« Un interminable feuilleton politico-judiciaire ». C’est ainsi que l’archevêque sud-africain, Desmond Tutu avait qualifié les innombrables rebondissements qui ont émaillé près de 25 années de traque pour juger Hissène Habré, l’ex-dictateur tchadien (1981-1989), accusé de crimes contre l’humanité. Le 20 juillet prochain, son procès s’ouvre à Dakar. C’est le premier procès d’un ex-président sous les auspices de l’Union africaine. C’est aussi la première fois qu’un dictateur déchu est jugé dans un autre pays pour des violations massives des droits de l’homme. C’est un tournant majeur dans l’histoire mouvementée de la justice internationale en Afrique.
L’histoire de la traque d’Hissène Habré est un formidable reflet du processus chaotique de la justice internationale qui commence dans les années 1990 et où la soif de justice se colorie de pragmatisme et se mêle à la froide Realpolitik. Avec en toile de fond, toutes les questions liées à la création d’une justice sans frontière, dans un monde où les crimes abondent et leurs auteurs restent rarement poursuivis.
Un dictateur soutenu par l’Occident
De 1981 à 1989, Habré est un dictateur sanglant, mais il jouit du plein soutien des présidents Reagan et Mitterrand, qui voient en lui un efficace rempart contre le bouillant colonel libyen Mouammar Kadhafi. Ce sont les années de guerre froide et selon la formule en vogue de l’époque, Hissène Habré « was a son of a bitch, but he was our son of a bitch ». Son règne fera 40.000 victimes, selon la commission d’enquête tchadienne, mais la CIA l’appuiera et l’armera massivement, et Paris, en dépit de l’enlèvement de l’anthropologue Françoise Claustre en 1974 et de l’assassinat du capitaine Pierre Galopin venu en 1975 négocier sa libération, fera de même pour contenir l’expansionnisme libyen sur le Nord du Tchad.
Une idée folle comme une étincelle
A sa chute en décembre 1990, avides de dignité et blessés dans leur chair et leur âme, une poignée de rescapés de ses prisons poursuivent le même rêve : faire juger l’homme qui brisa en partie leur vie. Une idée folle dans un pays qui n’a jamais été un modèle de démocratie. Souleymane Guengueng récolte discrètement les témoignages de 792 rescapés des geôles d’Habré et écrit patiemment à la main leurs tourments sur des feuilles jaunes où il épingle leur photo. Le régime tchadien a changé, la violence a décru depuis qu’Idriss Deby, ex-commandant de l’armée tchadienne, a renversé en 1990 Hissène Habré, mais les cadres de l’impitoyable police politique, la DDS, sont restés en place.
Par une extraordinaire conjonction de facteurs, ce rêve de justice va s’avérer soudainement possible : l’affaire Pinochet et la mobilisation d’ONG africaines, auquel s’ajoutent le savoir-faire juridique et médiatique de Human Rights Watch et de la FIDH, de l’intervention des Nations unies, du parlement européen et de l’Union africaine, et l’arrêt de la Cour internationale de justice pour que les verrous politiques finissent par sauter un à un.
Les pirates en haute mer et l’arrestation de Pinochet
Survient 1999 : c’est l’arrestation surprise du général chilien Augusto Pinochet à Londres. Incroyable coup de tonnerre dans les relations internationales : un juge espagnol jusqu’ici inconnu délivre un mandat d’arrêt contre l’ex-dictateur chilien en déplacement à Londres, lequel est aussitôt mis en résidence surveillée pour des crimes qu’il a commis chez lui, à des milliers de kilomètres de l’Angleterre. La renaissance du principe de la compétence universelle, jadis né pour combattre les pirates en haute mer, choque les uns mais ravit les autres. Le crime contre l’humanité utilisé pour la première fois en 1945 comme chef d’accusation par les tribunaux de Nuremberg avait conceptuellement ébréché les murs jusque là infranchissables de la souveraineté nationale, mais il manquait encore un moyen d’action. Soudainement, s’appuyant sur le précédent Pinochet, le principe de la compétence universelle peut remplir ce rôle. L’époque est porteuse avec la naissance de la Cour pénale internationale, dont les statuts sont rédigés en 1998 à Rome.
