L’affaire s’est précipitée le 23 août, suite à un communiqué de l’ONG suisse TRIAL International, qui indiquait que, selon des informations récemment rendues publiques, l’ancien ministre algérien de la Défense, le général Khaled Nezzar, « serait en fin de vie ». « En cas de décès du prévenu, lit-on dans le communiqué, les demandes des victimes resteront à jamais sans réponse et les plaies de la ‘décennie noire’ béantes ». Dans la foulée le ministère public helvétique transmettait un acte d’accusation au Tribunal pénal fédéral, pour complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
L’ONG suisse s’appuyait sur un article paru le 12 août, sur le site d’information Atalayar, écrit par Hichem Aboud, journaliste en exil et auteur du livre La Mafia des généraux (2002), dans lequel celui-ci affirmait que l’ex-ministre était « souffrant », voir « agonisant ».
Vivant reclus dans son domicile sur les hauteurs d’Alger, depuis son retour d’exil espagnol en décembre 2020, le général Nezzar ne reçoit plus personne, en dehors de son entourage familial, apprend-on de source proche de son entourage. Une réclusion qui ressemble à une assignation à résidence. A 85 ans, l’homme souffre d’un certain nombre de maladies, tenues secrètes, mais son état de santé ne serait pas critique, d’après la même source. L’homme se sentirait plus abattu psychologiquement que physiquement, après le démantèlement des entreprises que gérait son fils aîné, Lotfi, dont SLC, premier fournisseur de WiMax, un système d’accès à Internet à haut débit, dans le sillage des mesures prises à l’encontre des oligarques du régime de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, décédé il y a deux ans. Nezzar serait aussi très affecté par des déclarations de son fils cadet, Sofiane, à son encontre, confie cette même source. Celui-ci accuse son père d’avoir tué sa mère.
Le général n’a fait, depuis sa mise en accusation, aucune déclaration. Il a toutefois écrit le 6 septembre à deux journaux algérois, Le Soir et El-Khabar, pour démentir une information selon laquelle il aurait reçu, chez lui, la visite de l’ambassadeur d’Arabie Saoudite. « Je profite de cette occasion pour saluer la déclaration de monsieur le ministre des Affaires étrangères suite aux violations commises par le Tribunal pénal suisse dans l’instruction me concernant », a souhaité remercier Nezzar en pied de son message. Il indique ainsi qu’il est soulagé d’être sous la protection de l’Etat, mais qu’il sait aussi que sa marge de manœuvre s’est considérablement réduite depuis la disparition de son protecteur Bouteflika.
« Lecture révisionniste de la justice suisse »
Ses deux avocates dans la procédure ouverte en Suisse, Caroline Schumacher et Magali Buser, se sont chargées de répondre. Dans un communiqué timide et peu médiatisé, diffusé le 28 août, elles dénoncent un dossier « marqué par des violations répétées du droit d’être entendu du prévenu, en particulier le refus presque systématique des actes d’instruction sollicités à décharge ». Sa défense affirme que « l’instruction de la procédure le visant s’inscrit dès l’origine dans un contexte éminemment politique. Les plaignants revendiquent tous leur engagement islamiste d’alors comme d’aujourd’hui. Le général incarne le refus du projet politique islamiste extrémiste. » Sans dire s’il serait prêt ou non à comparaitre en Suisse.
Au lendemain de ce communiqué, le ministère des Affaires étrangères a voulu rendre public le contenu d’un entretien téléphonique entre le ministre algérien, Ahmed Attaf et son homologue suisse, Ignazio Cassis. L’agence officielle algérienne a diffusé des extraits des propos tenus par Attaf lors de cet entretien, sans indiquer les réponses de son interlocuteur. « La planète entière reconnaît que l’Algérie luttait contre le terrorisme, à l’exception de la justice helvétique », a notamment déclaré le chef de la diplomatie algérienne, déplorant une « lecture révisionniste, par la justice suisse, de la bravoure du combat solitaire que l’Algérie a mené contre le terrorisme ». Menaçant de rompre les relations diplomatiques avec Berne, Attaf a émis le souhait que « tout soit entrepris pour éviter que cette affaire n’entraîne les relations entre l’Algérie et la Suisse sur la voie de l’indésirable et de l’irréparable ».
