Le 28 septembre 2009, alors qu’une foule d’opposants s’était réunie pacifiquement dans le stade de Conakry, la capitale de la Guinée, pour manifester contre la candidature à l’élection présidentielle du capitaine Moussa Dadis Camara, les forces de sécurité ont réprimé brutalement le rassemblement. Entre autres exactions, 156 personnes ont été tuées et 109 femmes ont été victimes de viols et d’agressions sexuelles. Le procès de ces crimes ne s’est ouvert en Guinée que 13 années plus tard, le 28 septembre 2022, mettant en cause d’anciens responsables militaires et gouvernementaux de la junte alors en place, le Conseil National pour la Démocratie et le Développement (CNDD).
La tenue du procès a été décidée en juillet 2022, soit deux mois avant son ouverture, par le colonel Mamady Doumbouya, le nouvel homme fort du pays qui a renversé le président Alpha Condé lors du coup d’État du 5 septembre 2021. Ce procès, dont beaucoup doutaient qu’il ait lieu un jour, tant il avait été promis, puis sans cesse repoussé sous l’ancienne présidence, constitue un moment unique dans l’histoire de ce pays d’Afrique de l’Ouest marquée par des décennies de violations massives des droits humains, dans une totale impunité.
Infractions de droit commun
Depuis maintenant un an, onze accusés sont jugés par le tribunal criminel de Dixinn. Sur les treize personnes renvoyées par le pool des juges d’instruction dédié à cette affaire, l’un est décédé (le général Mamadouba Tota Camara, numéro 2 du CNDD), tandis qu’un autre ne s’est pas présenté (le gendarme Alpha Amadou Balde). Comparaissent ainsi devant le tribunal criminel, composé de trois juges indépendants : le chef de la junte, le capitaine Moussa Dadis Camara ; le ministre de la Sécurité présidentielle, le capitaine Claude Pivi ; le ministre chargé des Services spéciaux, le commandant Moussa Tiégboro Camara ; l’aide de camp du capitaine Moussa Dadis Camara, le lieutenant Aboubakar Sidiki Diakité (dit Toumba) ; l’adjoint du lieutenant Aboubakar Sidiki Diakité, le sous-lieutenant Marcel Guilavogui ; le ministre de la Santé, le colonel Abdoulaye Chérif Diaby ; l’un des adjoints du commandant Moussa Tiégboro Camara, le lieutenant Blaise Guemou ; le garde du corps du lieutenant Aboubakar Sidiki Diakité, l’adjudant Cécé Raphaël Haba, ; l’un des responsables du camp Koundara, le sergent Paul Mansa Guilavogui (dit Sergent Paul) ; et les gendarmes Mamadou Aliou Keita et Ibrahima Camara (dit Kalonzo).
Tous sont accusés d’avoir ordonné le massacre ou d’y avoir participé et sont poursuivis sur le fondement d’infractions de droit commun (meurtre, assassinat, viol, violence sexuelle notamment), le crime contre l’humanité n’existant pas lors des faits dans la législation guinéenne.
Un grand tribunal, flambant neuf
Un comité de pilotage chargé de préparer le procès du massacre du 28 septembre 2009 s’est réuni une dizaine de fois entre 2018 et 2022, au sein du ministère guinéen de la Justice. Il avait commencé à travailler sur les principaux aspects organisationnels : son lieu, sa sécurité, sa communication, son financement et sa préparation. Son travail n’a pas été inutile, permettant au procès de s’engager dans un délai de deux mois après le feu vert donné par le pouvoir.
S’agissant du lieu, le procès se tient dans des locaux flambant neufs, dont la construction avait été lancée par le président Alpha Condé. Les locaux, qui appartiennent au ministère de la Justice et se situent à Kaloum, à quelques mètres de la Cour d’appel de Conakry, offrent des conditions matérielles tout à fait correctes. La salle du procès a été équipée (sièges, estrade, climatiseurs, micros, box des accusés) et est suffisamment vaste pour accueillir le public.
