« Il y a un homme assis derrière moi dans cette salle d'audience », commence l'avocat principal de la défense, Cyril Laucci, qui était « totalement inconnu » jusqu'à ce que son nom soit mentionné pour la première fois dans un mandat d'arrêt délivré en 2007 par le tribunal de La Haye. Pendant le conflit du Darfour, au début des années 2000, Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman tenait en fait une pharmacie dans un village reculé de l'ouest du Soudan, poursuit Me Laucci. « Une petite pharmacie », a-t-il souligné en traçant des lignes dans l'air.
Abd-Al-Rahman, aujourd'hui âgé de 74 ans, est accusé de 31 chefs d'accusation pour des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité qui auraient été commis entre 2003 et 2004 dans l'ouest du Darfour, au Soudan. Selon le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), il jouait un rôle clé au sein de la milice Janjaweed, soutenue par le gouvernement, accusée d'avoir commis des massacres et des viols dans le cadre de la contre-insurrection lancée par l'ancien président Omar el-Béchir contre les rebelles d'Afrique centrale et d'Afrique subsaharienne. L'accusé est soupçonné d'avoir échangé des informations et transmis des ordres entre le gouvernement central et la milice, et d'avoir participé à plusieurs attaques contre des civils.
Son procès s'est ouvert en avril 2022, deux ans après qu'il se soit rendu volontairement à la CPI. À ce jour, 725 « victimes participantes » sont enregistrées dans ce procès. L'accusé a plaidé non coupable pour tous les chefs d'accusation. Il s'agit de la première affaire portée devant la CPI pour des crimes commis au Soudan, qui n'est pas un État partie à la Cour. En 2005 cependant, la situation au Darfour a été déférée à la CPI par le Conseil de sécurité des Nations unies. En 2010, les Nations unies avaient estimé que quelque 300 000 personnes avaient été tuées et 2,7 millions avaient été déplacées depuis le début du conflit en 2003.
Lorsque, le 15 avril dernier, la violence a de nouveau éclaté au Soudan et s'est étendue au Darfour, le procureur de la CPI, Karim Khan, a attendu quelques mois pour rappeler que la Cour était compétente pour le Darfour et a annoncé, le 13 juillet, que son équipe avait « déjà commencé à enquêter ». Il a ajouté qu'elle examinait les allégations de « pillages et d'exécutions judiciaires, d'exécutions extrajudiciaires, d'incendies de maisons », non seulement dans l'ouest du Darfour, mais aussi dans sa partie nord.
Nous assistons aujourd'hui aux « mêmes horreurs, aux mêmes crimes » que lors des conflits de 2003 et 2004, lance Me Laucci au tribunal, en se tournant vers la galerie du public. Le conflit en cours a représenté un sérieux défi pour les enquêtes de la défense, explique-t-il, s’ajoutant au défaut de coopération des autorités soudanaises.
Aucune coopération du Soudan
« La défense n'a bénéficié d'aucune coopération de la part des autorités soudanaises au cours de ses enquêtes », souligne Me Laucci. Tout d'abord, le Soudan n'a jamais fourni certains documents clés demandés par la défense, tels que l'état civil et les casiers judiciaires et militaires. Ces documents pourraient contenir des informations relatives à son nom et à son surnom d'Ali Kosheib, ainsi qu’à l'alibi de l'accusé pour deux des quatre lieux de crime, a ajouté son avocat. Selon lui, ce manque de coopération compromet l'équité du procès, et justifierait donc, comme il l’a demandé, que son client bénéficie d’une relaxe.
Par ailleurs, l'obtention des visas a été problématique pour la défense. L'équipe n'a obtenu qu'un visa de 30 jours, limité à la région de Khartoum, où elle s'est rendue en juin 2022. Et, souligne-t-il, la capitale du Soudan est très éloignée de la ville de Garsila, où Abd-Al-Rahman a vécu et travaillé. Il est donc difficile de retrouver des amis d'enfance ou des clients de sa pharmacie qui pourraient témoigner devant le tribunal.
