L'année 2023 marque le 50e anniversaire du violent coup d'État militaire chilien, qui a inauguré 17 années de dictature brutale et jeté une ombre sur les espoirs et les rêves des socialistes démocratiques utopiques du monde entier. Cette année marque également un quart de siècle depuis que les "procès Pinochet", dans le pays et à l'étranger, ont galvanisé des tribunaux chiliens jusqu'alors endormis, les obligeant soit à embrasser la justice, soit à se ranger définitivement du côté de l'impunité pour l'ancien dictateur et ses sbires. De manière peut-être surprenante, ils ont choisi la justice.
Deux décennies et demie plus tard, l'expérience plutôt discrète, mais cumulative, du Chili dans la poursuite des crimes atroces devant les tribunaux nationaux mérite une plus grande attention qu'elle n'en reçoit. Depuis 1998, même de manière imparfaite et surtout lente, les tribunaux chiliens ont résolu des centaines de cas d'assassinats, de disparitions et de tortures datant de l'époque de la dictature et ont envoyé des dizaines d'auteurs en prison. Ils ont également commencé - plus récemment - à s'attaquer à la violence sexuelle, aux revendications au civil, aux fallacieuses "condamnations" historiques de prisonniers politiques et au devoir de se conformer à la jurisprudence de la Cour interaméricaine. Ce faisant, ils démontrent le potentiel peut-être unique des systèmes judiciaires nationaux en tant que siège de la justice transitionnelle : les juges chiliens sont aujourd'hui aux prises non seulement avec des questions d'innocence et de culpabilité, mais aussi avec des décisions importantes dans le champ de la vérité, des réparations et des garanties de non-répétition.
Sur le plan de la justice pénale traditionnelle, en juillet 2023, la Cour suprême du Chili avait rendu des verdicts dans plus de 530 dossiers de crimes contre l'humanité datant de l'époque de la dictature. Deux mille autres affaires faisaient encore l'objet d'une enquête ou attendaient d'être résolues par des juridictions inférieures. 234 agents de l'ancien régime sont en prison pour leurs crimes et des dizaines d'autres - 57 rien que cette année – ont échappé à la justice uniquement grâce à l'"impunité biologique" que leur a offert la mort. Certaines des enquêtes à l'origine de ces développements remontent à janvier 1998, lorsque les premières plaintes pénales contre l'ancien dictateur Augusto Pinochet ont été déposées par des associations de victimes et de parents.
Un nombre record de condamnations au cours de l'année écoulée
L'arrestation de Pinochet au Royaume-Uni, le 16 octobre 1998, en vertu d'un mandat d'arrêt international délivré par l'Espagne, a transformé ce flux d'activités judiciaires en déluge. De nombreuses affaires ont été menées depuis lors, mais cette année - sans doute à l'approche de l'anniversaire - la Cour suprême a agi de manière plus décisive qu'auparavant pour faire avancer les enquêtes à un rythme moins glacial. Au cours des 12 derniers mois, elle a rendu un nombre record de 67 verdicts dans des affaires pénales. Il s'agit notamment de la plus grande vague de condamnations jamais entérinée - 59 anciens agents de la police secrète condamnés en même temps à des peines de prison - et de l'aboutissement de certains dossiers au retentissement international : en août 2023, sept anciens officiers militaires ont été emprisonnés pour leur rôle dans la torture et le meurtre, en 1973, du chanteur folklorique emblématique Victor Jara. L'un des responsables, désormais déchu de sa nationalité américaine, a été arrêté en Floride début octobre, en prélude à son expulsion.
Le chemin vers la justice n'a pas été facile. De premiers obstacles ont notamment été des condamnations excessivement clémentes et une réticence à faire avancer les affaires impliquant des rescapés. Les stratégies des accusés ont évolué, allant de l'invocation de l'amnistie à la négation pure et simple de toute implication, en passant par des tactiques dilatoires permettant aux auteurs de plaider des infirmités ou des bénéfices liés à l'âge. Aujourd'hui, cependant, la proportion de victimes décédées ou disparues pour lesquelles le dossier a été conclu avec succès s'élève à un peu plus de 34 % et continue de croître, tandis que de nouveaux dossiers sont générés en permanence. Nombre d'entre eux sont ouverts par des femmes rescapées, déterminées à obtenir une plus grande reconnaissance des violences sexuelles qu'elles ont subies en tant que prisonnières politiques.
Les juges, quant à eux, ont appris à ne pas appliquer l'amnistie et la prescription aux crimes contre l'humanité. Ils ont assimilé le statut de Rome - le traité fondateur de la Cour pénale internationale (CPI) - et d'autres aspects de la doctrine moderne de la justice pénale internationale, et les invoquent pour combler les lacunes du code pénal national. Les personnels spécialisés de la police judiciaire et de la médecine légale, désignés pour travailler sur ces affaires, ont plus tard déployé leurs nouvelles compétences dans d'autres domaines de la protection des droits. La responsabilité pénale des entreprises, ou au moins celle des civils, commence à être abordée par le biais de poursuites à l'encontre de chefs d'entreprise ayant dénoncé des dirigeants syndicaux, ou de médecins amenés par la police secrète à superviser des actes de torture.