Sur la sécurité, de fortes inquiétudes s’étaient exprimées à ce sujet. Les victimes n’allaient-elles pas être menacées ou empêchées de venir témoigner à la barre ? Les témoins n’allaient-ils pas être intimidés ou soudoyés ? Les magistrats, greffiers, avocats ou service d’ordre n’allaient-ils pas être tétanisés par les militaires jadis si puissants ? Ces inquiétudes étaient en partie fondées, comme l’ont révélé à l’audience des membres du ministère public ayant affirmé avoir été menacés par l’entourage de certains accusés. Elles ont cependant été en partie réglées par la présence importante d’agents de sécurité autour et dans la salle d’audience, mais surtout par le placement en détention, au début du procès, de l’ensemble des accusés. Privés de leur liberté et de leur prestige, les accusés, et notamment le capitaine Moussa Dadis Camara, le capitaine Claude Pivi et le commandant Moussa Tiégboro Camara, ont d’emblée perdu une partie de leur réseau, qui était, dans le passé, si prompt à les protéger et à intimider.
Côté communication, les audiences sont retransmises sur les chaines guinéennes de télévision et sont également disponibles sur YouTube. Elles suscitent un réel engouement, étant très suivies et commentées dans les médias et sur les réseaux sociaux. Certes, les analyses fournies par les journalistes peuvent être parfois approximatives et brouillonnes, mais elles ont le mérite de faire connaître au public l’existence et le contenu de ce procès, qui est suivi en Guinée, mais également dans l’ensemble de l’Afrique francophone. Il est donc possible d’affirmer que la communication du procès est pleinement assurée.
Quant au financement, on a longtemps cru que ce procès ne pourrait pas avoir lieu sans financement international. Les nouvelles autorités guinéennes ont prouvé le contraire. Les États-Unis et l’Union européenne, qui s’étaient proposés pour assurer un financement international, ont rapidement été « refroidies » par l’incapacité du ministère guinéen de la Justice à proposer un dispositif visant à s’assurer du bon usage des fonds internationaux. Finalement, le procès a été financé exclusivement par le budget national. Cela prouve, comme l’affirmaient les associations de victimes, qu’un procès national n’est pas si onéreux à organiser.
Enfin, pour assurer la préparation, la France et les Nations Unies ont organisé des sessions de formation destinées aux magistrats participants aux audiences. Si la préparation a été assez sommaire, ce qui n’était pas sans risque, le choix des magistrats fait par le ministère de la Justice s’est néanmoins révélé globalement judicieux, tandis que le ministère public a su se doter d’une équipe de magistrats se répartissant le travail lors des audiences. Les juges du siège devront, à leur tour, être en mesure de rédiger une décision écrite solidement argumentée en fait et en droit au terme de ce procès fleuve, ce qui ne sera pas sans doute pas sans difficultés, au vu de la faible qualité de l’ordonnance de renvoi de 2017 et des deux décisions l’ayant validé (arrêts de la chambre de contrôle de l’instruction en 2018, puis arrêt de la Cour suprême en 2019).
Force est donc de constater que le volontarisme du colonel Doumbouya a porté ses fruits. Avec le recul, on comprend que les arguments mis en avant pendant des années par les autorités politiques pour expliquer le report de l’ouverture du procès visaient surtout à masquer leur souhait que ce procès n’ait pas lieu. La preuve est faite : même un pays aux moyens modestes comme la Guinée peut organiser efficacement le procès d’auteurs de graves violations des droits humains, ce qu’a reconnu le procureur de la Cour pénale internationale lui-même qui, dès l’ouverture dudit procès, a décidé de mettre fin à son examen préliminaire sur cette situation.
Des accusés désemparés, pris de court
Depuis un an, à la faveur de trois journées d’audiences par semaine, le procès des accusés du massacre du 28 septembre 2009 suit son cours. En dépit d’imprévus, comme la grève des gardiens de prison ou le boycott des avocats réclamant une aide juridictionnelle pour leurs clients, celui-ci se déroule dans des conditions plutôt satisfaisantes. Pourtant, là encore, les motifs d’inquiétude ne manquaient pas.
Un premier motif d’inquiétude tenait à la qualité et à la personnalité des accusés. Ces derniers, naguère si puissants, ne deviendraient-ils pas les maîtres du procès ? Le capitaine Dadis Camara, mais également le commandant Moussa Tiégboro et le capitaine Claude Pivi, n’allaient-ils pas impressionner les différents acteurs du procès par leur brio et un système élaboré de défense ? C’est plutôt le contraire qui s’est produit. Les accusés, marqués par leur détention et dépouillés de leur superbe, se sont révélés bien souvent incapables d’expliquer leur présence au stade lors du massacre (corroborée par des victimes et des témoins) et le rôle qu’ils ont joué tant dans les heures qui ont précédé les faits que dans les jours qui ont suivi. Déclarations confuses, explications peu convaincantes, tentatives pour se défausser sur leurs collaborateurs. C’est peu dire que leur défense a été mal préparée, y compris par leurs avocats, tous guinéens, alors qu'on aurait pu penser que certains accusés s’offriraient les services d’avocats internationaux plus expérimentés dans la défense de responsables politiques et militaires de haut niveau. Il est vrai que la tenue de ce procès (décidée en quelques semaines) et le placement en détention des accusés restés libres jusque-là a pris tout le monde de court.
