Depuis début août, la Cour suprême de l’autoproclamée République populaire de Donetsk (RPD), dans l'est de l'Ukraine occupé par la Russie, a accéléré de façon remarquable l'examen des dossiers impliquant du personnel militaire ukrainien. Depuis le 1er août, des verdicts ont été rendus pour 118 prisonniers de guerre, 15 de ces affaires seulement ayant été jugées par contumace (sans la présence de l'accusé). Dans tous les autres cas, les accusés étaient présents au tribunal et l'écrasante majorité d'entre eux ont plaidé coupable - du moins, Justice Info n'a trouvé aucun rapport faisant état d'accusés niant leur culpabilité.
Justice Info a recensé le nombre de ces dossiers en se basant sur les informations publiées par les agences de presse d'État, les canaux Telegram militaires et les sites Internet des agences russes chargées de l'application de la loi. Bien que la Russie considère la RPD comme son territoire depuis plus d'un an, les tribunaux de la soi-disant république ne sont pas encore passés au système automatisé russe appelé "Justice". Ce système fonctionne dans les tribunaux de toute la Russie et permet de suivre en ligne les dossiers déposés, la programmation des audiences et d'obtenir des informations sur les participants.
De ce fait, il n'est pas possible de vérifier si tous les verdicts concernant les prisonniers de guerre ukrainiens ont été rendus publics et de savoir combien d'autres cas sont actuellement examinés par le tribunal. En mai de cette année, le chef de la Commission d'enquête russe (l'un des organismes russes chargés de l'application de la loi, responsable de l'ouverture et de la conduite d'enquêtes sur la plupart des articles du code pénal), Alexander Bastrykin, a mentionné l'ouverture de plus de 2 900 procédures pénales à l'encontre de 716 personnes en rapport avec des crimes commis au Donbass, liés à la guerre en Ukraine.
Des marines condamnés à la prison à vie
Au moins 15 soldats ukrainiens ont été condamnés à la prison à vie. Dans tous les dossiers, les poursuites pénales découlent d'événements survenus à Marioupol et dans ses environs au printemps 2022.
La bataille de Marioupol a commencé le 25 février, le lendemain du début de l'invasion russe à grande échelle de l'Ukraine. Le 2 mars, les forces ukrainiennes s’y sont retrouvées encerclées. Le 13 avril, la 36e brigade de marine des forces armées ukrainiennes, assiégée, a tenté une percée au niveau de l'usine métallurgique d'Ilyich. Certains combattants ont ainsi atteint le complexe industriel "Azovstal", tandis que d'autres ont été capturés. Le 16 mai, les combattants retranchés à "Azovstal" se sont également rendus. Depuis lors, la ville est entièrement sous contrôle russe.
Parmi les personnes condamnées par le tribunal de la RPD au cours des quatre derniers mois, un nombre important sont des marines. Parmi ceux qui ont été condamnés à la prison à vie, on trouve un soldat de l'unité de gla 23e garde-marine du service national des gardes-frontières de l'Ukraine, Denis Gangala, un radiotéléphoniste de la 36e brigade de marine, Igor Taran, un chauffeur de la même unité, Andrei Skorina, et le commandant de la 2e section du 501e bataillon séparé de la 36e brigade de marine, Leonid Onupko. Le dernier en date est Alexander Svinarchuk, qui a été condamné le 21 novembre.
Comme d'autres prévenus, ils ont été accusés d'avoir infligé des traitements cruels à la population civile, d'avoir utilisé des méthodes de guerre interdites dans le cadre d'un conflit armé et d'avoir tué des civils sur la base d'une haine politique ou idéologique. Par exemple, le chef de section Onupko a été reconnu coupable, le 16 octobre, d'avoir donné l'ordre d'exécuter 10 civils entre le 15 mars et le 4 avril 2022. Selon les enquêteurs russes, il a donné ces ordres depuis le poste avancé "Sadik", situé dans un ancien jardin d'enfants de la rue Yasnopolyanskaya, à Marioupol. Les subordonnés d'Onupko aux points de contrôle ont été accusés d'avoir arrêté des résidents locaux soupçonnés d'aider le personnel militaire russe et d'avoir communiqué ces informations à Onupko. Onupko aurait ensuite signalé les détenus au commandement de la brigade, qui aurait généralement ordonné leur exécution. Selon l'accusation, Onupko a transmis cet ordre à ses subordonnés pour qu'ils l'exécutent.
