Les allégations examinées sont « extrêmement graves », assène le juge Charles Haddon-Cave, président de la commission d’enquête indépendante, vêtu d'une veste noire, d'une chemise blanche et d'une cravate rouge foncé, lors de sa séance d'ouverture du 9 octobre.
Elles comportent trois volets, explique-t-il devant la Cour royale de justice de Londres, dans la capitale du Royaume-Uni : « Premièrement, de nombreuses exécutions extrajudiciaires ont été commises par les forces spéciales britanniques en Afghanistan entre la mi-2010 et la mi-2013 ; deuxièmement, ces exécutions ont été dissimulées à tous les niveaux au cours de la dernière décennie ; troisièmement, l'enquête quinquennale menée par la police militaire royale n'était pas adaptée à l'objectif visé. »
Au cours de deux sessions ouvertes au public, les déclarations liminaires de l'avocat principal de la commission d'enquête, des avocats des familles des victimes afghanes, du ministère britannique de la Défense et de la police militaire royale ont résonné dans le prestigieux palais de Westminster, du 9 au 11 octobre et du 23 au 26 octobre.
Sir Haddon-Cave a quitté son poste de juge à la Cour d'appel britannique pour diriger la commission, après avoir été mandaté par le secrétaire d'État à la Défense. Le reste de l'équipe est aussi composé essentiellement de juristes. Leur mandat est « d’enquêter et faire un rapport sur les allégations d'activités illégales menées par les forces spéciales du Royaume-Uni dans le cadre de leurs opérations illégales en Afghanistan entre la mi-2010 et la mi-2013 », de déterminer si les enquêtes internes précédentes « ont été opportunes, rigoureuses, exhaustives, correctement menées et efficaces », et d’« examiner les autres enseignements qui peuvent être tirés, à formuler des recommandations et à identifier les mesures supplémentaires qui pourraient être nécessaires ».
S'exprimant le premier jour, l'avocat principal de la commission d’enquête, Oliver Glasgow, cite le cas d'une unité des forces spéciales britanniques soupçonnée d'avoir tué neuf personnes « dans leur lit » lors d'un raid nocturne, le 7 février 2011, dans la province d'Helmand, dans le sud de l'Afghanistan. La plus jeune victime avait 14 ans. La famille insiste sur le fait que toutes les personnes décédées étaient des civils innocents et que personne dans l'enceinte n'était armé, précise l'avocat. Les forces spéciales ont affirmé qu'elles agissaient en état de légitime défense. Bien qu'elles ne soient pas nommées dans l'enquête, les forces en question étaient le Special Air Service (SAS), une unité d'élite de l'armée britannique qui a été déployée en Afghanistan de 2010 à 2013.
Exécution d'Afghans en âge de combattre
Il s'agit de l'un des sept exemples que Glasgow a déclaré vouloir citer concernant les "opérations de détention délibérées" (DDO, selon l’acronyme anglais) : des raids menés sur base d’informations fournies par les renseignements, dans le but de perturber les poseurs de bombe Talibans et leurs partisans. Les forces spéciales britanniques ont mené des centaines d'opérations de ce type au cours des trois années couvertes par l'enquête. « L'allégation centrale au cœur de cette enquête est brutale », souligne Glasgow. « Les DDO ont été entachés d’abus des éléments des forces spéciales britanniques qui menaient une politique d'exécution d'hommes afghans en âge de combattre dans des circonstances où ils ne représentaient pas de menace immédiate ou étaient hors de combat. »
« Il y a 14 participants endeuillés issus de neuf familles différentes, qui ont perdu 33 de leurs proches au cours de sept raids nocturnes du SAS », accuse l'avocat Richard Hermer, au nom des victimes afghanes, dans son exposé introductif du 11 octobre. S'adressant au président Haddon-Cave, il poursuit : "Monsieur le Président, vous examinerez bien sûr un encore plus grand nombre de raids similaires et de décès survenus au cours de la période couverte par votre mandat, et les principales familles participantes ne représentent qu'une petite partie des familles affectées par cette conduite au cours de la période". Cette enquête a été déclenchée après que la BBC Panorama, notamment, ait rapporté en juillet 2022 qu'un escadron du SAS avait tué 54 personnes dans des circonstances suspectes.
