OPINION

L’épidémie du silence : quand le vrai procès se déroule à huis clos…

Le sentiment que les procès de la justice internationale se déroulent dans l’ombre n'est pas nouveau, mais la tendance s'est encore aggravée, en particulier à la Cour pénale internationale (CPI). Chiffres à l'appui, l'auteure décrit ce phénomène qui nuit selon elle gravement à la visibilité, à l'accessibilité et à la légitimité des procès contemporains.

Procès à huis clos - Une dérive qui prend de l'ampleur dans les tribunaux internationaux. Photo : panneau
Le phénomène du huis clos a atteint, dans les procès pénaux internationaux modernes, des proportions épidémiques. © Adalberto Roque / AFP
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Je ne suis pas habituée à ce qu’une juge de la Cour pénale internationale (CPI) me présente ses excuses. Mais le 23 octobre 2023, cela s'est produit deux fois en moins de deux heures. La juge britannique Joanna Korner, assise au centre de l’estrade des juges de la salle d'audience II, était visiblement exaspérée lorsqu'elle a levé les yeux vers la galerie du public et nous a demandé, vers 9h35 – soit cinq minutes après le début de l'audience – de bien vouloir prendre une pause-café d’une heure, car l’audience prévue se transformait en huis clos. Mais à 11h15, alors que les plus déterminés d’entre nous étaient revenus et attendaient patiemment assis depuis 30 minutes, écoutant le silence qui régnait dans nos écouteurs, la même juge nous a expliqué qu’il fallait abandonner tout espoir et que l’on pouvait quitter la Cour pénale internationale pour la journée.

La frustration de la juge Korner s'explique : le 23 octobre 2023 marquait le début de la présentation de la preuve de la défense dans le procès d'Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman, également appelé « Ali Kushayb » par l'accusation. Al-Rahman aurait été un chef de milice Janjaweed au Darfour (Soudan) et est accusé de 31 chefs d'accusation de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité commis en 2003 et 2004. La semaine précédente, lors de ses plaidoiries introductives son avocat Cyril Laucci avait insisté sur l'importance du caractère public du procès. Et aujourd'hui, il demande qu'un témoin clé fasse la quasi-totalité de sa déposition à huis clos.



Le silence contre la justice

En quittant la galerie du public, je réfléchissais à cette épidémie du silence qui affecte les procès pénaux internationaux contemporains. Le fait que les procès soient dissimulés au public n'était en aucun cas le projet initial de la justice pénale internationale. Dans le Statut de Rome - le document fondateur de la Cour pénale internationale - le mot « justice » apparaît 14 fois. L'expression « intérêts de la justice » apparaît 6 fois. Et l'un des « intérêts de la justice » le plus souvent répété est que « la justice doit être vue pour être bien rendue ».

Le huis clos et l’audience privée sont deux outils permettant de protéger les témoins vulnérables et de maintenir la capacité du procureur à enquêter et à monter des dossiers dans des situations de conflit et d'instabilité permanents. Leur utilisation excessive risque toutefois de compromettre l'accessibilité, la transparence, le caractère symbolique et le potentiel de réconciliation de la justice pénale internationale. Les audiences privées et à huis clos empêchent tout public - observateurs, universitaires, politiciens, presse, grand public, victimes et survivants - de "voir" la justice rendue. Sans transparence pendant le procès, les jugements risquent d'être rejetés par les principales parties prenantes du tribunal. Si un public ne peut pas voir les preuves qui conduisent au jugement, ni les interactions et les débats entre les acteurs du tribunal concernant ces preuves, pourquoi un document final dense, comptant souvent des centaines de pages, changerait-il l'avis de quiconque sur une situation de conflit, ou sur la culpabilité ou l'innocence d'un auteur présumé ?