Reed Brody, qui a suivi de très près l’affaire Pinochet pour Human Rights Watch décide d’appuyer Souleymane Guengueng et ses anciens compagnons d’infortune. La traque commence véritablement contre celui qui est désormais surnommé « le Pinochet africain ». Celui-ci s’indigne et va développer deux arguments majeurs au cours des années : la dénonciation de l’impérialisme judiciaire occidental et d’une justice sélective, puisque lui est poursuivi, alors que son ex-commandant en chef de l’armée en 1983 et 1984 se trouve être l’actuel président tchadien, Idriss Déby, nullement inquiété jusqu’ici.
Solutions africaines pour problèmes africains
La première confrontation judiciaire se déroule au Sénégal. Le symbole est fort : Une Cour sénégalaise juge un ex-dictateur tchadien. Comme dit le slogan, il faut des « solutions africaines pour problèmes africains ». Le Sénégal est par ailleurs le premier pays au monde à avoir ratifié les statuts de la Cour pénale internationale. C’est de surcroît dans ce pays qu’Hissène Habré s’est enfui, emportant avec lui le trésor national de son pays. Il a aussitôt arrosé – accusent ceux qui le poursuivent - une confrérie de marabouts et bien d’autres de ses largesses, subventionnant le club de football de son quartier de Dakar, le FC Ouakam, prenant une Sénégalaise comme troisième épouse, et se rendant en boubou blanc à la mosquée chaque vendredi, afin de projeter l’image d’un homme humble et pieu. A l’évidence, l’ancien diplômé de SciencesPo Paris sait faire : il a le même conseiller juridique que le président sénégalais Abdoulaye Wade, et celui-ci lui reste un fidèle allié. Sans doute, cet élément ne laisse pas insensible la Cour suprême du Sénégal, qui, en appel, décide finalement en 2001 que le pays n’est pas compétent pour juger Hissène Habré.
Stupeur devant la découverte des archives de la terreur
Survient alors un nouveau rebondissement dans la saga Habré : en 2001, accompagné de Reed Brody, le tenace avocat qui conduit pour HRW la traque contre l’ex-dictateur tchadien, j’obtiens l’autorisation de pénétrer dans l’ex-quartier général de la DDS pour tourner quelques images. A notre absolue stupéfaction, dès que nous pénétrons dans le bâtiment, nous nous trouvons en train de marcher sur des milliers de papiers laissés dans un désordre indescriptible. Nous en avons jusqu’aux chevilles, comme les images de « Chasseur de dictateurs » le montrent. Ces papiers sont tout sauf anodins : ce sont les archives de la terreur. Les archives de l’impitoyable Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS) qui rendait compte directement à Hissène Habré. Dépouillées par HRW, on y trouve la liste de 1208 personnes exécutées et de autres 12.000 victimes, les compte-rendus d’interrogatoires, la correspondance avec les services secrets amis… C’est un moment capital pour la suite du processus judiciaire, car transparaît l’architecture du système d’oppression écrite par ceux-là même qui la dirigent. La première feuille que nous ramassons est une lettre de remerciements adressée à la CIA pour un stage de formation d’agents de la DDS. Les preuves viennent épaissir l’acte d’accusation. Pourquoi nous a-t-on laissé pénétrer dans l’ex-quartier général de la DDS ? Négligence ? Oubli de ce que contenait ce bâtiment laissé à l’abandon depuis des années ? Une autre raison ? Nous ne le saurons sans doute jamais.
