Depuis l'invasion massive de l'Ukraine par la Russie, les deux pays ont échangé plus de deux mille prisonniers des deux côtés, d’après les données communiquées par le gouvernement et les informations diffusées par les médias russes. Le dernier échange connu a eu lieu au début du mois de juillet. Selon les informations fournies en octobre par le chef de la République populaire autoproclamée de Donetsk, Denis Pushilin, environ 500 militaires russes sont actuellement retenus en captivité par l'Ukraine. Ce chiffre est impossible à vérifier, l'Ukraine ne communiquant pas le nombre de soldats russes capturés.
Le processus d'échange de prisonniers de guerre est supervisé en Russie par l'ombudsman Tatiana Moskalkova. Début octobre, elle a déclaré que son personnel communiquait presque quotidiennement avec le chef de la commission parlementaire ukrainienne aux droits de l'homme, Dmitry Lubinets : "J'ai un employé qui interagit directement avec eux, les appelle, échange sur des cas et des listes spécifiques", a-t-elle déclaré, précisant que d’autres échanges de prisonniers à grande échelle sont prévus.
La Russie ne divulgue que rarement les noms et les grades des personnes qui reviennent de captivité en Ukraine. Mais sur les sites Internet des administrations régionales, des comptes rendus mentionnent parfois le retour, par exemple, "d'un soldat de la région de Samara", sans fournir d'autres détails. La même absence d'information s'applique au sort ultérieur de ces ex-prisonniers russes.
Condamnés à être échangés
En mai de cette année, le lieutenant-colonel et commandant adjoint du 47e régiment bombardier, Maxim Krishtop, est rentré en Russie. Son avion avait été abattu en Ukraine le 6 mars 2022. Selon les enquêteurs ukrainiens, Krishtop pilotait l'un des avions impliqués dans le bombardement d'une tour de télévision à Kharkiv, la deuxième ville d'Ukraine. Cinq jours après sa capture, une conférence de presse a été organisée à Kyiv avec le pilote. Krishtop a publiquement reconnu sa culpabilité et a précisé que pendant la mission de combat, il s'était rendu compte que les cibles n'étaient pas militaires mais civiles.
Des poursuites pénales ont été engagées contre lui en Ukraine. Il a été accusé d'avoir violé les lois et coutumes de la guerre, ainsi que d'avoir porté atteinte à l'intégrité territoriale et à l'inviolabilité de l'Ukraine. En mars 2023, un tribunal de Kharkiv a condamné Krishtop à 12 ans d'emprisonnement. Peu de temps après, le tribunal a reçu une requête du bureau du procureur demandant l'inscription de Krishtop sur la liste d'échange - et l'a acceptée. Deux mois plus tard, le pilote est rentré chez lui.
La nouvelle législation qui permet aux prisonniers de guerre condamnés d'être exemptés de peine en Ukraine ne date que de juillet 2022. Le code pénal y prévoit le cas de personnes "pour laquelle une décision d'échange en tant que prisonnier de guerre a été prise". Dans le cadre de ce processus, la décision d'un tribunal d'échanger une telle personne sert de base pour mettre fin aux poursuites pénales ou pour libérer une personne de l'exécution de sa peine.
« Le retour de nos héros »
Bien qu'il ait reconnu sa culpabilité et qu'il ait promis à Kyiv de tout mettre en œuvre pour que "cette guerre prenne fin le plus rapidement possible et que tous les responsables du génocide du peuple ukrainien soient traduits en justice", Krishtop a été salué comme un héros en Russie. Le lieutenant-colonel Sergey Kosik et le commandant d'escadron d'aviation Sergey Malov sont également revenus de captivité avec lui. « Le ministère de la Défense de la Fédération de Russie ramène nos héros de la captivité ukrainienne », a commenté Shamsail Saraliev, membre de la Douma et représentant du groupe de coordination parlementaire sur l'« opération militaire spéciale ».
Le blogueur militaire russe "Fighterbomber" (400k abonnés) s'est également réjoui de la réussite de l'échange : « Tout le pays a prié et s'est inquiété pour eux. Pour leur échange, ils [en Ukraine] voulaient obtenir toutes les richesses du monde, les négociations ont été difficiles et complexes. (...) Nos hommes doivent être sauvés par tous les moyens nécessaires. C'est ce que signifie 'nous n'abandonnons pas les nôtres' [expression populaire utilisée par les partisans des 'opérations militaires spéciales'] », a-t-il écrit sur Telegram en mai.
En Russie, la famille Krishtop était représentée par Igor Vagin. Cet avocat s'est fait connaître en Russie et à l'étranger après avoir été désigné par l'État pour défendre trois étrangers, Aiden Aslin, Shaun Pinner et Saadoun Brahim, qui ont été condamnés à mort dans la République populaire de Donetsk à l'été 2022, puis échangés. Vagin n'a pas répondu à la demande de Justice Info concernant la situation professionnelle et personnelle actuelle de Krishtop.
