"Quelqu'un de sain d'esprit se présenterait-il à la radio pour avouer avoir commis un meurtre ?", demande Bai Lowe dans sa déclaration finale au tribunal, insinuant que la réponse ne pouvait être que négative. Et pourtant, c'est exactement ce que l'accusation au tribunal de Celle, en Allemagne, pense qu'il a fait. Dans un dernier plaidoyer empreint d'émotion, le 24 novembre, l'accusé gambien exhorte tout le monde à croire qu'il n'a jamais fait partie de l'équipe de tueurs de l'ex-président Yahya Jammeh, qu'il n'a fait que partager ce qu'il savait par ouï-dire et que sa seule motivation avait été de libérer son pays d'origine de la dictature.
Dans le procès intenté par l'Allemagne à Bai Lowe pour des crimes contre l'humanité commis en Gambie entre 2003 et 2006, le verdict est attendu jeudi 30 novembre. Selon l'acte d'accusation, l'ancien dictateur a ordonné à son escadron de la mort, les "Junglers", d'assassiner le journaliste d'investigation Deyda Hydara et deux de ses employés, ainsi qu'un avocat et un ancien soldat que Jammeh considérait comme des menaces pour son régime. Lowe est accusé d'avoir été le chauffeur de l'escadron de la mort. Il aurait conduit les tueurs à leurs missions et, dans le cas de Hydara, aurait utilisé sa voiture pour bloquer le véhicule de la victime. La preuve la plus importante contre Lowe est une interview qu'il a donnée en 2013 à la radio d'opposition américaine Freedom Radio, dans laquelle il décrit avoir été présent lors des attaques. Mais dans leurs plaidoiries finales, son avocat et lui-même réitèrent que Lowe a menti sur sa présence afin de rendre son témoignage plus crédible et d'exposer à la Gambie et au reste du monde les crimes de Jammeh.
Témoignages contradictoires sur l'assassinat de Hydara
Le 61e jour du procès contre Lowe s’ouvre par une matinée orageuse dans la ville de Celle, dans le nord de l'Allemagne. Lowe se présente au tribunal vêtu d'une veste noire à capuche et de ses habituelles baskets noires. Il tient dans ses mains quelques feuilles de papier enroulées, signe qu'il va faire usage de son droit d'adresser un "dernier mot"au tribunal. Mais c'est d'abord au tour de son avocat, Matthias Kracke, de prendre la parole. Il commence sa plaidoirie par une citation du poète allemand Friedrich Schiller : "Je suis prêt à mourir et n’implore pas la vie", pour ajouter que ces mots pourraient tout aussi bien être ceux de son client, qui s'est mis en danger en exposant au public les crimes de Jammeh et des Junglers.
Selon l'avocat, les conclusions du tribunal ne sont pas suffisantes pour prouver au-delà de tout doute raisonnable l'implication de Lowe dans ces crimes. Pour le souligner, Me Kracke prend d'abord le temps de remettre en question la procédure dans son ensemble. Ce procès est possible en raison du principe de compétence universelle, qui permet à l'Allemagne de poursuivre les crimes les plus graves contre le droit international, tels que les crimes contre l'humanité, les génocides ou les crimes de guerre. Selon l’avocat, "un tel procès est frappé de difficultés, en particulier pour la défense". Par exemple, certains des témoins et des éléments de preuve les plus importants se trouvent en Gambie, et non en Allemagne. Cela n'aurait pas été un problème, selon Kracke, si le gouvernement gambien avait coopéré. Au lieu de cela, il a ignoré les commissions rogatoires de l'Allemagne pendant la majeure partie du procès.
Par conséquent, "nous disposons essentiellement de preuves indirectes telles que des ouï-dire, des sources ouvertes et des témoignages". Kracke indique également que les conclusions de la Commission gambienne pour la vérité, la réconciliation et les réparations (TRRC) ont joué un rôle important au tribunal, mais il critique le fait que la traduction des déclarations devant la TRRC ne valent pas l'interrogatoire direct des témoins. "Il est difficile d'évaluer la valeur probante de ces déclarations" et, à titre d'exemple, il réexamine les différents récits de l'assassinat de Hydara, qu'il juge contradictoires.
Dans son interview à Freedom Radio, Lowe a mentionné trois véhicules impliqués dans l'attaque, dont deux ont serré la voiture du journaliste, le forçant à s'arrêter. Cependant, d'autres comptes rendus et déclarations, y compris le témoignage d'Ida Jagne, qui se trouvait dans la voiture avec Hydara, ne mentionnent qu'une seule voiture. Le Jungler Malick Jattah, qui faisait partie de l'équipe de tueurs à gages ce jour-là, a quant à lui parlé de plusieurs voitures devant la TRRC. Mais il a affirmé qu'une seule d'entre elles était impliquée dans l'assassinat. Dans cette voiture, Tumbul Tamba conduisait et Jattah tirait les coups de feu avec Alieu Jeng et Sana Manjang. "Tous les récits décrivent un déroulement différent des événements", conclut Kracke, tentant ainsi de contredire l'évaluation de la crédibilité de l'interview de Lowe par l'accusation.
Cela peut également signifier que, même si Lowe était présent sur la scène du crime, il aurait pu se trouver dans un véhicule qui n'était pas directement impliqué dans le meurtre de Hydara. Kracke cite Jattah qui aurait dit que les autres voitures "étaient loin derrière le véhicule de la victime". Le rôle de ces voitures n'est pas clair, selon l'avocat. "La question de savoir si Lowe était assis dans l'une des voitures reste ouverte. Mais la question de savoir si le fait de conduire une autre voiture le qualifierait de coauteur doit recevoir une réponse négative."
