Sur fond d’images horribles de villes israéliennes attaquées par l'organisation militaire palestinienne Hamas et d’une déclaration de guerre par Israël aux habitants de la bande de Gaza, la lente enquête de la Cour pénale internationale (CPI) sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité présumés dans les territoires palestiniens occupés a à peine été mentionnée.
Contrairement à l'invasion russe à grande échelle de l'Ukraine en 2022, lorsque de nombreux pays ont immédiatement saisi le bureau du procureur de la CPI, aucun État n'a demandé à ce dernier d'intensifier son travail sur la Palestine et de poursuivre les crimes présumés.
Lorsque l'Autorité palestinienne a fait campagne pour devenir membre de la Cour après les incursions israéliennes de 2008 et 2009, elle s'est inscrite dans une stratégie à plusieurs volets de défense du droit et de construction de l'État. L'objectif était de faire pression sur Israël dans les enceintes internationales, de fournir un mécanisme alternatif au processus de paix enlisé, d'affirmer la souveraineté palestinienne et d'offrir éventuellement une réparation à certaines des victimes de l'occupation israélienne et des interventions militaires brutales dans les territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza.
Depuis lors, l'engagement de la CPI sur les violations répétées des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés a piétiné, aboutissant à une enquête apparemment mise en veilleuse et ne donnant aucun résultat concret.
Un concert de voix continue de comparer l'accent mis par la communauté internationale sur la justice pour les crimes internationaux commis en Ukraine à celui sur les crimes commis en Palestine. Le grondement des critiques s’est amplifié après l'inculpation de Vladimir Poutine. Pour l’essentiel, elles posent la question suivante : pourquoi une telle mobilisation et une capacité aussi inhabituelle à mener à bien une enquête lorsqu'elle vise un adversaire politique des plus puissants États occidentaux et principaux bailleurs de la CPI, et un tel manque de courage et de ressources concernant la situation en Palestine ? Aujourd'hui, le procureur fait face à de nombreux appels de la part des ONG et du milieu de la défense des droits de l'homme pour que son bureau s'engage pleinement.
Des procureurs qui se renvoient la balle
C'est la deuxième procureure de la CPI, Fatou Bensouda (2012-2021), qui a déclaré en 2019 que "des crimes de guerre ont été ou sont commis en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est et dans la bande de Gaza". La Cour a officiellement ouvert l'enquête sur la situation en Palestine en 2021.
Son prédécesseur Luis Moreno Ocampo avait expliqué qu'il avait les mains liées jusqu'à ce que la Palestine devienne un État reconnu par l'Onu. Mais après que la Palestine soit devenue membre à part entière de la Cour en 2015, ses représentants ont commencé à soumettre des tonnes de preuves. Bensouda a ajouté la situation à ses examens préliminaires. Elle a continué à mettre en garde toutes les parties après avoir ouvert son enquête sur la Palestine, tout en admettant que la situation était "politiquement tendue" et entourée de "rhétorique" et de "désinformation". A chaque embrasement et incursion depuis que la CPI est saisie de cette affaire, des crimes de guerre sont allégués et des appels sont lancés à la Cour pour qu'elle enquête. Mais Bensouda a elle aussi fait traîner sa propre enquête en longueur en demandant aux juges de la CPI de se prononcer d'abord sur les paramètres précis de l'autorité de la Cour. La décision rendue par les juges en février 2021 a confirmé sa compétence sur la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem-Est depuis juin 2014. Mais elle est intervenue alors que le troisième procureur, Karim Khan, s'apprêtait à prendre ses fonctions.
Khan a mis en place la première équipe de procureurs chargés d’évaluer les preuves. Mais en l'absence de déclarations publiques et de détails sur les crimes spécifiques que la Cour pourrait traiter, les observateurs sont devenus de plus en plus critiques à l'égard de l'enquête de la CPI.
L'étendue inconnue des enquêtes
De nombreux cas de crimes graves présumés ont été évoqués depuis 2014, alors que la guerre actuelle à Gaza fait des milliers de victimes. Le Bureau du procureur refuse pourtant de se prononcer sur ses enquêtes. "Je ne peux pas vous dire quelles sont nos lignes d'enquête dans n'importe laquelle de nos situations. Il ne s'agit pas seulement de la Palestine. Nous ne partageons pas vraiment ouvertement ce que nous examinons, et ce pour de bonnes raisons. Non seulement nous ne voulons pas compromettre la sécurité et la protection que nous assurons aux témoins dans des domaines particuliers, mais nous ne voulons certainement pas mettre la puce à l'oreille de quiconque quant à ce que nous examinons à un moment donné. Je peux dire que la Cour a dit très clairement que la CPI est compétente pour la Cisjordanie. Mais en ce qui concerne les lignes de l'enquête, je suis désolée, nous ne les partageons jamais dans le cadre de nos situations", répond la procureure adjointe Nazhat Khan (sans lien de parenté avec Karim Khan) dans un entretien à Justice Info en août dernier.