Au cours d'une autre procédure judiciaire, le tireur d'élite Igor Kleshchunov du 501e bâtaillon de la 36e brigade marine, qui a servi sous le commandement d'Onupko, a confirmé l'existence de tels ordres. Le 7 novembre, la Cour suprême de la RPD a condamné Kleshchunov à la prison à vie, le jugeant coupable de l'exécution de quatre civils. Dans une vidéo publiée par la commission d'enquête russe, à la question "Vous repentez-vous pour ce que vous avez fait ?", il a répondu "Oui, monsieur". Le rapport officiel de la commission, ainsi que les comptes rendus des agences de presse de l'État, n'ont pas fourni d'informations sur les preuves spécifiques présentées par l'accusation au cours du procès.
Régime spécial pour détenus spéciaux
Conformément à la législation russe, les personnes condamnées à la prison à vie doivent généralement purger leur peine dans des colonies à régime spécial. En général, la Russie dispose de trois types de régimes pénitentiaires : le régime général, le régime de haute sécurité et le régime spécial. La distinction fondamentale du régime spécial est que les détenus sont logés dans des cellules individuelles ou parfois en petits groupes, alors que dans les autres colonies, ils vivent dans des dortoirs. Il n'existe que huit colonies à régime spécial pour les condamnés à perpétuité dans tout le pays ; les autres sont destinées aux récidivistes.
Dmitry Gurin, conseiller juridique auprès de l'ONG European Prison Litigation Network, estime qu'avec un verdict du tribunal, les autorités russes peuvent justifier le choix du lieu d'emprisonnement en se basant sur les règles du Code exécutif pénal national plutôt que sur les Conventions de Genève, car "le criminel condamné est maintenant devant elles, et non plus un prisonnier de guerre". Selon Gurin, le code pénal de la Fédération de Russie confère au service pénitentiaire fédéral un pouvoir discrétionnaire pratiquement illimité pour déterminer le lieu de la peine. À l'heure actuelle, la Russie ne divulgue pas d'informations sur les prisons où seront envoyés les prisonniers de guerre condamnés.
Le seul individu à avoir été condamné à perpétuité par contumace est un soldat du régiment "Azov" de la Garde nationale ukrainienne, Mykola Kushch (nom de guerre "Frost"). Selon le bureau principal du procureur militaire russe, à la mi-avril 2022, Kushch a tiré sur un soldat de la milice populaire de la RPD à Marioupol. Après la fusillade, il aurait pris une arme, fait basculer le soldat de la RPD sur le dos et lui aurait tiré une balle dans la tête.
Selon l'enquête, Kushch a lui-même enregistré le moment du meurtre sur une caméra fixée à son casque et l'a ensuite posté "sur l'une des chaînes Telegram", dont il était administrateur. En juillet 2022, un tribunal de la RPD l'avait déjà condamné pour un crime similaire. À l'époque, la république autoproclamée avait sa propre législation, et Kushch avait été condamné à la peine de mort. Cependant, la sentence n'a pas été exécutée. En septembre 2022, il a été échangé avec 214 autres soldats ukrainiens contre 55 soldats russes et le politicien pro-russe Viktor Medvedchuk. Fin octobre, "Frost", ainsi que d'autres combattants d'"Azov", ont accordé une longue interview à un journaliste ukrainien, dans laquelle ils ont évoqué leur retour sur la ligne de front.
Les opinions pro-russes et la "haine politique"
Cent-quatre autres prisonniers de guerre ont été condamnés à des peines allant de 12 à 30 ans. Quatre-vingt-dix militaires ont assisté en personne aux procédures judiciaires, seules 14 affaires ayant été jugées par contumace. La majorité des accusés étaient membres de la 36e Brigade marine, du régiment "Azov" ou de la 56e Brigade d’infanterie motorisée. Les soldats ont été accusés de traitement cruel de la population civile, d'utilisation de moyens et de méthodes interdits dans les conflits armés, ainsi que de meurtres fondés sur la haine idéologique ou politique.
Généralement, dans ces dossiers, la formulation "fondé sur la haine idéologique ou politique" signifie essentiellement "antipathie envers les opinions pro-russes". Les soldats ukrainiens auraient tué ceux qui soutenaient la Russie dans le conflit. Par exemple, le 1er novembre, la Cour suprême de la RPD a condamné l'inspecteur des gardes-frontières et sergent-chef du régiment Azov, Sergey Rostovsky, à 26 ans d'emprisonnement à régime strict. Selon l'enquête, fin mars 2022, Rostovsky patrouillait dans une zone située à l'un des carrefours de Marioupol. Au cours de cette période, il aurait entravé la libre circulation de la population civile, et ceux qui ne suivaient pas les instructions ou qui "soutenaient l'opération militaire spéciale ou aidaient les forces armées de la République populaire de Donetsk" auraient été tués.
