Par 60 voix contre 23, le Parlement arménien a ratifié le Statut de Rome, le 3 octobre, et sera bientôt officiellement membre de la Cour pénale internationale (CPI).
En décembre dernier, après l'attaque à grande échelle de l'Azerbaïdjan contre l'Arménie en septembre 2022, le gouvernement avait demandé à la Cour constitutionnelle de déterminer si le Statut de Rome était conforme à la Constitution. En mars, la Cour a rendu un arrêt confirmant la compatibilité du Statut de la CPI avec la Constitution. Auparavant, en 2004, la Cour avait jugé que le Statut n’était pas conforme à plusieurs dispositions de la Constitution de 1995, qui a été modifiée depuis.
La ratification du Statut de Rome par l'Arménie s'inscrit dans un contexte politique marqué par l'exode massif de milliers d'Arméniens du Haut-Karabakh (territoire azerbaïdjanais reconnu internationalement et contrôlé de facto par un gouvernement arménien non reconnu), par des relations tendues avec la Russie et par la réticence apparente de l'Occident à demander des comptes au président azerbaïdjanais Ilham Aliev pour des violations présumées du droit international.
En Arménie, toutefois, on se demande si le moment était bien choisi pour ratifier le statut de Rome.
Les inquiétudes russes
Après l'offensive éclair de l'Azerbaïdjan, le 19 septembre, et la prise de contrôle du Haut-Karabakh, des manifestations ont rempli les rues d'Erevan, la capitale arménienne, et des appels à la démission du Premier ministre arménien Nikol Pashinian ont été lancés. Des figures de la propagande russe, comme la directrice de Russia Today, Margarita Simonian, et le présentateur de télévision Vladimir Soloviov, n'ont pas tardé à réagir. Et le vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitri Medvedev, a notamment adressé des reproches à Pashinian sur sa chaîne Telegram.
Sur fond de montée des tensions, Pashinian a essentiellement rejeté la responsabilité du nettoyage ethnique du Haut-Karabakh sur l'Azerbaïdjan et sur les troupes de maintien de la paix de la Fédération de Russie, lors de son dernier discours à la nation, le 24 septembre. Il a alors plaidé pour la ratification du Statut de Rome, affirmant que l'appartenance à l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC, une alliance militaire intergouvernementale autour de la Russie) et le partenariat stratégique avec la Russie n'étaient pas suffisants pour assurer la sécurité extérieure de l'Arménie.
Le ministère russe des Affaires étrangères a publié une déclaration sévère affirmant que les remarques de Pashinian "méritent d'être répudiées" et rejetant les affirmations selon lesquelles les troupes russes de maintien de la paix n'ont pas protégé la population du Haut-Karabakh contre l'agression azerbaïdjanaise. Le Kremlin a accusé Pashinian de "rejeter sur Moscou la responsabilité des échecs de [sa] politique intérieure et étrangère".
La porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a imputé le changement de politique étrangère de l'Arménie à l'Occident, accusant Washington et Bruxelles d'avoir persuadé "les dirigeants arméniens de se retirer de l'OTSC" et "d'intensifier la coopération avec l'OTAN", l'alliance militaire autour des États-Unis et de l'Union européenne. Le porte-parole du président russe Poutine, Dmitri Peskov, a déclaré que la Russie était défavorable à l’intention de l'Arménie de rejoindre la CPI, dont les décisions sont "extrêmement hostiles" et "difficiles à comprendre" pour Moscou. Peu après la ratification, le ministère russe des Affaires étrangères a dit qu'elle aurait "les conséquences les plus négatives pour les relations bilatérales".
L'ombre de l'inculpation de Poutine par la CPI
En mars dernier, la CPI a délivré des mandats d'arrêt à l'encontre du président Poutine et de la commissaire russe aux Droits de l'enfant, Maria Lvova-Belova, pour "déportation et transfert illégal d'enfants des régions occupées de l'Ukraine vers la Russie". Moscou a fermement condamné cette décision et l'a qualifiée de provocation. Si l'Arménie adhère à la CPI, les forces de l'ordre locales seront théoriquement tenues d'arrêter Poutine s'il se rend en Arménie.
Benyamin Poghosian, spécialiste de politique étrangère à l'Institut de recherche politique appliquée, un groupe de réflexion basé à Erevan, explique à Justice Info qu’une arrestation potentielle de Poutine en Arménie "dépasse la science-fiction". Le vrai problème, selon Poghosian, est que la Russie perçoit la CPI comme un instrument de l’Occident permettant de faire avancer son agenda géopolitique et d'exercer une pression sur les nations qui ne s’y conforment pas. La ratification du Statut de Rome par l'Arménie est perçue comme un "signal géopolitique indiquant que le pays souhaite se rapprocher de l'Occident et s'éloigner de la Russie". Le Kremlin est inquiet car "il considère le Caucase du Sud comme faisant partie de sa zone spéciale d'intérêt", analyse Poghosian.