Certains éléments, cependant, peuvent être décelés sur la base de déclarations antérieures du bureau du procureur. Pour appuyer la demande de Bensouda auprès des juges sur le statut de la Palestine, son Bureau a décrit l'éventail des crimes sur lesquels il enquêterait à propos de l'opération israélienne contre Gaza en 2014. "Sur la base des informations disponibles, il existe une base raisonnable pour croire que des crimes de guerre ont été commis dans le contexte des hostilités de 2014 à Gaza", y déclare le Bureau du Procureur. L'accusation prend soin de mentionner les crimes présumés d'Israël et du Hamas en déclarant qu'il "existe une base raisonnable pour croire que des membres des Forces de défense israéliennes (FDI) ont commis les crimes de guerre consistant à lancer intentionnellement des attaques disproportionnées" et qu'"il existe une base raisonnable pour croire que des membres du Hamas et des groupes armés palestiniens ont commis des crimes de guerre".
Dans le conflit actuel, des crimes de guerre présumés commis par toutes les parties sont susceptibles d'être mis en lumière, notamment les actions des combattants du Hamas tuant des civils et en prenant d’autres en otage, les bombardements aveugles des forces israéliennes ou, éventuellement, la coupure de l'approvisionnement en électricité et en nourriture de la bande de Gaza. De nombreux défis existent cependant, notamment celui de trouver des preuves spécifiques pour démontrer clairement quels individus et surtout quels commandants peuvent être tenus pour responsables, puisque la CPI est généralement appelée à se concentrer sur les principaux responsables.
Le défi de la recevabilité
Les récents développements dans les procès en Europe d'anciens combattants syriens ont montré comment les preuves issues des médias sociaux peuvent être utilisées pour monter des dossiers de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, au-delà d’une appartenance à une organisation définie comme terroriste.
Un autre défi majeur pour les enquêtes de la CPI est l'évaluation de l'existence d'efforts locaux pour sanctionner les individus et leur faire rendre compte de leurs actes, puisque la Cour ne peut théoriquement se déclarer compétente que lorsque les systèmes de justice nationaux n'ont pas agi ou n'ont pas pu le faire. En 2019, le Bureau du Procureur a estimé que, dans le cas du Hamas, "des affaires potentielles concernant des crimes présumés commis par des membres du Hamas et des GAP [groupes armés palestiniens] seraient actuellement recevables", mais que pour les FDI, un suivi des procédures devant les tribunaux israéliens serait nécessaire. "Le Bureau note qu'en raison du peu d'informations accessibles concernant les procédures qui ont été engagées et de l'existence de procédures en cours concernant d'autres allégations, l'évaluation de la recevabilité par le Bureau sur la portée et la réalité des procédures nationales pertinentes reste en cours", écrit le procureur de la CPI.
Yuval Shany, professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem, souligne que les autorités militaires "ont été beaucoup plus transparentes dans la diffusion d’informations concernant les procédures judiciaires et les enquêtes" et que "le procureur général militaire a publié des rapports actualisés sur les enquêtes". Mais la toile de fond politique en Israël est marquée par un questionnement sur l’indépendance de sa justice qui pourrait potentiellement affecter l'évaluation par la CPI de la nature réelle des poursuites contre des commandants des FDI.
L'une des situations les plus documentées de l'histoire
En outre, le bureau de Bensouda a conclu à "une base raisonnable pour croire que, dans le contexte de l'occupation par Israël de la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, des membres des autorités israéliennes ont commis des crimes de guerre" tels que "le transfert de civils israéliens en Cisjordanie depuis le 13 juin 2014".
C'est dans ce contexte, selon les défenseurs des droits de l'homme, que s'inscrivent les violences systématiques et les meurtres : l'occupation israélienne et la construction de colonies en Cisjordanie. "La situation en Palestine en général, en particulier les colonies, est peut-être l'une des plus documentées de l'histoire moderne", affirme Ahmed Abofoul ,de l'organisation palestinienne de défense des droits de l'homme Al-Haq. "Le critère de la recevabilité est déjà déterminé et il n'est pas nécessaire de recueillir une preuve matérielle. Cela peut être prouvé sans avoir accès au territoire", poursuit-il. "L'imagerie satellite peut montrer les grandes lignes et les endroits où Israël transfère sa population."