Après l'échange de pilotes, le ministère russe de la Défense a déclaré que ceux qui reviendraient de captivité "bénéficieraient de l'assistance psychologique et médicale nécessaire". En outre, tous les prisonniers de guerre qui rentrent en Russie sont généralement interrogés par des enquêteurs du Comité d'enquête et par le Service fédéral de sécurité (FSB, la principale agence de sécurité de la Russie). Une chaîne Telegram du Comité d'enquête et des soldats revenus de captivité confirment cette pratique. Le Comité a indiqué qu'il souhaitait savoir si les Russes avaient été soumis à la torture et que, sur la base de ces témoignages, il pourrait engager des poursuites pénales à l'encontre du personnel militaire ukrainien. Le FSB a déclaré qu'il cherchait à savoir si les ravisseurs avaient tenté de recruter les soldats capturés, et que certains d'entre eux avaient été soumis à des examens polygraphiques à cette fin.
Un autre condamné échangé est l'artilleur-opérateur Mikhail Kulikov. Il a été capturé le 26 février 2022 dans la région de Tchernihiv en Ukraine. En août 2022, le tribunal local a reconnu Kulikov coupable d'un crime de guerre, pour avoir bombardé un immeuble résidentiel, et l'a condamné à dix ans de prison. Le sergent a reconnu sa culpabilité. Devant le tribunal, Kulikov a expliqué qu'il avait tiré sur les étages supérieurs de l'immeuble à la demande du commandant, qui avait crié qu'une personne munie d'un lance-grenades s'y trouvait. Un an plus tard, en juin 2023, Kulikov est échangé avec 93 autres prisonniers de guerre russes. Dans le cas de Kulikov, l'échange est passé inaperçu, comme dans la plupart des échanges.
Appel au retour au front
Dans ce reportage de 59.ru, un média régional de Perm, une ville russe située près des montagnes de l'Oural, d'anciens prisonniers de guerre disent qu'ils n'ont plus envie de servir dans l’armée et veulent être démobilisés. Cependant, selon les lois russes, il est actuellement impossible de le faire. Depuis le début de l'invasion massive de l'Ukraine, il est interdit de résilier les contrats du personnel militaire dans le pays.
En Russie, il existe des idées plus radicales sur ce qu'il convient de faire des soldats russes revenus de captivité. Le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, a déclaré que les "guerriers" ne devraient pas finir en captivité. Après leur retour, Kadyrov a appelé les militaires à retourner sur le front pour prouver qu'ils n'ont pas craint le combat et n'ont pas cherché à déposer les armes et à s'échapper.
Le "Comité des mères de soldats" pour sa part a déclaré à Justice Info qu'il n'avait reçu aucune demande de la part de militaires russes revenus de captivité. Il a indiqué qu'il ne s'occupait que des cas des personnes actuellement retenues en captivité en Ukraine, mais n'a pas fourni d'autres détails sur son travail. Le bureau du commissaire russe aux Droits de l'homme, qui supervise le processus d'échange, n'a pas non plus répondu à nos questions.
Toujours responsables de crimes de guerre
Selon les avocats que nous avons contactés, la situation concernant le retour des prisonniers condamnés en Russie est complexe : les décisions sont fondées sur des considérations politiques plutôt que sur la pratique juridique et le droit. Mais pour Natalya Sekretareva, responsable du département juridique du Centre des droits de l'homme de Memorial, l'échange n'annule pas l'obligation pour un militaire de répondre de ses crimes de guerre : "Les conventions de Genève contraignent la Russie à enquêter sur les crimes des militaires et à les punir. Ce devoir s'étend également aux violations commises par son propre personnel militaire. Libérer des individus de leur responsabilité à leur retour en Russie est une démarche politique qui contredit les obligations russes", explique l'avocate.
Valeriya Vetoshkina, avocate du projet russe de défense des droits de l'homme The First Department, ajoute que certaines conditions doivent être remplies pour faire appliquer une décision de justice rendue par un pays étranger, comme le principe de réciprocité. L'acte pour lequel la personne a été condamnée doit être considéré comme un crime dans les deux pays : il serait ainsi assez étrange d'imaginer que, dans le contexte d'une guerre que la Russie qualifie d'"opération militaire spéciale", la Russie accède à la demande de l'Ukraine d'exécuter une sentence contre son propre citoyen condamné pour avoir violé les lois de la guerre. Dans tous les cas, Vetoshkina souligne que les militaires russes sont en premier lieu libérés de toute sanction par un tribunal ukrainien, lorsque celui-ci décide de les échanger.
"Tenir les individus responsables de leurs actes après qu'ils ont été faits prisonniers est plus une question tactique que juridique", explique Vetoshkina, qui suggère que ces mêmes militaires pourraient fournir des informations précieuses à leurs commandants. Toutefois, la Russie prévoit une responsabilité pénale en cas de reddition volontaire ou de défection à l'ennemi. Le 20 septembre 2022, l'inclusion de cet article dans le code pénal a été approuvée par la Douma d'État et, le 21 septembre, le président Vladimir Poutine a annoncé le début de la mobilisation militaire dans le pays.