L'accusation attribue un épisode de ce type à Rostovsky. Le 26 mars, dans la rue où il patrouillait, il aurait remarqué deux personnes dont il présumait qu'elles soutenaient l'"opération militaire spéciale" de la Russie, qu'elles fournissaient une assistance aux forces armées de la RPD et de la Russie ou qu'elles avaient des positions pro-russes. Rostovsky aurait tiré au moins sept coups de feu délibérés avec un AK-47. Les victimes se sont avérées être un couple marié de professionnels de la santé. La commission d'enquête ne précise pas comment Rostovsky a déterminé qu'ils avaient des opinions pro-russes, ne précisant pas quelles preuves ont été fournies au tribunal. Dans une vidéo publiée par la commission d'enquête, Rostovsky déclare qu'il "regrettait profondément" ses actes.
Un cas de viol
Dans certains cas, la commission d'enquête russe a également accusé le personnel militaire ukrainien d'avoir intentionnellement endommagé les biens d'autrui. Cette accusation est présente dans le cas des commandants d'unités de mortiers, le lieutenant Yevgeny Zemlyak, le sergent Yuri Dmitriev et le sergent Pavel Kurchenko, qui ont servi sous contrat dans le régiment "Azov". Ils sont accusés d'avoir bombardé à plusieurs reprises le village de Kalinovka, dans le district de Novoazovsk, à Marioupol, sans nécessité militaire, motivés par un "sentiment de haine envers la population locale pour ce qu'ils percevaient comme des opinions pro-russes". Le tribunal les a condamnés à des peines de 23 à 24 ans de prison, mais par contumace.
L'une des personnes condamnées, le commandant adjoint de la section d'appui-feu de la 36e brigade de marine, le lieutenant Sergey Batynsky, a été reconnu coupable de viol. Selon l'enquête, début avril 2022, les équipiers militaires de Batynsky ont arrêté un couple à Marioupol et l'ont confiné dans un sous-sol. Le 8 avril, Batynsky serait entré dans la chambre des captifs, aurait menacé la femme de la tuer et l'aurait agressée sexuellement. Plus tard, Batynsky aurait abattu son mari. La commission d'enquête russe dit avoir procédé à une reconstitution du crime, au cours de laquelle "Batynsky a expliqué en détail comment il avait commis les crimes". L'officier militaire ukrainien a plaidé coupable et a été condamné à 25 ans de prison.
Une valeur ajoutée dans l'échange de prisonniers ?
L'augmentation significative du nombre de nouveaux verdicts rendus par la Cour suprême de la RPD est liée à la promulgation de la loi sur la juridiction pénale russe dans les territoires annexés, estime Gurin. Le président russe Vladimir Poutine a signé le document le 31 juillet 2023, après qu'il ait été examiné par la Douma d'État (le parlement russe) depuis décembre 2022, ce qui est une période assez longue pour un tel projet de loi "militaire".
La loi adoptée stipule que les tribunaux militaires de Donetsk et de Louhansk (RPL) peuvent fonctionner "comme avant", mais désormais sous juridiction russe. Parallèlement à cette clarification, le document contient d'autres dispositions, telles que la renonciation aux poursuites pénales pour tout crime commis "dans la défense des intérêts de la Fédération de Russie". Cette indulgence est accordée pour les actions menées dans les territoires occupés jusqu'au 30 septembre 2022.
"L'activité des tribunaux dans les territoires occupés s'était d'abord ralentie - manifestement, ils attendaient des directives de Moscou", explique Gurin. "Avec la promulgation de cette loi, les tribunaux ont repris leurs activités. Le document a essentiellement donné le feu vert aux tribunaux : les affaires continuent comme d'habitude mais sont guidées par le droit russe, c'est-à-dire sans peine de mort (du moins pour l'instant) et en suivant les règles du code de procédure pénale actuel." Gurin explique la sévérité des peines par le fait que les fonctionnaires des territoires occupés veulent s'attirer les faveurs des "nouveaux dirigeants".
Les prisonniers de guerre peuvent être jugés, mais uniquement pour des crimes spécifiques, et non pour une participation abstraite à des actions militaires. Dans la législation russe, une telle norme est définie comme "l'utilisation de méthodes de guerre interdites". Mais selon Gurin, "même en supposant que les accusations dans les cas examinés sont fondées, cela n'a pas d'importance : du point de vue du droit international, les tribunaux russes dans les soi-disant RPL et RPD ne sont pas des tribunaux légalement établis et, par conséquent, leurs décisions sont juridiquement nulles et non avenues". Gurin pense que les Russes utilisent surtout ces verdicts pour faire monter les enchères dans l'échange de prisonniers de guerre avec l'Ukraine.