« Baffoé » s’avance à la barre dans un costume aux lignes pures affichant des boutons dorés surdimensionnés. Troisième témoin appelé à la barre du tribunal criminel de Dixinn, ce mercredi 29 novembre, Ansoumane Camara, surnommé Baffoé, est très volubile. Le général, prolixe en détails, retrace la journée macabre du 28 septembre 2009. Ce jour-là, il commande la compagnie mobile d’intervention et de sécurité (CMIS 1), une unité de police spécialisée dans le maintien de l’ordre. « À la veille du 28 septembre, j’ai été appelé par le directeur général de la police nationale, le commissaire divisionnaire Valentin Haba. Il m’a dit que la manifestation [organisée par l’opposition] était interdite et que je devais déployer mes hommes de la cimenterie (quartier de la banlieue de Conakry, NDLR) à la périphérie du stade. »
Autour du stade, le dispositif comprend des véhicules blindés de transport de troupes Mamba et doit permettre de contrôler toutes les rues menant à l’enceinte sportive. La sécurisation de l’esplanade et du stade a été confiée à la gendarmerie. Baffoé insiste : « Donc la police n’avait rien à voir avec les installations du stade, voire même de l’esplanade du stade. » Cette répartition des tâches a été décidée après une réunion « tenue à l’état-major général des armées », dit-il.
Visiblement très à l’aise à la barre, l’officier à la retraite de 57 ans raconte que ses hommes se mettent en place dès quatre heures du matin. Alors qu’il fait sa tournée d’inspection, il est contacté par le directeur général de la police nationale. « Aux environs de neuf heures, je devais être du côté de Cosa (quartier de la banlieue de Conakry, à 11 km du stade), mais j’ai été appelé par le directeur général. Il me dit ‘ah laisse tout, viens, selon les renseignements, il paraîtrait qu’il y a des petits regroupements qui sont en train de se faire au stade, viens constater !’ »
Forces de l’ordre dépassées
Sur place, la foule est de plus en plus dense. Parmi les manifestants, il y a quelques citoyens sans étiquette mais la majorité sont des militants, qui ont répondu à l’appel à manifester lancé par l’opposition. Le rassemblement doit permettre d’envoyer un signal à la junte dont le chef, Moussa Dadis Camara, laisse planer l’ambiguïté sur son éventuelle participation à la prochaine présidentielle. L’opposition refuse d’accepter la candidature de celui qui gère déjà la transition.
Le très « populaire » patron de l’antidrogue, Moussa Tiégboro Camara, a été dépêché sur place par les autorités pour tenter de « sensibiliser » les contestataires, explique Baffoé. Le pouvoir a été clair : il faut empêcher cette manifestation. Tiegboro demande à ceux qu’il rencontre de reporter le rassemblement, mais son discours ne passe pas. La foule est désormais « compacte ». « Certains ont jeté des cailloux. » Tiegboro est exfiltré. Les manifestants dispersés. Mais rapidement, les forces chargées du maintien de l’ordre sont dépassées. Les protestataires inondent l’esplanade devant le stade. Les policiers battent en retraite. « On a tous fui ! Vous n’êtes pas sans savoir, dit-il au tribunal, qu’en matière de maintien de l’ordre, quand la foule est compacte, même si vous avez les moyens de la dégager, il faut se replier parce qu’en exerçant la force les plus forts vont piétiner les plus faibles, ça peut amener des dégâts, des blessures, voire même des morts. »
Jusqu’ici précis sur les faits et leur enchaînement, Baffoé fait soudain une ellipse temporelle. Après avoir narré les évènements de la matinée, il passe au début d’après-midi : « Vers 13 h, (…) le ministre Tiegboro est venu nous demander de libérer la route pour permettre aux gens de circuler. On était en train de dégager [les barricades montées par les manifestants]. Notre arrivée sur l’esplanade du stade a coïncidé avec l’arrivée des militaires. J’ai vu deux camionnettes de l’armée. Vous savez la présidence, la protection du président Dadis, ils avaient deux camionnettes Toyota très basses, les agents s’asseyaient dos-à-dos. J’ai vu deux de ça, plus un véhicule de commandement. »