Yeghishe Kirakosian, représentant de l'Arménie pour les questions de droit international, assure que si l'Arménie rejoignait la CPI, Poutine ne serait pas arrêté à son entrée sur le territoire. Il a déclaré que l'Arménie avait proposé de signer un accord bilatéral avec la Russie pour lui fournir des garanties "concernant les questions les plus urgentes", sur la base de l'article 96 du Statut. Selon Kirakosian, l'Arménie a envoyé cette offre à la Russie en avril, mais n'a reçu aucune réponse à ce jour. Peskov a déclaré de son côté qu'il "n'était pas au courant des détails" de la proposition de l'Arménie mais a ajouté plus tard que les deux pays devaient trouver une "solution diplomatique" à la situation.
Malgré des relations diplomatiques tendues avec la Russie, Pashinian et l'équipe juridique arménienne affirment que l'intention de l'Arménie de rejoindre la CPI n'est pas dirigée contre l'OTSC ou la Russie.
Un effet dissuasif ?
L'équipe juridique arménienne met l'accent sur la CPI comme une forme de dissuasion contre d'éventuelles attaques azerbaïdjanaises contre l'Arménie et comme un moyen de tenir l'Azerbaïdjan pour responsable des crimes de guerre documentés commis par des militaires azerbaïdjanais en septembre 2022. Afin que ces attaques soient couvertes par la CPI, l'Arménie a antidaté la compétence de la Cour au 10 mai 2021.
Selon Mischa Gureghian Hall, chercheur juriste au Centre pour la vérité et la justice, une ONG créée en novembre 2020 en réponse à la guerre du Haut-Karabakh, bien que la CPI ne soit pas compétente pour juger d'un éventuel crime d'agression contre la souveraineté de l'Arménie, la menace d'une enquête de la CPI sur des crimes potentiels commis dans le cadre d'une attaque azerbaïdjanaise contre elle servirait, en théorie, "d'épée de Damoclès en quelque sorte, rendant l'Azerbaïdjan plus réticent à perpétrer des actes d'agression contre l'Arménie".
"Étant donné que les empiètements de l'Azerbaïdjan sur l'Arménie se sont toujours accompagnés de violations du droit international humanitaire et des droits de l'homme, lutter contre celles-ci devrait, en théorie, servir à dissuader les premiers", ajoute-t-il.
Gureghian Hall souligne que le fait de devenir un État partie au Statut de Rome ouvre au Bureau du procureur de la CPI une nouvelle option pour attirer l'attention sur d'éventuelles violations internationales commises par l'Azerbaïdjan, qui a "plus de mordant" que les organes de l'Onu ayant jusqu'à présent été mobilisés pour mettre en lumière ces violations.
Selon Poghosian, cependant, la ratification du Statut de Rome pourrait ne pas jouer un rôle dissuasif contre de nouvelles attaques azerbaïdjanaises, et en revanche entraîner des tensions non seulement avec la Russie, mais aussi avec l'Iran et éventuellement la Chine. Dans un ordre mondial de plus en plus divisé, cette décision liera les mains de l'Arménie et créera "l'impression que l'Arménie a choisi le camp occidental et s'est placée contre la Russie, l'Iran et la Chine", analyse Poghosian. "L'Iran est clairement opposé à l'expansion de l'influence turco-azerbaïdjanaise dans le Caucase du Sud et est prêt à aider l'Arménie à résister. Les difficultés avec l'Iran et la Russie réduiront le potentiel de l'Arménie à résister aux pressions azerbaïdjanaises et turques et forceront l'Arménie à faire des concessions supplémentaires, au-delà de la perte de l'Artsakh (nom local du Haut-Karabakh)", ajoute-t-il.
L'Azerbaïdjan a, pour l’essentiel, ignoré l'arrêt de février de la Cour internationale de justice (CIJ) visant à garantir la libre circulation vers le Haut-Karabakh. L’Azerbaidjan a maintenu bloquée pendant environ dix mois la route vitale pour les Arméniens du Haut-Karabakh - le corridor de Lachin - sans subir de conséquences significatives.
Selon Gureghian Hall, dans la complexité de la situation au Haut-Karabakh, un cas unique se présente lorsque des personnes sont déplacées de force à travers les frontières. Les Arméniens se trouvent contraints de quitter le Haut-Karabakh, qui fait partie du territoire azerbaïdjanais, et de se réinstaller en Arménie, signataire potentiel du Statut de Rome. Sur cette base, Gureghian Hall estime que la CPI pourrait avoir le pouvoir d'enquêter et de poursuivre ce crime de la même manière qu'elle s’est dite compétente pour la déportation des Rohingyas du Myanmar. "Les civils musulmans rohingyas ont été déplacés de force du Myanmar (qui n'est pas un État partie au Statut de Rome) vers le Bangladesh (qui est un État partie). Dans la situation actuelle, avec le déplacement massif des Arméniens du Haut-Karabakh, la situation est similaire", dit-il. "Je pense, en particulier à la lumière de la rhétorique déshumanisante quasi-constante adoptée par les plus hautes sphères de l'État azerbaïdjanais à l'encontre des Arméniens de souche, qu'il ne serait pas difficile d'établir l'existence d'une intention discriminatoire caractéristique du crime contre l’humanité pour persécution", explique Gureghian Hall. Mais étant donné que l'Azerbaïdjan n'a pas d'obligation explicite de se conformer à la CPI puisqu'il n'est pas signataire du Statut de Rome, beaucoup craignent que l'Azerbaïdjan ignore les décisions de la CPI tout comme il a ignoré celles de la CIJ auxquelles il était censé se conformer.