La politique a toujours le dernier mot
Depuis l’échec de juger Hissène Habré au Sénégal, les victimes tchadiennes et HRW cherchaient un tribunal compétent. La Belgique était alors à l’avant-garde dans l’application du principe de la compétence universelle. La bataille judicaire se déplace à Bruxelles auprès du juge d’instruction Fransen, qui en 2005 après quatre ans d’enquête l’inculpe notamment pour crimes contre l’humanité. Mais le principe de la compétence universelle, trop laxiste en Belgique, est devenu ingérable. Plus d’une quinzaine de chefs d’Etats en exercice font l’objet de plaintes, y compris Chirac, Clinton, Blair, Castro, Sharon, Arafat… Sous le coup aussi des pressions américaines qui menacent de déménager le quartier général de l’OTAN hors de Belgique, les autorités belges réduisent drastiquement la portée de la loi. Après des incertitudes, le dossier Hissène Habré subsiste malgré tout, d’autant que des victimes tchadiennes ont obtenu la nationalité belge. Mais en dépit des demandes répétées de Bruxelles, les autorités sénégalaises refusent de livrer Hissène Habré, estimant qu’elles n’ont pas compétence pour le faire. Le politique a toujours le dernier mot.
Finalement, l’Union africaine demande au Sénégal de juger l’ex-dictateur « au nom de l’Afrique » ou l’extrader en Belgique. En vain. La Belgique attaque en 2009 le Sénégal devant la Cour internationale de justice (CIJ), puisque toutes ses demandes d’extradition de Hissène Habré restent sans résultat. Différents organes des Nations unies et le parlement européen tentent aussi de faire fléchir le président sénégalais qui ne veut toujours pas « lâcher » Habré. Finalement, c’est la défaite politique aux élections de 2012 qui éloigne Wade du pouvoir. La roue tourne d’autant que tombe le verdict sans ambiguïté de la CIJ: obligation est faite au Sénégal de juger l’ex-président tchadien « sans délai », à défaut de le remettre à la justice belge. Le nouveau président du Sénégal, Macky Sall, annonce que Habré sera jugé à Dakar par une nouvelle Cour : les Chambres africaines extraordinaires. Le dernier obstacle politique est désormais levé. Quelques victimes achètent au Sénégal un buffle blanc et le sacrifient pour que les dieux leur restent favorables.
La Cour évoquera-t-elle Washington et Paris, jadis les « parrains » de Habré?
Hissène Habré va être donc jugé par une Cour continentale voulue par l’Afrique, au moment où celle-ci se déchire entre les gouvernements qui ont demandé l’intervention de la CPI – Ouganda, RDC, Mali, Centre-Afrique, Côte d’Ivoire - et ceux, au contraire, qui dénoncent l’impérialisme judiciaire dont elle serait porteuse.
Vingt-cinq ans après le début de la traque, le feuilleton politico-judiciaire touche à son épilogue à Dakar, au terme d’une formidable bataille qui s’est déroulée de N’djamena à Bruxelles, de New York à Addis Abeba, en passant par La Haye, Genève et Paris. En 2001, Souleymane Guengueng dans « Chasseur de dictateurs » disait : « Je n’étais rien, pas même un petit oiseau sur une branche, et voilà que celui qui fut le maître du pays, celui qui fut le tout-puissant, Hissène Habré, doit répondre de ses crimes ». De rebondissement en rebondissement, quatorze ans plus tard, Souleymane Guengueng et ses amis ont finalement gagné : Hissène Habré comparaîtra finalement devant des juges. Sortira-t-il de son mutisme et que dira-t-il de ses liens militaires jadis si étroits avec Paris et Washington ? Quid aussi de l’attitude très ambiguë du gouvernement tchadien, qui officiellement soutient le procès, mais redoute que le nom de l’actuel chef de l’Etat apparaisse ? Subsiste encore une interrogation clef : le premier procès en compétence universelle d’un ex-dictateur inaugure-t-elle une nouvelle ère en Afrique ou restera-t-il une exception ?