« Lorsque j'ai appris que mon mari avait été fait prisonnier, je n'ai pas compris ce qui se passait », se souvient Anna Mykhailyshyna, représentante régionale de l'Association des familles Poligon 56 Berdiansk, dans l'ouest de l'Ukraine. Elle s'exprimait en juin à La Haye lors d'une table ronde organisée par la Commission internationale pour les personnes disparues (ICMP), une organisation intergouvernementale basée aux Pays-Bas. Créée après la guerre en ex-Yougoslavie à l'initiative du président américain Bill Clinton, l’ICMP aide aujourd'hui le gouvernement ukrainien et ses équipes médico-légales à identifier par l'analyse de leur ADN les personnes disparues.
Le mari de Mykhailyshyna s'était enrôlé pour défendre l'Ukraine après l'invasion de l'armée russe fin février 2022. Il a été capturé il y a plus d'un an et nul ne sait où il se trouve. "Mon mari n'était pas un militaire et nous ne savions pas quoi faire. Nous avons surveillé H 24 et 7 jours sur 7 les canaux Telegram, Google et Internet", explique Mykhailyshyna. Elle a ensuite commencé à se coordonner avec d'autres familles de soldats disparus de la même brigade, afin d'essayer de trouver ensemble un soutien juridique, psychologique et médical. « Ma fille a sept ans et depuis trois mois, nous nous rendons chez un psychologue parce que chaque jour, elle revient de l'école avec la même question : quand mon père sera-t-il de retour ? »
Registre unifié des personnes disparues
C'est un an plus tard, en mai 2023, que le ministère ukrainien de l'intérieur a lancé le très attendu registre unifié des personnes disparues, qui inclut civils et militaires. En juin, il comptait 24 000 cas de disparition, a annoncé Oleg Kotenko, le commissaire chargé des personnes disparues. La Commission qu’il dirige a été créée en mai 2022 et relève, elle, du ministère de la Réintégration.
Cependant, alors que la guerre en Ukraine se poursuit, le nombre de personnes disparues ne cesse d'augmenter et le gouvernement s'efforce de coordonner les données correspondant à une grande variété de situations. Pour le seul mois de juillet, le Bureau national d'information sur les prisonniers de guerre, les personnes déportées de force et les personnes disparues, créé en mars 2022, a déclaré avoir reçu 15 500 « appels » et, en août, 17 000 autres « appels » de parents demandant des informations sur les prisonniers de guerre, les personnes disparues et les personnes déportées ou déplacées de force.
Anatolii Solovei, conseiller ministériel auprès de l'ambassade d'Ukraine aux Pays-Bas, a déclaré à Justice Info que, selon les chiffres officiels, 19 556 enfants ukrainiens ont été déportés en Russie. S'exprimant lors de la présentation d'un ouvrage de l’ICMP le 14 septembre, il estime qu'à ce jour, seuls 386 d'entre eux ont pu être ramenés. Selon lui, ce chiffre et celui des adultes disparus sont probablement sous-estimés, car les autorités ukrainiennes n'ont pas accès aux territoires occupés par la Russie et cette dernière ne répond pas à leurs demandes d'information.
Enfants tués ou déportés en Russie
Certains sont « probablement morts et se trouvent dans le territoire occupé, où il n'est pas possible de récupérer le corps et de l'enterrer en toute sécurité », explique Olena Bieliachkova, coordinatrice des groupes de familles de prisonniers de guerre pour une ONG ukrainienne, l'Initiative des médias pour les droits de l'homme (MIHR). Certains ont été tués lors d'une frappe aérienne ou d'une attaque de missiles qui n'a pas laissé de corps ni de restes de la personne, a-t-elle ajouté. Les enfants peuvent aussi être portés disparus après avoir été tués ou déportés en Russie, actes pour lesquels la Cour pénale internationale a inculpé en mars dernier le président russe Vladimir Poutine et la commissaire aux droits de l'enfant Maria Lvova-Belova.
