La semaine dernière, au cours de trois jours de rares audiences publiques devant les Chambres spécialisées du Kosovo basées à La Haye, l'ancien ambassadeur du Kosovo en Macédoine du Nord, Gjergj Dedaj, déclare à la Cour avoir fait des "déclarations immatures et exagérées", au cours des enquêtes menées en 2014 par la mission "État de droit" de l'Union européenne au Kosovo, EULEX, sur la détention arbitraire et les traitements cruels qu'il aurait subis aux mains de l'Armée de libération du Kosovo (UCK).
Le témoin explique que ses déclarations selon lesquelles il avait été battu par des membres de l'UCK avaient été faites dans un "état d'esprit très émotionnel" et qu'elles étaient motivées par une vengeance politique. Alors que Dedaj termine sa déposition devant le tribunal le 8 novembre, Guénaël Mettraux, l’un des juges, lui demande s'il admet avoir donné des informations "fausses et trompeuses" à EULEX. L'ancien ambassadeur fronce les sourcils et reconnaît qu'elles étaient "exagérées". Elles "peuvent aussi être fausses", ajoute-t-il après avoir été pressé par le magistrat. Le juge Mettraux demandé à Dedaj s'il sait que le fait de donner des informations trompeuses à EULEX constituait une "infraction pénale". Dedaj répond qu'il en était informé, mais qu'il n'avait jamais été devant un tribunal auparavant et qu'il n'avait donc "pas bien évalué la situation".
Le témoignage de Dedaj intervient dans le cadre du procès de l'ancien président du Kosovo, Hashim Thaçi, et de trois co-accusés devant ces Chambres spécialisées internationalisées. Les événements examinés remontent à septembre 1998. Selon l'acte d'accusation, Thaçi, son co-accusé Rexhep Selimi et d'autres combattants de l'UCK "ont mené et participé à l'arrestation, la détention et l'intimidation de 13 membres d'une délégation parlementaire qui effectuaient une visite humanitaire à Qirez/Cirez" (respectivement en albanais et en serbe) au Kosovo. En tant que vice-président de l'Assemblée à l'époque, Dedaj dirigeait la délégation, composée de députés qui s'étaient engagés dans une résistance pacifique contre la Serbie. Dans les documents du procureur, on peut lire que les membres de la délégation ont ensuite été envoyés dans une école à Baice/Banjica où ils ont été "battus et interrogés". Selon le témoignage de Dedaj en 2014, il a été menacé par Thaçi, qui était alors le chef présumé des directions politique et de l'information de l'UCK. Ensuite, en présence de Thaçi, un combattant de l'UCK "a déclaré qu'il allait tuer un membre de la délégation", et juste avant leur libération, Thaçi a menacé l'un des 13 délégués en disant "même si vous êtes libres maintenant, nous pourrions vous tuer à Pristina".
Devant le tribunal, Dedaj corrige ses déclarations de 2001, lorsque le Kosovo était administré par l'Onu, puis de 2014 auprès de l’EULEX, et déclare que, pendant sa détention, il n'avait pas été battu mais traité "dignement". Il revient également sur sa précédente déclaration selon laquelle Thaçi l'avait interrogé après qu’il eut été battu. Il dit qu'ils ont simplement eu une conversation "entre deux chefs".
"Un des témoignages les plus importants"
Thaçi et ses trois co-accusés, Kadri Veseli, Rexhep Selimi et Jakup Krasniqi, étaient des personnalités de haut rang de l'UCK pendant la guerre de 1998-1999, qui sont devenues par la suite des hommes politiques de premier plan au Kosovo. Veseli et Krasniqi ont été présidents de l'Assemblée du Kosovo, tandis que Selimi a été le chef du groupe parlementaire Vetevendosje à l'Assemblée. Vetevendosje - que l'on peut traduire par mouvement d'autodétermination - est le parti actuellement au pouvoir sous le Premier ministre Albin Kurti.
Lors de l'ouverture du procès le 3 avril 2023, l'accusation a affirmé que l'UCK disposait d'une chaîne de commandement bien structurée et que les accusés contrôlaient ce qui se passait sur le terrain. Selon les procureurs, les quatre hommes ont une responsabilité individuelle et de commandement pour les crimes commis contre les détenus de l'UCK au Kosovo et dans l'Albanie voisine, y compris plus de 100 meurtres. Les dix chefs d'accusation pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité couvrent la période allant de mars 1998 à septembre 1999. Lors des déclarations préliminaires de la défense en avril, les avocats des accusés ont fait valoir que l'UCK était plutôt une force de guérilla, sur laquelle leurs clients n'avaient aucun contrôle. Il y a 143 victimes participantes dans cette affaire.