Faire des tribunaux un lieu de réparation
Mais la véritable nouveauté dans l'usage des tribunaux réside aujourd’hui dans la diversification des recours juridiques utilisés. La justice civile, plutôt que pénale, est le domaine d'activité qui se développe le plus rapidement, avec des centaines de plaintes déposées récemment par des familles ou des rescapés. Certaines le sont dans le cadre d'une enquête criminelle, d'autres sont des actions indépendantes contre l'État. Avec le temps, ce recours au droit civil présente des avantages par rapport aux résultats décroissants des poursuites pénales engagées contre des auteurs aujourd'hui âgés : il met mieux en évidence la nature systémique et structurelle des préjudices, en mettant l'accent sur la responsabilité de l'État.
Au fil des ans, les tribunaux chiliens sont devenus peut-être les plus progressifs en déclarant les poursuites au civil entièrement compatibles avec la réception de réparations administratives - ce qui signifie que parents et rescapés peuvent prétendre aux deux - et en renonçant à la prescription et à d'autres obstacles juridiques pour les procédures civiles comme pour les procédures pénales. Cela a pour effet de transformer les tribunaux en lieu de réparation, ce que la justice pénale internationale a toujours eu du mal à réaliser (nonobstant le fonds d'aide aux victimes de la CPI, etc.).
La "dé-pinochetisation" en pleine apologie de l’extrême droite
Les tribunaux sont également devenus un lieu où s'exercent les droits à la vérité et aux garanties de non-répétition. Une vague croissante de négationnisme a été partiellement combattue par des injonctions de la Cour suprême. Une injonction récente a ainsi ordonné à un parlementaire d'extrême droite de se rétracter et de retirer une vidéo calomnieuse diffusée sur les réseaux sociaux ; d'autres ont obligé les principaux médias à publier en première page des rétractations sur les mensonges de la propagande officielle qu'ils avaient docilement relayés sous le régime.
Les rescapés désireux de porter plainte au civil ou de faire poursuivre leurs ravisseurs et tortionnaires ont également eu recours aux tribunaux pour contester les dispositions relatives au secret des archives de la commission vérité. Ils ont d'abord obtenu le droit de déclassifier leurs propres dossiers, puis la promesse d'une législation qui rendra l'ensemble des archives accessibles aux magistrats instructeurs. Par l'intermédiaire de la Cour interaméricaine des droits de l'homme, ils ont également obtenu que les condamnations fallacieuses prononcées il y a longtemps par les tribunaux militaires pour "trahison" ou "terrorisme" soient finalement purgées et effacées des dossiers par la Cour suprême. L'un des rescapés, aujourd'hui avocat spécialisé dans les droits de l'homme, a demandé à plusieurs reprises la "dé-pinochetisation" de l'espace public, forçant ainsi au retrait d'une statue à la gloire d'un membre de la junte et l'effacement, dans les installations d'entraînement militaire, des hommages qui lui étaient rendus ainsi qu'au célèbre chef de la police secrète, Manuel Contreras.
Dans un pays assailli, comme beaucoup de ses voisins, par une marée montante d'apologistes de droite de ce passé autoritaire, les tribunaux ne constituent pas une réponse simple ou suffisante au défi de changer les cœurs et les esprits. Ils jouent cependant un rôle, tardif mais réconfortant, dans la production et le maintien de vérités judiciaires qui sous-tendent l'agenda de la justice transitionnelle dans ses multiples dimensions.
CATH COLLINS
Cath Collins est professeure de justice transitionnelle à l'université d'Ulster, en Irlande du Nord, et directrice de l'Observatoire de la justice transitionnelle de l'université Diego Portales, à Santiago du Chili, où elle était auparavant professeure associée de sciences politiques. L'Observatorio suit l'évolution de la justice, de la vérité et de la mémoire au Chili depuis la dictature de l'ère Pinochet. Plus récemment, il a soutenu et suivi le lancement du premier plan national de recherche des personnes disparues. Les publications récentes de Collins comprennent : "Pinochet's Accomplices : perpetration, complicity, and institutional culpability", avec Francisco Bustos et Francisco Ugas, dans Bird et.al. (2023), "Perpetration and Complicity Under Nazism and Beyond", Londres, Bloomsbury ; "An Innovative Response to Disappearances : Non-Judicial Search for the Disappeared in Asia and Latin America” (2022, ed.) GIJTR/DPLF ; et un document de référence pour la récente mise à jour des lignes directrices du secrétaire général des Nations unies sur la justice transitionnelle, publiée en octobre 2023.