Les huis clos en chiffres

Techniquement, il existe à la CPI une différence entre une audience privée et une audience à huis clos. Le huis clos signifie que la galerie du public est fermée et que les observateurs sont priés de quitter les lieux. L'audience privée signifie que la galerie reste ouverte, mais qu'aucun son ne sort de la salle d'audience. En réalité, l'observateur du procès vit à peu près la même chose. Cela est particulièrement vrai à l'ère du numérique. Si un observateur suit les procédures judiciaires en ligne, le huis clos et l’audience privée se traduisent par un écran immobile, informant le spectateur qu'il n'y a pas de transmission. Dans les faits, les avocats qui demandent le huis clos ou l’audience privée confondent souvent ces termes ou les utilisent de manière interchangeable. 

Le phénomène du huis clos a atteint, dans les procès pénaux internationaux modernes, des proportions épidémiques. Le procès de Jean-Pierre Bemba devant la CPI s'est ouvert le 22 novembre 2010 et a duré près de 4 ans, les déclarations finales se concluant finalement le 13 novembre 2014. La Chambre de première instance a siégé pendant 305 jours d'audience. Au total, ces audiences ont comporté environ 26 648 minutes d’audiences privées et à huis clos. Cela représente une moyenne de près de 90 minutes par jour pendant lesquelles le public, la presse, les victimes, les survivants et les autres parties intéressées n'ont pas pu suivre le procès.

Le procès Bemba n'est pas une exception. Un échantillon aléatoire sur une période de 9 mois pendant le procès qui a duré de 2016 à 2019 de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé montre une moyenne de 100 minutes par jour de huis clos. Un échantillon aléatoire de 5 jours de procès sur 5 mois dans le procès qui a duré de 2022 à 2023 de Félicien Kabuga devant le Mécanisme résiduel du Tribunal pénal international pour le Rwanda à La Haye montre une moyenne de 28 minutes d’audience privée ou à huis clos par jour : nettement moins, mais en réalité beaucoup plus si l'on considère que chaque « journée » de procès ne durait que 2 heures.

La majeure partie d'une journée de procès est censée se dérouler en séance publique, conformément au mantra selon lequel les audiences privées et à huis clos sont l'exception et non la règle. Mais compte tenu de la complexité, du profil et de la durée des procédures relatives aux crimes de masse devant les tribunaux internationaux, les chiffres sont stupéfiants. Le fait qu'une si grande partie d'une journée de procès soit cachée aux observateurs empêche la couverture médiatique qui expliquerait, analyserait et amplifierait les procédures judiciaires pour un public plus large. Cela empêche les victimes, les survivants et leurs communautés au sens large d'entendre leurs propres histoires discutées au tribunal, et d'entendre la parole des personnes prétendument responsables de la violence qu'ils ont endurée. Cela empêche enfin les personnes sceptiques ou opposées à un tribunal de s'intéresser de près aux récits qui en ressortent. La prévalence des séances à huis clos et la fréquence avec laquelle les acteurs du tribunal - juges, avocats et témoins - mentionnent la nécessité de faire attention à ce qui est dit en séance publique créent le sentiment, à tort ou à raison, que ce qui est dit en public est d'une certaine manière limité, incomplet ou partiel.

Même les témoins dans une salle d'audience partagent parfois ce sentiment. Le témoin P-38 du procès Bemba a ainsi déclaré que « c'est un peu désagréable pour le public, mais pour aller vraiment au cœur du procès, je crois qu'il est nécessaire » de se résoudre au huis clos. Un autre témoin, dans une transcription aujourd'hui non expurgée, a exprimé lors d'une séance privée que « le moment est venu de vous le dire franchement ». Même ceux qui participent au procès perçoivent donc une sorte d'authenticité dans le huis clos, qui doit être contrôlée lorsque le « public » est à l'écoute. L'irritation d'assister à un procès et d'entendre le silence est une chose. L'idée que le « vrai » procès est celui qui se déroule à huis clos en est une autre, qui sape la raison d'être des procédures de la justice pénale internationale.

La responsabilité du témoin

Qui souhaite le huis clos, quand et pourquoi ? La réponse semble être : tout le monde et personne à la fois. Le juge Cuno Tarfusser, environ huit mois après le début du procès Gbagbo, a ressenti le besoin de rappeler qu'en l'absence d'un risque concrètement identifiable pour la sécurité des témoins, « la comparution publique fait partie de la responsabilité » du témoin. Le problème est que le huis clos est devenu un bourbier de responsabilités et de craintes enchevêtrées. Bien que les acteurs judiciaires semblent régulièrement frustrés par cette pratique, il n'existe aucun moyen apparent d'empêcher un procès d'être aspiré dans les sables mouvants des audiences à huis clos.

