« Lorsque je suis arrivé au village et l’ai trouvé en flammes, j’ai eu peur pour mes proches. J’ai couru comme un fou dans tous les sens à la recherche de mes parents. Peine perdue… ».
« Qu’avez-vous éprouvé à cet instant-là ? », interroge la thérapeute.
Le jeune homme se tait, son regard se fait soudain hagard, tout son être semble gagné par l’émotion…
La tranche de vie et de mort que tente de reconstituer la psychiatre avec ses débris de souvenirs et ses silences abyssaux est une scène de guerre civile au Sud Soudan, qui remonte au début des années 2000.
Mais la séance de récit et d’écoute, qui se déroule le 17 juin dans une villa à Tunis, s’avère… une simulation d’entrevue avec un pseudo réfugié. Celui qui « joue » le rôle de la victime est en fait un psychiatre cairote ayant réellement soigné ce cas précis chez lui en Egypte où des milliers de rescapés soudanais fuyant l’horreur du conflit armé ont afflué il y a une dizaine d’années. L’exercice, qui apporte des réponses aux traumatismes liés à la violence organisée est adressé par deux experts de Dignity, une ONG danoise, engagée depuis 1982 dans la lutte contre la torture dans le monde, à un groupe de huit psychologues et psychiatres tunisiens réunis, au siège de « Nebras » (lanterne en arabe), l'Institut tunisien de réhabilitation des survivants de la torture.
Ce centre pilote et indépendant, qui soigne gratuitement les victimes de la torture et leurs familles, répond à un besoin de traitement de milliers d’individus ayant subi en Tunisie des séquelles physiques et psychologiques à la suite d’une pratique méthodique de la torture par un système répressif et policier instauré notamment par l’ex président Ben Ali contre tous ses opposants.
« Nous voulons renforcer notre équipe actuelle car la prise en charge des survivants de la torture est lourde. Pour son self care, chaque thérapeute ne doit pas dépasser l’accueil d’un certain nombre de patients par jour et par semaine. D’autre part, nous cherchons aujourd’hui à développer un réseau dans les régions. D’où notre bonheur de recevoir ici en formation des psychiatres sensibles aux droits de l’homme et très motivés par notre cause », affirme Dr Malek Lakhoua, le très dynamique directeur de Nebras.
Cauchemars, dépressions, tremblements et irritabilité
Créé par un groupe de médecins venus de la société civile tunisienne post révolutionnaire, cet espace de réparation des blessures du passé, a ouvert ses portes en décembre 2014. Avec Dr Fethi Touzri, Dr Zeineb Abroug, Dr Sami Ouaness, Dr Riadh Bouzid et Dr Malek Lakhoua, Anissa Bouasker fait partie des fondateurs de Nebras. Psychiatre dans le secteur public, elle s’est souvent retrouvée, dans son quotidien professionnel, face à d’anciennes victimes de la torture, mais dont les dossiers ne mentionnent point l’origine de leur mal être.
Comment diagnostiquer la torture ? Comment venir en aide à cette population que la révolution a sortie de l’ombre, de la peur et du silence ? Une population en l’occurrence torturée en Tunisie par des bourreaux tunisiens ? Comment ne pas tomber dans l’instrumentalisation politique ambiante de cette détresse en adoptant une approche strictement médicale et humanitaire ? Telles sont quelques unes des questions à la base de la création en 2012 du premier task force, qui a commencé à réfléchir sur un modèle tunisien de prise en charge des victimes de la torture tout en s’inspirant des expériences internationales.
« C’est ainsi que notre groupe a rencontré Dignity et entamé une formation dans une thérapie spécifiquement destinée aux victimes de traumatismes, en l’occurrence les victimes de traumatismes complexes comme la tortures. La « Narrative Exposure Therapy est basée, comme cela ressort dans la séance de simulation, sur la narration,», à Copenhague et en Jordanie », se souvient Dr Anissa Bouasker.
Cette technique cognitivo-comportementale parait simple : elle est en fait hyper protocolaire et très codée. La NET permet de restituer la « ligne de vie » de la victime, de sa naissance à sa rencontre avec le psychothérapeute. Un récit, que reconstituent ensemble le patient et son médecin traitant et dont les événements heureux seront symbolisés par des roses et les incidents malheureux par des cailloux. Avec l’arrestation, la torture, les humiliations en prison et l’enfer du contrôle administratif après le retour dans la vie civile, surgissent les grosses pierres. Les traumatismes les plus marquants infligés par les bourreaux pour punir, soutirer des aveux, se venger ou terroriser. Les symptômes de ces souffrances aigues vont des dépressions, aux cauchemars à répétition, aux stratégies d’évitement, aux tremblements, à l’irritabilité et aux troubles relationnels et sexuels.
Gérer autrement l’émotionnel
La torture ayant pour finalité de détruire l’identité des victimes et d’effacer leur sentiment d’appartenance à l’espèce humaine, les personnes entrent à l’Institut Nebras tels des zombies, les épaules affaissées, le regard fuyant.
« Nous tombons souvent sur des réactions extrêmes, qui rappellent des expériences de conscience altérée où l’individu à force de souffrances physiques se dissocie de lui même. Pendant les séances de réexposition au trauma, la douleur est réactualisée, la notion du temps s’efface chez les victimes, leur mémoire est brouillée et elles commencent à se réfugier dans la dissociation. Nous intervenons à ce stade pour les remettre dans l’ici et maintenant, dans la réalité d’aujourd’hui et dans le contexte d’un bureau sécurisé. Notre objectif consiste à pousser le patient à mettre de l’ordre dans ses souvenirs, à ne pas occulter son vécu le plus heureux et à ne plus être envahi par un état émotionnel trop intense qu’il n’arrive pas à gérer. La personne trouve alors un sens à sa vie », explique Dr Bouasker.
A côté de l’approche psychologique, l’Institut Nebras, qui suit aujourd’hui une cinquantaine de cas, a mis également en place, dans une perspective multidisciplinaire, des techniques de soin des corps endoloris par la brutalité des tortionnaires. Son kinésithérapeute, le jeune Ibdaâ Karoui, 24 ans, est habillé à la manière d’un entraineur de foot : short, tee chirt et baskets.
« Le moindre détail compte : il ne faut surtout pas rappeler aux victimes leur ancien rapport avec les tortionnaires ou même avec les médecins et les infirmiers des prisons souvent de mèche avec les bourreaux », souligne-t-il.
Ibdaâ Karoui rééduque les patients à la marche, à la position d’équilibre, à la réappropriation de leur corps. Petit à petit, grâce à des massages manuels et des exercices de relaxation et de mobilisation articulaire, ils remontent leurs épaules et récupèrent leur schéma de marche perdu.
Pour le directeur Malek Lakhoua, l’accompagnement social des survivants de la torture est également fondamental, les assistants sociaux ayant pour mission de faciliter leur intégration dans le monde du travail notamment. Aujourd’hui l’Institut Nebras, qui a signé un protocole d’accord avec le ministère de la Santé, s’ouvre de plus en plus sur tout l’environnement médical, développant un réseau de médecins dans les diverses spécialités, des médecins sensibles à cette population victime de l’ancien régime. Ce cercle d’amis de l’Institut intègre aussi des juristes et des magistrats engagés dans la lutte contre cette atteinte grave des droits de l’homme.
Plus encore : dans le cadre d’une coopération avec l’université, l’institut au nom lumineux, se présente aujourd’hui également comme un espace de recherche. Il se penche particulièrement sur un modèle clinique tenant compte des spécificités tunisiennes. Vaste programme…