L'avocat Brian Altman, dans sa déclaration liminaire du 10 octobre au nom du ministère de la Défense, assure à la commission d'enquête que « les forces armées britanniques s'imposent à juste titre les normes opérationnelles les plus élevées possibles » et que « le système judiciaire du service est tout à fait capable d'enquêter et de poursuivre toutes les infractions pénales commises dans le cadre d'opérations à l'étranger ».
Il souligne le contexte d’intervention. « À cette époque, les forces armées britanniques, qui faisaient partie de la FIAS [Force internationale d'assistance à la sécurité] dans le sud de l'Afghanistan, opéraient dans l'une des régions les plus dangereuses et les plus difficiles du pays. La menace constante pesant sur les forces armées britanniques, les forces afghanes et la population civile était bien réelle en Afghanistan, comme en témoignent le nombre de militaires tués et le nombre de blessés, dont beaucoup ont subi des blessures qui ont changé leur vie, y compris la perte d'un membre. »
Les troupes de l'Otan et de ses alliés sont entrées pour la première fois en Afghanistan après les attentats du 11 Septembre 2001 à New York, dans le cadre de l'une des opérations militaires conjointes les plus longues, les plus massives et les plus difficiles de tous les temps. L'objectif était d'écraser les talibans, de soutenir un gouvernement afghan démocratique et d'aider les forces afghanes. Après les États-Unis, c'est le Royaume-Uni qui a déployé le plus grand nombre de forces. Au plus fort de la campagne, 137 bases britanniques et environ 9 500 soldats britanniques étaient stationnés dans la seule province de Helmand.
Improbables poursuites ?
Altman indique également à la commission d'enquête que « le ministère de la Défense souhaite exprimer et souligner, par mon intermédiaire, son soutien constant vis-à-vis de cette enquête et son intention de continuer à coopérer pleinement ».
Iain Overton, directeur de l'ONG Action on Armed Violence, qui a mené des enquêtes en parallèle avec la BBC et fait pression pour obtenir la création de cette commission, n'est pas convaincu. Pour arriver à ce résultat, et à obtenir des informations du ministère britannique de la Défense, il a fallu procéder à « un véritable arrachage de dents », dit-il à Justice Info.
Il souligne que le SAS, qui, selon lui, a un statut quasi mythique dans la psyché collective britannique, n'est actuellement pas soumis à l'obligation de rendre des comptes, n'étant directement responsable que devant le Premier ministre britannique et le ministère de la Défense. Selon Overton, la « chape de secret » qui entoure les forces spéciales britanniques, notamment le SAS, et la réticence du ministère à l'égard d'une enquête indépendante font qu'il est peu probable que des poursuites soient engagées à l’issue de cette commission.
Overton affirme que le ministère de la Défense, qu’il a fallu contraindre de participer à l’enquête, a "réellement tenté d'en faire une enquête à huis clos". Et qu’il a obtenu gain de cause. Alors que les premières sessions ont été ouvertes au public, le mandat de l'enquête stipule que "les audiences se dérouleront à huis clos et que toutes les mesures nécessaires seront prises pour protéger les documents sensibles et la sécurité des témoins".
Un déni collectif ?
Alors que les pays occidentaux sont entrés en Afghanistan avec l'objectif proclamé d'exporter des valeurs démocratiques, Overton pense que leur façon d'opérer était souvent loin d'être conforme à cet objectif. Le Royaume-Uni n'est pas le seul pays dont les forces en Afghanistan ont été accusées de graves violations des droits humains.
La Cour pénale internationale (CPI) a ouvert un examen préliminaire de la situation en Afghanistan dès 2006. Puis en 2020, elle a été autorisée à ouvrir une enquête sur « les crimes qui auraient été commis sur le territoire de l'Afghanistan depuis le 1er mai 2003 ». L'ancienne procureure, Fatou Bensouda, a évoqué de possibles crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis non seulement par les talibans et les forces afghanes, mais aussi par les forces occidentales et dans les prisons secrètes américaines.