Lors du procès Bemba, les juges se sont montrés tour à tour irrités par les huis clos répétés – « il n'y avait pas du tout besoin de séances privées », et en train d’affirmer qu’elles étaient nécessaires – « Mr le témoin, je vous suggère de poursuivre votre témoignage à huis clos ». Certains témoins sont obsédés par la confidentialité de leur témoignage – « Je préfère le huis clos » - et d’autres catégoriques quant à la nécessité d'une audience publique – « Il s'agit d'un témoignage historique qui affectera des générations. Je ne pense pas qu'il faille le cacher ». Les avocats de la défense vantent souvent les mérites d'un procès public, mais peuvent aussi être prompts à demander le huis clos, comme Laucci dans le procès Al-Rahman. En général, ce sont les procureurs qui sont le plus systématiquement en faveur du huis clos. Ainsi, lors du procès Gbagbo, un témoin s'est disputé avec le procureur Eric MacDonald alors qu'il était à la barre, MacDonald demandant aux juges de rejeter la demande du témoin de témoigner en séance publique.

Les préoccupations relatives à la sécurité des témoins sont compréhensibles et importantes. Mais la prédominance du huis clos dans les procès pénaux contemporains est une tendance, et pas tout à fait une pratique de longue date. Au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), il y avait effectivement de nombreux témoins « protégés » dont l'identité était gardée secrète, mais dont le témoignage était accessible aux observateurs.

Sauver la face pour le bureau du procureur

La tendance actuelle me semble indiquer deux choses. Premièrement, que les procès pénaux contemporains ont plus tendance à enquêter et à juger des crimes en cours, ou dans des situations où la violence ou l'instabilité sont toujours présentes. Les témoins sont donc plus souvent amenés à témoigner dans des contextes intrinsèquement moins stables. Cela n'explique toutefois pas la prédominance du huis clos dans le procès d'une personne comme Félicien Kabuga, qui, à l'âge de 90 ans, était jugé pour des actes commis en 1994.

La deuxième raison, peut-être plus insidieuse, de l'augmentation des huis clos est l'impact potentiellement dévastateur sur le Bureau du Procureur, si quelque chose arrive à un témoin ou à un individu mentionné dans un procès pénal. Les équipes d'accusation de Bemba et de Gbagbo ont toutes deux été critiquées pour leurs stratégies d'enquête, qui reposaient en grande partie sur des rapports d'ONG et sur l'accès accordé par le gouvernement en place qui, dans les deux cas, avait des intérêts politiques dans le jeu de la justice. Si l’on comprenait sur place que témoigner à La Haye pour l’accusation n'était pas sûr, la qualité des enquêtes ne ferait que se détériorer davantage, ce que le bureau du procureur estimait ne pas pouvoir se permettre. L’audience privée, dans ce cas, n’a d’autre fonction pour l’accusation que de lui permettre de sauver la face.

Quelle est donc la solution ? La sécurité des témoins ne sera pas (et ne devrait pas être) reléguée au second plan dans les procès pénaux internationaux. Mais l'obsession actuelle est symptomatique d'un problème plus profond. Des enquêtes plus approfondies du procureur, une plus grande clarté et des directives plus précises concernant les huis clos, ainsi qu'une moins grande complaisance de la part de tous les acteurs du procès à l'égard de la multiplication des audiences cachées, contribueraient sans aucun doute à atténuer le problème. Mais les racines de cette question exigent également une discussion et un débat ouverts et francs. À l'heure actuelle, cela semble peu réalisable, car même au sein d'un procès, les débats sur les mérites ou les défis des audiences privées sont souvent discutés - vous l'avez deviné - en séance privée.

Dans l'état actuel des choses, tous les discours sur l'importance des procès publics ne reflètent pas une réalité qui sape la visibilité, l'accessibilité et la légitimité des procès contemporains.