Mentir pour être plus crédible
En ce qui concerne l'assassinat de Dawda Nyassi, Me Kracke fait valoir que la TRRC a jugé responsables Jammeh et plusieurs Junglers. Si Lowe avait été présent sur la scène du crime, soutient-il, les autres auteurs l'auraient certainement mentionné dans leurs déclarations à la TRRC. Après tout, c'est son interview qui a révélé les crimes d'Alieu Jeng et de Malick Jattah. "Ils n'avaient aucune raison de le protéger", déclare l’avocat. Et pourtant, "l'accusé n'est pas mentionné dans le rapport". (En effet, le rapport final de la Commission ne recommande une enquête sur Lowe que dans le cadre du massacre de migrants d'Afrique de l'Ouest en 2005.)
A ce stade, Kracke peut reprendre la défense de son client, à savoir qu'il a menti sur son implication afin de rendre sa déclaration plus crédible. En 2012, le journaliste Pa Nderry Mbai avait publié un livre sur les crimes de Jammeh, mais n'avait pas réussi à "déclencher le tollé qu'il espérait en Gambie". C'est la raison pour laquelle Mbai voulait que Lowe révèle ce qu’il savait, mais en les présentant comme un témoignage de première main, explique Kracke. "S'il s'était contenté d'en parler comme quelqu'un qui a entendu l'information par d'autres, les plans de Mbai n'auraient pas abouti."
Me Kracke n'est pas non plus d'accord avec l'accusation, qui affirme que les entretiens de Lowe sont pleins de détails et répondent à la plupart des critères indiquant qu'il raconte son expérience directe. "Il n'y a pas tant de détails que cela", déclare Kracke, ajoutant que les déclarations de Lowe ne concordent pas avec celles des autres témoins et qu'elles varient dans le temps. Si les entretiens ne sont pas crédibles, ils ne pourraient donc pas non plus être utilisés pour prouver l'implication de l'accusé dans la tentative d'assassinat d'Ousman Sillah, "pour laquelle il n'y a guère d'autres preuves que les entretiens".
Me Kracke demande aux juges d'acquitter Lowe, bien qu'il ne pense pas "qu'ils partagent ses doutes" et que "son discours puisse changer cela". En cas de condamnation, il exhorte le tribunal à considérer Lowe comme un témoin principal et à réduire sa peine en conséquence.
"Cela m'a vraiment fait mal"
L'accusé a écouté tranquillement la dernière plaidoirie de son avocat, une de ses jambes s'agitant parfois nerveusement. Lorsque le président Günther lui demande s'il souhaite faire une dernière déclaration, il répondu "Oui. Ja" et se dirige avec empressement vers la barre, où il salue les participants au procès ainsi que les journalistes et le public avec un sourire et un "Salam alaikum". Il s’ensuit un discours de 45 minutes, en grande partie improvisé, parfois désordonné et parfois très émouvant, sur l'ensemble de sa carrière militaire et sur un certain nombre de personnes, de lieux et d'événements qui ont conduit à l'entretien fatidique.
Il est difficile de suivre l'accusé, qui passe d'une année à l'autre et d'un événement à l'autre, entre des commentaires sur les crimes et un plaidoyer d’innocence. Il affirme notamment qu'il ne faisait pas partie des Junglers et que ce sont Tumbul Tamba, Malik Jattah, Alieu Jeng et Sana Manjang qui ont tué Hydara. "Personne d'autre que ces quatre-là n'était impliqué. Tous les meurtres ont été commis par ces quatre-là".
À l'époque, il ne savait pas que Jammeh était derrière les meurtres. Cela a changé à la suite d'une conversation qu'il a eue avec Jattah, après l'échec d'une tentative de coup d'État en 2006. L'une des nombreuses personnes arrêtées et tuées à la suite de cette tentative était apparemment le demi-frère de Lowe. Il pensait qu’il avait survécu et s’était échappé, jusqu'à ce que Jattah lui dise que les Junglers lui avaient brisé les jambes avant de le tuer. À ce moment de son discours, Lowe reste silencieux quelques instants, luttant visiblement pour garder son calme. "Cela m'a vraiment fait très mal", déclare-t-il, en larmes. "J'ai été choqué."
Le complot
Il explique ensuite comment l'assassinat de son frère et d'un autre ami proche l'ont incité à enquêter. En reniflant, il décrit comment il a acheté du riz et de l'alcool et même volé quelques moutons de Jammeh pour les apporter aux Junglers, les saouler et obtenir d'eux toutes les informations dont il avait besoin. "Lorsque j'ai eu les informations, comment aurais-je pu ne pas les partager avec les Gambiens ? Cela aurait fait de moi un complice de Jammeh", dit-il. "Il tenait tout le pays dans sa main et personne n'osait dire quoi que ce soit." Par l'intermédiaire d'un ami, il découvre le journaliste Pa Nderry Mbai et la Freedom Radio, mais il remarque que certains de ses reportages ne sont pas exacts. "Je devais le contacter et lui dire la vérité. J'avais des informations de première main."
L'accusation a raison dans sa description des crimes, déclare Lowe avec force gestes. "Ce que j'ai décrit dans les entretiens est ce qui s'est passé. Mais pour que les gens croient à cette histoire, il fallait que quelqu'un se sacrifie. Je savais que cela me vaudrait des ennuis, mais je portais l'uniforme et j'étais prêt à mourir pour mon pays." Il jure qu'il n'est pas un criminel et qu'il témoignera volontiers devant tout tribunal qui jugerait Jammeh. S'adressant directement aux juges, il dit enfin : "Vous avez fait du bon travail, mais vous avez inculpé une personne innocente."