« Les Russes ont également capturé et tué des civils activement pro-ukrainiens, parce qu'ils portaient des symboles ukrainiens sur leurs vêtements ou dans leurs maisons, ou parce qu'ils avaient des tatouages patriotiques », poursuit Bieliachkova. D’après Associated Press, des milliers de civils sont détenus dans des prisons en Russie ou dans les territoires occupés de l'Ukraine, où ils vivent dans des conditions épouvantables et sont utilisés comme esclaves par l'armée russe, en violation des principes de la Convention de Genève.
La plupart des civils enlevés sont des volontaires ukrainiens, des activistes, des personnalités publiques et des universitaires qui ont refusé de coopérer avec les autorités d'occupation, ainsi que des parents et des amis de membres des Forces armées ukrainiennes, précise Ksenia Onyshchenko, avocate du groupe ukrainien de défense des droits de l'homme SICH, lors d'un entretien écrit réalisé pour Justice Info. « Les ressources ouvertes montrent de nombreuses vidéos des autorités d'occupation menant la procédure d'expulsion des civils », ajoute Onyshchenko. Mais elles ne parviennent jamais en Ukraine. « Dans la plupart des cas, les civils enlevés et tués sont portés disparus, car ni leurs familles ni les autorités compétentes ne peuvent obtenir d'informations fiables », indique Bieliachkova.
Les chiffres concernant les soldats disparus restent vagues et non confirmés, mais l'image qui en ressort est plus que tragique. Des responsables américains récemment cités par le New York Times ont déclaré que le nombre de soldats ukrainiens morts depuis le début de l'invasion totale de la Russie en février 2022 pourrait s'élever à 70 000, sur un total de 200 000 victimes ukrainiennes. Beaucoup d'entre eux ne sont toujours pas identifiées, et Kyiv garde les registres officiels confidentiels, ce qui laisse le nombre de soldats disparus inconnu.
« ADN perdu par nos autorités »
Les associations de familles de victimes se plaignent que le traitement des échantillons d’ADN est trop lent et qu'elles n'ont toujours pas de porte à laquelle frapper pour obtenir un soutien juridique et psychologique efficace. Plusieurs raisons expliquent qu'un grand nombre de corps ne soient toujours pas identifiés, déclare Onyshchenko. Certaines familles n'ont pas soumis leurs échantillons d'ADN ou ont fui à l'étranger avant de pouvoir le faire.
Mais une partie des retards est imputable aux institutions. « La réalisation d'un examen indépendant de l'ADN et l'ajout des échantillons au registre unifié des personnes disparues accéléreront considérablement le processus d'identification », espère Onyshchenko. « J'ai entendu à plusieurs reprises les familles des disparus dire que les échantillons d'ADN prélevés par nos autorités étaient perdus et que les familles devaient les soumettre plusieurs fois », affirme pour sa part Bieliachkova. Selon elle, les échantillons sont « traités de manière inadéquate et sur une longue période, jusqu'à cinq ou sept mois ». Elle ajoute qu'à ce moment-là, certains corps sont enterrés sans avoir été identifiés.
L'attente serait similaire pour les soldats décédés dont les corps ont été restitués dans le cadre de procédures d'échange de prisonniers entre l'Ukraine et la Russie. Bieliachkova évoque en particulier l'attaque russe de juillet 2022 contre un bâtiment abritant des prisonniers de guerre ukrainiens près d'Olenivka, dans la région de Donetsk, qui, selon les enquêteurs ukrainiens, a tué au moins 50 militaires. Bien que leurs corps aient été ramenés en 2022, seuls 33 d'entre eux ont été identifiés en juillet 2023, tandis que les examens des 24 autres se poursuivent.
L’ICMP a proposé son aide aux autorités ukrainiennes pour la collecte et le traitement d'ADN à grande échelle, afin aussi de faire en sorte que les preuves sont recevables dans les futurs procès, explique Kathryne Bomberger, qui est à la tête de l'organisation depuis 25 ans. Le 31 août, l'ICMP a signé un protocole avec la police nationale ukrainienne qui permettra à son service d'enquête d'utiliser les technologies de l'ICMP pour localiser et identifier les personnes disparues. L'ICMP a pour objectif d'effectuer des tests de haut niveau dans ses laboratoires et de stocker toutes les preuves dans une base de données sécurisée.