Me Laucci a souligné que le Bureau du procureur a pu de son côté effectuer de multiples missions au Soudan entre 2005 et 2023 et a pu coopérer avec les organisations qui travaillent sur le terrain au Darfour. Il a également fait valoir que le bureau du procureur a dépensé une « somme astronomique » de 39 millions d'euros pour son enquête Soudan entre 2005 et 2022, par rapport aux 75 000 euros accordés à la défense et reconduits une fois.
Le Soudan n'est pas un État partie à la Cour, poursuit Me Laucci, et n'a pas non plus signé « d'accord de coopération ratifié dans les règles » permettant à la Cour d'enquêter sur son territoire. Et comme il est maintenant plongé dans un nouveau conflit armé, la défense n'a que peu ou pas de communication avec les témoins, qui souvent ne possèdent pas de téléphone. Cela rend « impossible la mise en œuvre de la moindre protection des témoins sur le territoire », déclare l’avocat.
« Je ne suis pas Ali Kosheib »
Les 56 témoins qui ont déjà comparu devant la CPI pendant la phase d'accusation ont témoigné des crimes subis par les populations civiles des communautés Fur, notamment des meurtres, des pillages, des destructions de biens et de bétail, des viols, des tortures, des transferts forcés de population et des traitements cruels. Certains d'entre eux ont établi un lien direct entre ces crimes et l'accusé.
La défense annonce qu'elle ne s'attardera pas sur la nature des crimes, car son client ne peut que constater « l'absence de lien avec les accusations ». Au cours des prochaines semaines, elle a annoncé la comparution de 14 témoins, dont des témoins experts, pour soutenir les trois principales lignes de défense qui suivent.
Premièrement, l'homme qui comparaît devant le tribunal n'est pas et n'a jamais été connu sous le nom d'Ali Kosheib. L'avocat associé de la défense, Iain Edwards, a rappelé les premiers mots de son client lors de sa première comparution devant les juges : « Je ne suis pas Ali Kosheib ». « Sa dénégation sans ambiguïté du fait qu'il serait Ali Kosheib n'aurait pas pu être plus claire et soulevée plus tôt », a déclaré Me Edwards, qui indique que dix témoins ayant connu l’accusé dans vie privée et professionnelle déclareront devant le tribunal qu'ils n'avaient jamais entendu parler de ce pseudonyme avant la délivrance du mandat d'arrêt.
Deuxièmement, tenter de démontrer qu'il est impossible qu'il ait été un chef de milice. Les avocats décrivent une carrière au sein du service de santé des forces armées, où il a atteint le grade d'adjudant, une retraite prise dans les années 1990 et l'ouverture de sa pharmacie par la suite. Après la guerre civile, il a rejoint les Forces de police centrales de réserve. Laucci et Edwards disent ne pas voir comment, dans ce contexte, leur client aurait pu être un chef de milice. L’ombre d’un sourire, mêlé de colère, traverse alors le visage d’Abd-Al-Rahman.
La défense annonce qu’elle va demander aux témoins de situer la milice Janjaweed dans le paysage militaire soudanais. Le titre de « aqid al-ogada », colonel des colonels, attribué à l'accusé par l'accusation, sera expliqué. Edwards précise que les témoins expliqueront comment ce titre a une fonction plus tribale que militaire dans la société soudanaise.
Troisièmement, les témoins entreront dans les détails de la loi soudanaise, poursuit Me Laucci. Selon l'avocat, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre ne figuraient pas dans la législation du pays à l'époque des faits. Le Soudan ne les a codifiés qu'en 2007. L'élément de la connaissance du crime est absent, ajoute-t-il. Cette troisième ligne de défense est plutôt théorique, dit-il, car la défense nie qu'Abd-Al-Rahman ait commis des crimes.
Lundi 23 octobre, le premier témoin de la défense a comparu devant la chambre, à huis clos. Les témoins de la défense devraient témoigner jusqu'au début du mois de décembre.