Mais le successeur de Bensouda, Karim Khan, a annoncé peu après sa prise de fonction en 2021 que son enquête sur l'Afghanistan « ne prioriserait pas » les crimes présumés des troupes américaines ou de leurs alliés dans ce pays, mais plutôt ceux des talibans et de l'État islamique. Néanmoins, la menace d'une mise en accusation par la CPI pourrait avoir contribué à accroître la pression au Royaume Uni en faveur d'enquêtes nationales sur les abus présumés des militaires en Afghanistan. Cela ne s'est pas produit aux États-Unis, qui ne sont pas parties à la CPI. Mais cela a peut-être joué un rôle aussi en Australie, comme l’expliquait Donald Rothwell, professeur de droit international à l'Université nationale australienne de Canberra, dans une interview accordée à Justice Info en 2021.
Cette année-là, l'Australie a mis en place une unité spéciale chargée d'enquêter sur d'éventuels abus commis par ses forces en Afghanistan. Une enquête criminelle a été ouverte à la suite d'un rapport faisant état de graves abus commis par des membres des forces spéciales australiennes en Afghanistan entre 2005 et 2016. Ce rapport, connu sous le nom de rapport Brereton, est le résultat d'une enquête administrative de quatre ans commandée par l'armée elle-même. Il recommande que 19 personnes fassent l'objet d'une enquête criminelle.
Espoirs et attentes
Qu'est-ce qui pourrait ressortir de l'enquête britannique ? « J'espère que cette enquête débouchera sur une recommandation en faveur d'un contrôle parlementaire approfondi des forces spéciales », dit Overton. « J'espère qu'une unité d'enregistrement des victimes civiles sera créée au sein du ministère de la Défense et qu'un médiateur indépendant sera chargé de veiller à ce que les forces spéciales soient tenues de rendre des comptes au plus haut niveau. »
Pour l'avocat Hermer, qui représente les victimes, les familles afghanes espèrent que l'enquête « mette fin au mur du silence et à l'obstruction auxquels elles ont été confrontées au cours de la dernière décennie » et « fasse enfin la lumière sur la conduite des forces spéciales britanniques en Afghanistan et sur les circonstances de la mort de leurs proches ». « L'expérience de l'enquête Brereton en Australie montre qu'un mur de silence peut être très difficile à briser, mais qu'une fois qu'une brique de ce mur a été enlevée, tout l'édifice est capable de s'effondrer », décrit-il dans sa plaidoirie.
« Si votre enquête conclut qu'il existe des preuves crédibles que des meurtres ont été commis et qu'il y a eu dissimulation, les familles endeuillées demandent que les responsables de ces actes en rendent dûment compte, ce qui, dans ces circonstances, nécessiterait des poursuites à l'encontre des personnes impliquées. L'obligation de rendre des comptes doit concerner non seulement les soldats sur le terrain, mais aussi ceux qui étaient responsables de leur gestion et de leur surveillance », lance-t-il au juge président.
Et bien que son mandat stipule que « l'enquête n’a pas pour fonction de déterminer la responsabilité civile ou pénale des personnes ou des organisations citées. Cela ne devrait pas l’empêcher de parvenir à des conclusions sur les faits en rapport avec son mandat. »
Overton ne s'attend pas à ce que l'enquête indépendante débouche sur des poursuites ou des réparations - qui, selon lui, constitueraient un aveu tacite de culpabilité -, même si « j'espère me tromper » dit-il. « Personne ne sera nommé, pour autant que je sache », indique-t-il à Justice Info. « Il n'y aura aucune preuve de l'application de la justice ».
Pour l'instant, aucun calendrier des auditions n'a été publié sur son site officiel, et l'enquête devrait durer au moins quelques mois. Glasgow donne devant la commission un aperçu des témoins appelés à participer aux auditions en séances publiques et à huis clos, en commençant par les témoins experts. Il souligne que la durée de l'enquête dépendra du niveau de coopération qu'elle obtiendra. « Si le ministère de la Défense et l'armée sont fidèles à leur parole, s'ils s'engagent dans le processus collectivement et individuellement, et s'ils aident à découvrir la vérité, alors ce travail prendra beaucoup moins de temps que si nous devons les contraindre à produire des preuves et à présenter des témoins », lance-t-il.