Vendredi 8 décembre. Un petit groupe de femmes, dont l'une porte un enfant dans le dos, de la région pétrolifère ougandaise de Bunyoro s’assoient avec anxiété dans une salle d'audience à moitié vide de la ville de Hoima, à quelque 230 km au sud de Kampala, la capitale de l'Ouganda.
Un juge en grande tenue fouille dans des volumes de dossiers et s'adresse aux avocats en anglais, une langue qui leur est étrangère. Les femmes, qui accompagnaient leurs maris dans la salle d'audience et avaient parcouru le matin quelque 140 km depuis leur domicile rural dans le district de Buliisa, chuchotent avec leurs voisins pour se tenir au courant de ce que le juge dit en anglais.
Un officier de justice suspend la séance et appelle les avocats, dont quatre représentent des personnes affectées par le projet du géant pétrolier TotalEnergies - qui construit une usine de traitement du pétrole brut et un oléoduc de 1 443 km reliant la région de l’Albertine en Ouganda à la Tanzanie. Un autre avocat, Sam Tusbira, qui représente le conseiller juridique principal du gouvernement ougandais, le procureur général, rejoint la défense dans l’arrière cabinet. Une douzaine de familles sur les 42 citées à comparaître ne sont pas représentées par un avocat, certaines n'ayant pas les moyens de payer ni l’avocat ni les frais de transport.
Pendant l'ajournement, les femmes rejoignent leurs maris, qui semblent également anxieux, sur une véranda située à l'extérieur du tribunal. Certaines plaquent inconsciemment leurs mains sur leurs bouches tandis que d'autres les croisent autour de leur poitrine dans un état de confusion, d’étonnement et de désespoir apparent.
Après neuf ans de résistance
Ce vendredi-là, la Haute Cour de Hoima se réunit pour entendre une plainte déposée par le ministère ougandais de l’Énergie et du Développement minéral contre 42 familles dont les terres, situées dans le district de Buliisa, font l’objet d’une procédure d'acquisition pour le projet pétrolier Tilenga, exploité par Total Energies.
Dans la plainte déposée quatre jours seulement avant l’audience par le procureur général, le ministère a demandé à la cour l'autorisation d’imposer que les 42 familles réfractaires acceptent une compensation, quittent leurs maisons et permettent au groupe pétrolier français de mener à bien ses projets.
Selon Dickens Kamugisha, directeur général de l'Africa Institute for Energy Governance (AFIEGO), une organisation à but non lucratif qui défend les droits des personnes affectées par le projet pétrolier en Ouganda, les ménages ont rejeté depuis 2014 les compensations proposées par le gouvernement « parce qu’elles sont trop faibles, inadéquates et inéquitables ».
Terres accordées aux activités pétrolières
Après plus d'une heure d'attente, la salle d'audience reprend vie lorsque l'officier de justice crie « All rise » pour annoncer l'entrée du juge président Jesse Byaruhanga, qui s'installe fermement sur son siège pour prononcer le verdict alors qu’un silence total enveloppe la cour.
« Le requérant (le gouvernement) dépose devant le tribunal l'indemnisation des défendeurs évaluée à la somme de 945 780 675 UGX (environ 252.000 USD) pour des terres situées dans les villages de Uduk 1 et 2, Avogera, Kasinyi, Kisiimo, Ngwedo centre, Kisomere, Urubo, Kigwera, Kizongi, Kihambura, Bikongoro, Kabolwa, Serule A et Kirama dans le district de Buliisa et Hanga, Kayere, Waaki et Rwamutonga dans le district de Hoima, d'une superficie d'environ 59.674 acres (environ 150.000 hectares) faisant partie des terres affectées au projet Tilenga et actuellement occupées par les personnes mises en cause », a commencé le juge Byaruhanga alors que des murmures sourds se font entendre dans la salle d'audience.
« Le requérant (le gouvernement) est déchargé de toute responsabilité découlant de toute réclamation ou action à la suite de l'ordonnance prononcée », ajoute-t-il, alors que les murmures s'intensifient. « Le requérant se voit accorder la possession vacante du terrain décrit mesurant 59,674 acres pour y mener ses activités pétrolières et, en cas de défaut d’exécution, j'émets un ordre d'expulsion », ajoute le juge. Le silence tombe sur la salle d'audience avant qu'il ne la quitte.
« Pourquoi agir si vite ? »
Après cette audience expéditive, les réactions sont vives.
« Cette décision n’est pas surprenante, elle était même attendue », déclare à Justice Info Jealousy Mugisa Mulimba, l'une des parties poursuivies par le gouvernement et fondateur de Community Voice Planning organization, un groupe de la société civile. « L'affaire contre nous a été déposée au tribunal de Hoima le 4 décembre, et la date d'audience a été fixée au 8 décembre. Certains des 42 ménages poursuivis ont été informés hier de la procédure engagée contre eux. Beaucoup ignorent encore que cette procédure a eu lieu. Pourquoi le système judiciaire agit-il si rapidement ? Pour promouvoir l'injustice ? »
« Ce type de règlement rapide des affaires sans notification adéquate aux familles n'a pas son équivalent dans le monde. En outre, tout investissement qui ne donne pas la priorité aux droits des personnes affectées par le projet est inutile et doit être combattu à tout prix », déclare par ailleurs Frank Muramuzi, directeur exécutif de l'Association nationale des environnementalistes professionnels, une organisation locale à but non lucratif.