« Un silence de mort »
Le récit de Baffoé transporte le public au début du massacre. « Je ne sais pas qui commandait », affirme-t-il. Parmi les bérets rouges qu’il aperçoit, il n’en reconnaît aucun. « Les agents sont descendus, ils sont entrés dans le stade. » Le général poursuit : « Entre-temps, j’ai vu le commandant Toumba [le garde du corps de Dadis] qui venait seul. Je l’ai vu venir, à pied, mais en foulées, c’est-à-dire à pas de géant pour rejoindre les autres qui étaient déjà dans le stade. Il y avait des tirs de sommation. »
Baffoé raconte qu’il se réfugie alors avec ses hommes dans le commissariat qui jouxte le stade. « On était désarmés, nous-mêmes on se sentait en danger. » Il considère que sa mission est terminée, « là où les militaires débarquent, aussitôt il y a les armes, nous on ne peut pas ». Ils restent à l’abri « quelque temps », puis sortent du commissariat. « J’ai vu le commandant Toumba venir avec des leaders blessés, les embarquer. Je ne savais pas où il les emmenait. C’est ici que j’ai appris qu’il les envoyait à la clinique. Réellement, il était en train de les protéger. » Il aperçoit ensuite Tiegboro, « qui était avec certains leaders, y compris le président de l’Union des forces démocratiques de Guinée [Cellou Dalein Diallo, NDLR]. Ils sont partis, il y a eu un silence de mort. » Derrière eux, les militaires ont laissé des blessés, des morts, ajoute Baffoé.
Le président et le procureur se succèdent pour interroger le général. Trois des accusés étaient au stade, d’après lui. Toumba, Tiegboro et même Marcel Guilavogui, il est formel. Les deux derniers ont toujours nié s’être rendus dans l’enceinte sportive. Selon Baffoé, les trois sont arrivés après les bérets rouges de la garde présidentielle qui sont, à en croire Baffoé, les auteurs du massacre.
Risque de volte-face des témoins
Un élément interpelle le procureur : « Je vais revenir sur votre procès-verbal où vous tenez d’autres déclarations qui ne sont pas celles que vous avez faites tout à l’heure. » Au juge d’instruction, Baffoé a affirmé que Toumba dirigeait un groupe de militaires. « C’est une variation ou bien vous maintenez cette déclaration-là pour dire qu’il est venu avec son groupe ? » Baffoé assure qu’une erreur s’est glissée dans le PV. Le procureur aurait mal compris ce qu’il disait. « Vous savez en français, il y a des façons de parler… » Il persiste et signe : Toumba est arrivé seul.
Pas convaincu, le président le met en garde contre le faux témoignage. « Toujours dans votre procès-verbal de déposition chez le magistrat instructeur vous dites : ‘Dans ce groupe de militaires, j’ai vu Toumba et son adjoint Marcel, les jeunes militaires qui étaient avec eux me sont inconnus.’ Vous voyez ce que ça veut dire ça, c’est la même chose que ce que Monsieur le procureur vient de dire, quand vous dites que l’on n’a pas écrit le sens dans lequel vous l’avez employé, pourtant c’est clair. »
Baffoé est le premier haut gradé des forces de sécurité entendu en tant que témoin oculaire du massacre du stade. Pourtant, il minimise la portée de son récit : « Je ne suis pas le seul témoin, il y a eu des témoins plus importants que moi, moi je n’étais qu’un simple commandant. »
L’audition de Baffoé illustre-t-elle le risque de volte-face des témoins dans un contexte où l’un des accusés, Claude Pivi, est toujours en cavale après sa libération par un commando armé le 4 novembre dernier ? Certains témoins pourraient choisir d’atténuer volontairement leurs propos pour ne pas s’exposer à des représailles, concède maître Amadou DS Bah, coordinateur du collectif des avocats des victimes. Le fait est que jusqu’à présent, les trois premiers témoins ont ménagé les accusés. Aucun n’a été mise en cause directement.