Les actes d’aujourd’hui ont été précédés d'épisodes de violence de plus en plus fréquents, en particulier en Cisjordanie. Omar Shakir, de Human Rights Watch, une ONG américaine, évoque des chiffres "sans précédent" avec un "pic de meurtres de Palestiniens en Cisjordanie" au cours des 18 derniers mois. Il souligne que "2022 a vu plus d'assassinats de Palestiniens en Cisjordanie que n'importe quelle autre année depuis que les Nations unies ont commencé à rapporter systématiquement les données sur ces morts". Même avant les actions du Hamas et la contre-attaque israélienne, 2023 était "en passe de dépasser ce chiffre".
Comment expliquer les retards
Pourquoi la CPI prend-elle autant de temps ? Abofoul suggère "que le Bureau du Procureur cherche peut-être à établir une cartographie de tous les crimes et à cibler certains crimes qui soulignent les différentes violations commises" - ce qui "pourrait être un argument pour expliquer la lenteur". Mais, ajoute-t-il, "pour être honnête, ce n'est pas vraiment convaincant".
D'un point de vue pratique, il est instructif d'examiner le budget alloué par la CPI à l'enquête sur la Palestine. Il est passé à près d'un million d'euros par an sous Karim Khan, ce qui se situe au bas de l'échelle des ressources allouées, en particulier pour une situation aussi vaste, complexe et persistante. Des demandes ont été faites d'augmentation du personnel, sur la protection des témoins, le travail de sensibilisation et les activités du Fonds au profit des victimes de la Cour, mais rien n'indique une augmentation significative dans les documents budgétaires proposés. On n'a pas l'impression "que l'enquête sur la Palestine va évoluer", déclare Abofoul.
Francesca Albanese, rapporteuse spécial du Conseil des droits de l'homme de l’Onu sur la Palestine, estime que l'enquête "manque de personnel et de ressources" et qu'elle est apparemment "bloquée". Au début de l'année, elle s'est jointe à d'autres rapporteurs spéciaux pour exprimer leur inquiétude quant à l'état de l'enquête et demander que "davantage de ressources lui soient consacrées". Ils ont présenté à nouveau ce qu'ils ont décrit comme "des preuves solides d'allégations de violations des droits de l'homme qui pourraient avoir été commises de manière intentionnelle et systématique". Nazhat Khan, cependant, réplique que, bien que son Bureau ait reçu "une énorme quantité d'informations et de rapports très, très engagés et loyaux", "nous vivons dans le monde de la preuve".
"Nous avons reçu une réponse à nos préoccupations", déclare Albanese à Justice Info, "mais ce n'est pas une réponse qui indique ou suggère une disponibilité au dialogue". Elle poursuit : "Si je compare la situation actuelle de la Palestine à la CPI avec celle des procureurs précédents, je constate que les communautés, les groupes qui ont présenté les demandes ressentent une perte. Le fait de ne pas communiquer, de ne pas avoir le sentiment d’un progrès au sein du Bureau du Procureur envoie le message que la situation ne mérite pas une attention particulière. C'est dégradant pour les victimes qui n'ont pas d'autre recours pour obtenir justice, mais c'est aussi gratifiant pour l'architecte et l'exécuteur de tout cela."
Un manque d'accès ?
Pour sa part, Karim Khan s'est plaint, lors d'une intervention à l’Institut britannique de droit international et comparé, de ce qu'il considère comme une "déconnexion totale entre la réalité et la polémique" dans les critiques sur l'approche de son bureau à l'égard de l'enquête en Palestine. "Lorsque j'ai hérité du bureau, dit-il, il n'y avait même pas d'équipe" pour la Palestine. "Je dois essayer de gérer efficacement les ressources dont nous disposons, et la Palestine et Israël n'ont pas été oubliés."
L'un des problèmes qui pourrait rendre l'action de la Cour plus difficile est le manque d'accès. Aucun représentant de la Cour ne s'est officiellement engagé sur le terrain avec les autorités israéliennes ou palestiniennes. Nazhat Khan affirme qu'il s'agit d'une priorité pour le bureau : "Les discussions avec les autorités locales, les magistrats locaux, les membres du barreau, les ONG et la société civile sont très précieuses et j'espère que le procureur pourra se rendre sur place. Nous ne négligerons rien pour permettre ce processus."
Aux yeux d’Abofoul, le procureur de la CPI a néanmoins accès à toutes les preuves dont il a besoin. "Certains crimes commis en Palestine ne nécessitent même pas l'accès au territoire. C'est pourquoi cette excuse, si je puis m'exprimer ainsi, n'est pas vraiment convaincante."