Les quatre accusés ont plaidé non coupable de tous les chefs d'accusation. Au cours des six derniers mois, le bureau du procureur a commencé à appeler ses 300 témoins, Dedaj étant le 33ème. La phase d’accusation devrait durer jusqu'au printemps 2025.
Les crimes présumés s'inscrivent dans le contexte de la guerre du Kosovo en 1998-1999, au cours de laquelle les Kosovars d'origine albanaise de l'UCK ont combattu les forces serbes et celles de l'ex-Yougoslavie, qui détenaient le pouvoir au Kosovo à l'époque. Les forces serbes ont finalement été chassées du Kosovo par une campagne aérienne de l'OTAN qui a duré 78 jours.
"Le témoignage de Dedaj comportait de nombreuses contradictions", commente Ardit Kika, journaliste à KOHA au Kosovo, qui suit de près le procès. Cependant, "c'est l'un des témoignages les plus importants parce qu'il a directement impliqué l'accusé, Thaçi", précise Kika, qui explique que "même si Dedaj a changé ses déclarations, il y a une constante dans son témoignage, à savoir qu'il a été détenu et qu'il a rencontré Thaçi pendant sa détention".
Déclarations contradictoires
Les 6 et 7 novembre, l'ancien ambassadeur est interrogé par la procureure Deborah Mayer. Il assure que 90 % de ce qu'il a déclaré précédemment n'était pas vrai parce qu'il n'était pas en bonne santé lorsqu'il avait fait ces déclarations.
L'un des éléments clés utilisés par l'accusation est une vidéo de la conférence de presse tenue à Pristina, capitale du Kosovo, après le retour de la délégation de Qirez/Cirez et de Baice/Banjica. Selon l'accusation, la vidéo montre clairement que la main de Dedaj est meurtrie et que l’ancien membre de son parti, Sokol Blakaj, est blessé à la tête - blessure que Dedaj avait signalée aux enquêteurs d'EULEX. Mais devant la Chambre, Dedaj déclare que ses blessures étaient dues à une chute dans la boue alors qu'il allait aux toilettes dans la cour de l'école de Baice et qu'il escaladait les montagnes de Çycavica.
Puis, le 8 novembre, interrogé par l'avocat de la défense de Thaçi, Luka Misetic, il dit n'avoir vu aucune blessure sur la tête de Blakaj et qu'il était possible que Blakaj soit tombé en marchant sur le "terrain montagneux, sous la pluie et les bombardements constants [des forces serbes]".
Lorsque Misetic lui demande s'il craignait des représailles au Kosovo, Dedaj s'assoit le dos droit et annonce : "Nous nous sommes débarrassés de la peur en 1991 [lorsque le Kosovo a annoncé son indépendance] et [avons dit] qu'à tout moment, nous étions prêts à sacrifier notre vie si [l'ancien président de la Serbie] Milosevic nous capturait." Et il ajoute : "Nous n'avions peur de rien à l'époque et je n'ai peur de rien aujourd'hui."
Dedaj répète que ses déclarations impliquant Thaçi ont été faites par "vengeance" politique et en l'absence de conseils juridiques. Au cours des audiences, il souligne également que sans l'UCK, entre autres partis, le Kosovo n'aurait pas obtenu la liberté.
Passé politique et rivalités
Les hommes assis de chaque côté de la salle d'audience, Dedaj d'un côté et les quatre accusés de l'autre, partagent une longue histoire politique depuis les événements de 1998. Au cours du premier gouvernement Thaçi, en 2007, Dedaj a été nommé vice-ministre du Travail et de la protection sociale. Il est ensuite devenu ministre des Transports et des télécommunications avant d'être démis de ses fonctions par Thaçi, suite à des allégations de corruption. Il a ensuite obtenu trois nouveaux postes ministériels : en 2013 en tant que vice-ministre de la Culture, de la jeunesse et des sports sous le second mandat de Thaçi en tant que premier ministre ; en 2015 en tant que vice-ministre de l'Administration locale et en 2017 en tant que vice-ministre des Affaires étrangères, alors que Thaçi était également au pouvoir.
La dernière nomination de Dedaj en tant qu'ambassadeur du Kosovo en Macédoine en 2018 est également emblématique. Cette nomination a eu lieu alors que Thaçi était président et que, selon les lois du Kosovo, c'est le président qui a le pouvoir de nommer les ambassadeurs par décret.