« Les actions du ministère de l’Énergie sont entachées de mauvaises intentions et visent à priver de leurs droits les personnes affectées par le projet », déclare Abdul Musinguzi, directeur de programme à l'Institut de recherche Tasha Africa, qui s'est battu pour les droits des communautés de la région pétrolière de l'Ouganda. « Les gens ne devraient pas être pris en embuscade et se retrouver précipités devant les tribunaux sans avoir eu le temps de se préparer. »
« Le système judiciaire ne devrait pas se laisser ainsi utiliser », ajoute Musinguzi.
Le même juge qu'en 2014
« La justice ne peut pas être la justice quand il n'y a pas de procès équitable », déclare à Justice Info Herbert Alinda, un avocat qui représente 12 des familles poursuivies. « Dans ces circonstances, nous nous sommes battus pour être présents car si nous n'avions pas comparu, l'affaire devait être entendue ex-parte (sans nous) », ajoute-t-il.
Mais le juge était déterminé à rendre sa décision, ce jour-là. « Mes clients ne sont pas opposés au projet, mais ils demandent une indemnisation équitable », déclare Alinda, avant d'ajouter : « N'oubliez pas que nous nous battons contre quelqu'un qui est plus grand que nous ».
Selon Me Alinda, chaque famille doit recevoir des montants différents en fonction de la taille de son terrain, des matériaux utilisés pour la construction des maisons et du type d’exploitation du terrain et de ce qui y est cultivé. Il explique que les estimations sur lesquelles le tribunal s'appuie dans sa dernière décision datent de 2019, alors que la valeur des terres dans la région a augmenté. « C'est une question que nous voulions soulever devant le tribunal, mais on ne nous en a pas donné l'occasion », précise Me Alinda à Justice Info. « Ainsi, si les estimations donnaient à un ménage une compensation de 11 millions de shillings ougandais (environ 2.900 USD), ce que les parties concernées avaient contesté dans leur plainte déposée en 2014, et que le tribunal rend une décision basée sur des évaluations de 2019, les 11 millions de shillings donnés par le tribunal peuvent-ils leur permettre d’acheter un terrain et de reconstruire une maison alors que le prix du terrain a augmenté ? Certainement pas, et c'est ce que mes clients soulèvent », martèle-t-il.
« Quoi qu'il en soit, certains de mes clients se disent déçus mais pas surpris que le même juge qui a rendu une ordonnance contre eux lors d'une précédente audience, à Masindi en 2014, soit celui qui a présidé la cour pour rendre cette nouvelle ordonnance », confie Me Alinda. Ses clients, ajoute-t-il, lui ont déjà ordonné de faire appel de la décision devant une juridiction supérieure.
La ministre ougandaise de l’Énergie et du Développement des minéraux, Ruth Nankabirwa Ssentamu, se félicite pour sa part d’une décision qui constitue un développement positif pour la croissance du secteur pétrolier. « Nous ne pouvions pas faire autrement que d'aller au tribunal car, en tant que gouvernement, nous avons essayé tous les moyens, y compris de nous asseoir avec les personnes affectées qui contestent l'indemnisation, nous avons négocié, certaines ont accepté, d'autres sont restées obstinées, mais le pays a besoin de pétrole pour se développer. La décision permet maintenant au gouvernement de reprendre le terrain et ouvre la voie à la poursuite du projet sans entrave », explique-t-elle à Justice Info.
TotalEnergies n'a pas répondu à notre demande de réaction.
« Le pouvoir judiciaire est en procès »
Pour Kamugisha, de l'AFIEGO, c’est aujourd’hui « le pouvoir judiciaire qui est en procès ». Il rappelle que son organisation a aidé les ménages touchés à déposer une plainte contre le gouvernement pour compensation injuste dès mars 2014, mais que « près de 10 ans plus tard, cette requête n'a toujours pas fait l’objet d’une décision ». « Alors que, dans le même temps, la demande déposée par le ministère contre 42 ménages a elle été rapidement entendue », dit-il.
« Les personnes affectées par le projet pétrolier sont pour la plupart analphabètes, très pauvres, certaines n'ont pas réussi à payer les frais de transport pour se rendre au tribunal et les procédures judiciaires leur sont étrangères. La précipitation d'une telle affaire, qui a des répercussions sur les droits humains, montre que certaines personnes veulent profiter du système judiciaire pour leur refuser l’usage de leurs moyens de subsistance », déclare Musinguzi.
« Nous ne pensons pas que les 42 familles ont obtenu justice. Le juge ne devrait pas se vanter d'avoir rendu justice, ni que les familles affectées et leur entourage aient pu voir justice rendue », déclare Musinguzi à Justice Info. « Si l’on s’en tient aux principes de justice naturelle et au droit de notre pays, nous pouvons considérer qu'il n'y a pas eu de décision dans ce dossier, pour lequel nous faisons appel », ajoute-t-il.