Faiblesses de l’instruction ?
Un deuxième motif d’inquiétude tenait à la faiblesse de l’information judiciaire conduite par trois juges d’instruction qui n’avaient pas réussi (ou voulu) collecter des éléments objectifs indiscutables (photos, vidéos, éléments de police scientifique, autopsies, documents administratifs, témoignages de repentis, etc.) impliquant les accusés. Par ailleurs, ils avaient fait le choix discutable de ne pas renvoyer devant le tribunal criminel d’autres responsables du massacre. Cette faiblesse de l’instruction n’allait-elle pas éclater au grand jour ?
Jusqu’à présent, rien de tel ne s’est produit. Les débats ont essentiellement porté sur les déclarations faites soit aux juges d’instruction, soit au tribunal par les accusés, les victimes et les témoins. Ces déclarations sont globalement à charge et les avocats des accusés n’ont pas réussi à créer le doute. Au contraire, la spontanéité des débats a plutôt mis en lumière la bonne foi des victimes et des témoins. Spontanéité, il est vrai, servie par deux des accusés : le lieutenant Sidiki Diakité, tout d’abord, qui, comprenant que le capitaine Dadis Carama le désignerait comme le principal exécutant du massacre, a pris le parti d’impliquer la plupart des autres accusés dans la commission des faits ; le sous-lieutenant Marcel Guilavogui, ensuite, qui a fini par faire des déclarations décrivant le capitaine Dadis Camara comme celui ayant ordonné le massacre.
Présidence de l’audience peu maîtrisée ?
Un troisième motif d’inquiétude tenait aux risques de violations des principes du procès équitable. En particulier, le procès serait-il présidé correctement ? Les droits respectifs de la défense et ceux des victimes seraient-ils garantis ? À cet égard, certains travers ne sont pas évités. Outre le fait que les points juridiques abordés sont rarement maîtrisés, la présidence ne recentre pas toujours les débats sur le cœur du sujet, les avocats ne sont sans doute pas assez canalisés, les questions posées et les sujets abordés sont souvent trop périphériques, voire franchement éloignés des crimes en question, autant d’éléments qui tendent à étirer en longueur le procès sans que les responsabilités de chacun ne soient clairement établies.
Malgré ces travers, globalement, ce sont les aspects positifs qui l’emportent. Le procès se tient de manière digne. Le ministère public et les parties civiles sont incisives quand il le faut. Les accusés peuvent leur répondre autant qu’ils le souhaitent. C’est ainsi, au fil des audiences, qu’émerge le récit d’une journée effrayante de l’histoire contemporaine de la Guinée où les militaires ont cru pouvoir faire « regretter » (le mot est du capitaine Dadis Camara) aux manifestants leur audace, sans jamais en rendre compte devant la justice de leur pays.
CATHERINE MAIA
Catherine Maia est professeure de droit international à l’Université Lusófona (Portugal) et professeure invitée à Sciences Po Paris, aux Universités catholiques de Lyon et Lille (France) et à Swiss UMEF (Suisse). Par ailleurs, elle est juge assesseur nommée par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à la Cour nationale du droit d’asile. Ses principaux domaines de spécialité touchent aux questions liées à la protection des droits humains, au droit pénal international, au droit international humanitaire, ainsi qu’à la paix et à la sécurité mondiales.
GHISLAIN POISSONNIER
Ghislain Poissonnier est un magistrat français. Il a été juge et vice-procureur à Béthune, Lille et Paris. Il a travaillé comme juriste au Kosovo, en Palestine, en République démocratique du Congo, en Thaïlande, en Afghanistan, en Guinée et en Côte d'Ivoire. Il suit les questions de justice internationale et droit international humanitaire depuis une vingtaine d'années et est l'auteur de nombreuses contributions sur cette thématique, publiées dans différentes revues juridiques.