Les médias algériens ont largement repris la sortie d’Attaf. Dans les réseaux sociaux, les opinions sont plus nuancées : d’aucuns, par principe, dénoncent « toute ingérence étrangère » dans les affaires des Algériens, même s’ils ne soutiennent pas forcément Nezzar ; tandis que d’autres, par conviction politique, estiment que l’ex-ministre « a sauvé la République » en prenant la décision d’interrompre par la force les élections de 1992 qui auraient sans cela permis aux islamistes de prendre le pouvoir.
Il y a enfin ceux, moins bruyants, qui se réjouissent de cette procédure. Ainsi Kamel Guemmazi, ancien dirigeant du FIS [le Front islamique du Salut, débouté des élections de 1992], qui qualifie une possible comparution de Nezzar devant la justice de « victoire pour les victimes et les familles des disparus ». « Ce jour, a-t-il déclaré le 30 août à la chaine Al-Magharibia basée à Londres, est attendu depuis trente ans, et nous aurions aimés que ce procès se fasse en Algérie, mais malheureusement, il n’y a pas de justice en Algérie ! »
Des personnalités politiques algériennes, y compris considérées comme proches de l’ancien ministre de la Défense, à l’image de l’ex-premier ministre Sid-Ahmed Ghozali, ont cette fois-ci choisi de ne pas s’exprimer.
L’exemple de Rifaat Al-Assad
Une rencontre a eu lieu le 18 septembre à New York, en marge de l’assemblée générale de l’Onu, entre le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, et son homologue suisse, Alain Berset. Si rien n’a filtré de ce bref échange, il est très probable que l’affaire Nezzar, devenue une affaire entre les deux Etats, ait été centrale dans les discussions.
L’ONG TRIAL International, dans un communiqué du 4 septembre, rappelle qu’elle est indépendante du gouvernement suisse et, à ce titre, « ne s'exprime en aucune manière pour le compte de celui-ci. » Elle précise qu’elle ne défend « aucunement des intérêts politiques ou religieux particuliers mais défend avant tout la position de victimes des crimes les plus graves, lesquelles ont un droit absolu à obtenir justice, indépendamment de leurs orientations ou de leurs convictions. »L’ONG rappelle aussi que l’accusé ne conteste nullement la légitimité de la procédure ouverte à son encontre, et que son avocat s'était exprimé l'an dernier en assurant que Nezzar « se présenterait à son éventuel procès. »
En conclusion, TRIAL International espère que le procès contre le général Nezzar « offrira une opportunité unique aux victimes des crimes de masse commis durant les années 1990 en Algérie d’obtenir une part de justice et de vérité. »
A ce jour, la Suisse n’a pas encore lancé de mandat d’arrêt à l’encontre du prévenu algérien, bien qu’elle l’a fait, au cours de ce même mois d’août, à l’encontre de Rifaat Al-Assad, frère cadet de l’ancien président syrien Hafez Al-Assad, pour des crimes de guerre remontant à 1982. Celui-ci est poursuivi pour les mêmes chefs d’inculpation que ceux retenus contre l’ancien responsable algérien. Les similitudes entre les deux prévenus ne s’arrêtent pas là. Al-Assad, ex-commandant des Brigades de défense, est accusé d'avoir commis des massacres lors d’une opération militaire menée par les forces syriennes pour reprendre le contrôle de Hama, lors d'un soulèvement armé mené par les Frères musulmans. En 2021, al-Assad était revenu en Syrie après avoir passé 37 ans en exil.
« Dans le cas où l’Algérie refuserait de livrer le prévenu, la Suisse va-t-elle recourir à la Cour internationale de justice de La Haye, pour contraindre l’Algérie de respecter le principe Aut dedere, aut judicare [obligation d’extrader ou de poursuivre, NDLR], prévu dans la Convention internationale de lutte contre la torture, comme l’avait fait la Belgique contre le Sénégal, lorsque celui-ci avait refusé de lui livrer l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré et avait refusé de le juger ? » s’interroge pour sa part l’avocat Sofiane Chouiter, président du centre Justitia pour la protection légale des droits humains en Algérie.