« Le ministère de la Justice travaillera avec les familles et la société civile ainsi qu'avec l’ICMP » dans le processus de recherche des disparus, a déclaré le ministre ukrainien de la Justice, Denys Maliuska, dans une vidéo préenregistrée diffusée en juin à La Haye. Le protocole signé permet à l’ICMP de commencer à collecter des données ADN auprès des familles ukrainiennes vivant en Europe hors de l'Ukraine. Mais le gouvernement n'a pas encore signé l'accord qui permettrait à l'organisation de collecter et de traiter les échantillons d'ADN, ajoute Bomberger, bien que, déplore-t-elle, cet accord de coopération « aiderait à clore le dossier pour les familles, à les indemniser et pourrait également être utilisé comme preuve devant les tribunaux ».
« La coopération entre l’ICMP et le gouvernement ukrainien est d'une importance cruciale », souligne Solovei, de l'ambassade d'Ukraine aux Pays-Bas. Il précise que les accords que l’ICMP signe avec les institutions ukrainiennes, comme celui avec la police nationale finalisé en août, sont à son avis des « instruments flexibles et rapides ». Et que pour lui, ces protocoles sont préférables à un grand accord-cadre, car ils "commencent à fonctionner dès le moment de la signature" et n'ont pas besoin d'être ratifiés par le Parlement.
En réponse à notre question sur le fait que Kyiv serait réticent à signer un accord de coopération complet afin de garder le chiffre de ses pertes humaines confidentiel, Bomberger répond : « Nous pouvons trouver des moyens de répondre à la nécessité de confidentialité tout en respectant l'État de droit et les droits des familles des disparus à la vérité, à la justice et aux réparations. »
Un portail unique pour les familles
La procédure officielle en cas de disparition commence par une déclaration des proches à la police et l'ouverture d'une procédure pénale, expliqué Onyshchenko. Cette procédure s'applique aux civils, tandis que les familles des militaires disparus sont informées par les centres régionaux d'enrôlement et les bureaux d'aide sociale qui reçoivent les informations des unités militaires. L'étape suivante pour les familles est d'obtenir un certificat du Registre unifié des personnes disparues et de demander un soutien du gouvernement. Dans le cas des civils, il s'agit principalement de prestations pour les proches parents, tandis que les familles de soldats disparus ont également droit à une aide financière et à des services sociaux gratuits ou à prix réduit, tels que les transports publics et les soins de santé.
Les familles peuvent faire appel devant un tribunal si elles estiment que leurs droits ne sont pas respectés, indique Bieliachkova. Sur le papier, les familles des soldats disparus peuvent bénéficier d'un soutien juridique et social de la part du gouvernement. Mais les informations à ce sujet sont insuffisantes et Onyshchenko observe que les familles sont souvent incapables d'obtenir une aide appropriée et doivent se tourner vers des organisations comme le SICH. "Malheureusement, aujourd'hui en Ukraine, il n'existe toujours pas de soutien social et psychologique efficace pour les familles de personnes disparues, et elles se retrouvent seules face à leur chagrin. Lorsqu'une mère ou une épouse d'une personne disparue vient nous voir, la première chose que nous voyons est une personne frustrée qui veut désespérément retrouver l'être aimé", dit-elle. Certains se mettent en danger physiquement en se rendant dans les territoires occupés par la Russie ou en partageant leurs données en ligne et en devenant victimes d'escroqueries, ajoute Onyshchenko.
Ces derniers mois, le gouvernement semble faire davantage pour trouver des solutions à ce problème tragique qui touche de plus en plus de familles en Ukraine. Ainsi il y a deux mois, la Commission des personnes disparues a ouvert une nouvelle ligne d'assistance téléphonique avec des spécialistes de l'aide juridique aux personnes disparues. Fin août, selon le site Internet du ministère, plus d'un millier de citoyens avaient déjà appelé la hotline pour obtenir de l'aide. En septembre, alors que le médiateur ukrainien Dmytro Lubinets annonçait la création d'un nouveau mécanisme de retour des enfants déportés, le vice-premier ministre Iryna Vereshchuk a organisé une réunion sur la création d’un mécanisme de recherche et de retour des otages civils. « Nous retrouverons tout le monde. Les prisonniers de guerre, les enfants et les civils », déclare Vereshchuk dans un communiqué.