Au tribunal, Dedaj demande fréquemment à être entendu à huis clos, ce que le juge Charles Smith, qui préside l'audience, rejette la plupart du temps. Dedaj poursuit ses déclarations contradictoires. Alors qu'il dit à la Cour que ses témoignages lui ont valu de nombreuses menaces au fil des ans et lors de sa comparution à La Haye, il annonce également publiquement sur son compte Facebook qu'il va témoigner devant les Chambres spécialisées.
L'intimidation des témoins, un problème récurrent
La question de l'intimidation des témoins est au cœur même de la création de cette institution. Les Chambres spécialisées du Kosovo font officiellement partie du système judiciaire du Kosovo et ont été créées en 2015 par le Parlement du Kosovo sous la pression de ses alliés occidentaux. Mais elles sont situées aux Pays-Bas et leur personnel est entièrement composé d'internationaux. L'idée est que le système judiciaire du Kosovo n'est pas assez solide pour protéger les témoins lors des procès de l'UCK.
En 2022, dans un verdict prononcé à l'encontre du président et du vice-président de l'association des anciens combattants de l'UCK, Hysni Gucati et Nasim Haradinaj, les chambres du Kosovo ont déclaré les deux hommes coupables d'entrave à la justice et d'intimidation de témoins. Ils étaient poursuivis pour avoir révélé des informations protégées lors d'une conférence de presse en 2020, y compris les coordonnées de certains témoins potentiels, et pour avoir fait des remarques insultantes à l'encontre de témoins potentiels.
Début novembre, Isni Kilaj a été arrêté et amené à La Haye. Kilaj est un ancien commandant d'unité de l'UCK et ancien chef de la section de Malisheve/Malisevo du Parti démocratique du Kosovo (PDK), précédemment dirigé par Thaçi. Il est soupçonné d'avoir entravé l'administration de la justice, notamment en interférant avec des témoins. Le bureau du procureur spécialisé a également perquisitionné les maisons de Kilaj et d'autres anciens conseillers de Thaçi, dans le cadre de son enquête sur les soupçons d'obstruction à la justice.
Le problème de l'intimidation des témoins au Kosovo n'est pas nouveau. Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) y a déjà été confronté. Le procès de Fatmir Limaj, ancien commandant de l'UCK et membre fondateur du PDK, en est un exemple. Lorsqu'ils l'ont acquitté en 2005, les juges du TPIY ont écrit qu'"un nombre important de témoins ont demandé des mesures de protection au cours du procès et ont exprimé des craintes pour leur vie et celle de leur famille. Ce contexte de peur, en particulier à l'égard des témoins vivant encore au Kosovo, a été très perceptible tout au long du procès". Ils ont ajouté que "plusieurs victimes qui sont venues témoigner ne l'ont fait qu'en réponse à une citation à comparaître [ordre de convocation] émise par la Chambre".
Un "climat d'intimidation des témoins" était aussi souligné par le chef de la Special Investigative Task Force (SITF), Clint Williamson, dans une déclaration de juillet 2014. La SITF avait été financée par l'Union européenne pour enquêter sur le rapport du Conseil de l'Europe sur des traitements inhumains au Kosovo. Le parquet des Chambres spécialisées a ensuite hérité de son mandat.
La question des procès publics
"Bien que l'intimidation des témoins soit un thème majeur de ce procès, il est très important que le tribunal apparaisse légitime auprès du public", commente Ardit Kika. "Le tribunal peut le faire en rendant le procès aussi public que possible", ajoute-t-il, expliquant que le procès de Thaçi et de ses co-accusés est très suivi au Kosovo et que sa publicité est essentielle pour assurer une couverture médiatique de qualité, la transparence et le contrôle public. Le fait que le témoignage de Dedaj se soit déroulé principalement en séance publique n'est en effet pas la norme aux Chambres spécialisées du Kosovo, où de nombreux témoignages se déroulent à huis clos.
Le porte-parole de la Cour, Michael Doyle, admet qu'il s'agit d'un problème "au point que les juges ont demandé en mai à la partie de faire des suggestions sur la manière de rendre les procédures plus publiques". Une demande suivie d'une ordonnance rendue le 7 novembre, qui prévoit des mesures visant à "assurer la plus grande publicité possible" tout en protégeant les témoins. L'une de ces mesures consiste à déposer les versions publiques des documents en même temps que les versions confidentielles, mais Kika craint que cela ne suffise pas à asseoir la légitimité et la crédibilité des procès au Kosovo.