales, tout cela lu en anglais par ses soins, extrait du rapport du rapporteur spécial sur la situation des droits humains au Soudan.
La lecture tire en longueur. Elle souligne l’importance des zones pétrolières dans ces conflits, y compris le fameux bloc 5A. La lecture paraît accablante, pour l’armée soudanaise et pour le pétrolier, accusé d’être complice de ses crimes. Elle décrit les déplacements de populations, soupçonnées de soutenir la rébellion qui commet des sabotages contre des installations pétrolières. Elle parle d’une zone tampon de 100 kilomètres carrés établie autour des installations pétrolières. A la fin du point 85 du rapport, la procureure demande une pause, il est 11 heures. Tout le monde descend les deux étages et se retrouve dans la cafétéria.
« Chacun a déjà un avis sur cette vieille histoire »
Force est de constater que les médias suédois ne se bousculent pas.
« Difficile d’intéresser les gens, remarque un journaliste de Dagens Industri, le quotidien économique suédois, ce sont des petits bouts de puzzle qui émergent chaque jour ». Un autre journaliste suédois est d’un autre avis. « Je trouve quand même qu’il y a des nouveautés chaque jour, dit Martin Schibbye, rédacteur en chef du site Blankspot, notamment la semaine dernière quand a été présenté le résultat de la perquisition dans les bureaux de Lundin à Genève, avec le courriel de Carl Bildt ».
Carl Bildt est cet ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères conservateur qui sera appelé à témoigner… en 2025. Il était membre du conseil d’administration de Lundin à l’époque des faits incriminés. Dans le courriel cité à l’audience, datant du 19 juin 2001, il mettait en garde la direction de Lundin face aux complications de travailler dans une zone où Khartoum menait une répression dure, qui allait isoler le Soudan sur la scène internationale. « Nous ne devons pas apparaitre comme des défenseurs du régime », prévenait Bildt.
« Quand Carl Bildt viendra témoigner, pense Schibbye, ça va attirer beaucoup de journalistes. Idem avec les interrogatoires des prévenus ». Mais de fait, l’intérêt pour les médias suédois est limité. Peut-être, comme le disent les deux reporters, du fait que c’est déjà une vieille histoire qui remonte à vingt ans. « Chacun a déjà un avis sur l’affaire depuis 20 ans, estime Schibbye. Soit Lundin y était pour aider le pays à sortir de la pauvreté, ou alors, ils sont coupables. Les gens ne sont pas trop intéressés par les nuances ».
Au retour de la pause, les lectures de rapports se poursuivent. L’un est du Département d’État américain, un autre de l’ONG Human Rights Watch. Les constats paraissent toujours aussi accablants pour Lundin. Après la pause déjeuner à midi, le banc des procureurs reprend la lecture d’un rapport sur la famine au Soudan. On évoque le rapport de compagnies de sécurité travaillant pour d’autres sociétés pétrolières qui évoquent le risque élevé que le pétrole représente dans la région. Chacun sur leur rangée, les deux prévenus écoutent. Les avocats de Lundin vont devoir patienter jusqu’au 29 novembre pour donner leur version, ceux de Schneiter le 20 février. A 16h30, la journée numéro 7 se termine.