OPINION

CPI : pourquoi les ONG sont inquiètes, pas les États

La 22ème assemblée des pays membres de la Cour pénale internationale (CPI) vient de s’achever à New York. Deux semaines intenses de travail diplomatique pour les délégués des États, les organisations de la société civile et les autres parties prenantes. Mais l'un des éléments marquants, pour l'auteure, a été les inquiétudes concordantes de la société civile à l'égard des stratégies du procureur de la Cour.

La Cour pénale internationale (CPI), les ONG et les États. Photo : discours de Karim Khan au Caire.
Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale, a prononcé un discours fort depuis Le Caire, en Égypte, le 29 octobre 2023. Il a expliqué qu'il venait de tenter de se rendre dans la bande de Gaza, sans indiquer quelle autorité l'en avait empêché. © ICC-CPI
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En général, cette assemblée des États parties a produit des débats très enrichissants et l’on a pu observer que la Cour pénale internationale (CPI) est toujours un - si ce n'est le seul - acteur pertinent et nécessaire dans l’arène de la justice internationale. Les victimes de crimes flagrants commis dans les trop nombreux conflits qui empoisonnent notre monde considèrent la Cour de La Haye comme leur dernier recours pour obtenir justice, et font appel à cette institution malgré les nombreuses difficultés. Dans le même temps, lors de nombreux débats auxquels j'ai assisté, des acteurs de la société civile ont émis des critiques inquiétantes sur le fonctionnement de la Cour et en particulier du bureau du procureur (BdP).

Il est frappant de constater que les défenseurs des droits humains issus de contextes très différents faisant l’objet d’une enquête de la CPI, comme l’Afghanistan, la Libye, le Myanmar/Bangladesh, la Palestine et l’Ukraine, rencontraient tous des problèmes très similaires. Leur principale préoccupation est que le bureau du procureur ne s’engage pas suffisamment avec la société civile et les communautés affectées, et que le procureur - depuis 2021 le britannique Karim Khan - rencontre principalement les autorités étatiques. Cette situation est perçue comme problématique par les organisations indépendantes de la société civile, qui ont leurs propres demandes et questions, au nom des victimes et des communautés affectées, qui peuvent être très différentes de celles des représentants de l'État. De plus, même lorsqu'elles les rencontrent, les organisations non gouvernementales et les communautés affectées sur le terrain déplorent que l'on ne leur consacre pas suffisamment de temps pour écouter correctement leurs préoccupations.

Faux pas diplomatique de Khan sur la Palestine

L’implication du procureur dans la situation en Palestine, en particulier, était sur la sellette pour des raisons évidentes. Le procureur est arrivé à New York après avoir effectué, les 1er et 2 décembre, la toute première visite officielle d'un procureur de la CPI dans la région. Bien qu'il n'ait pas pu entrer à Gaza, il a visité les lieux touchés par l'attaque du Hamas le 7 octobre, puis a rencontré les autorités palestiniennes et quelques familles de victimes à Ramallah. Cette visite et les déclarations qui l'ont entourée ont fait l'objet de vives critiques de la part des organisations palestiniennes de défense des droits humains, mais aussi de la part de la communauté mondiale qui, depuis des décennies, invoque la fin de l'impunité pour les crimes commis dans cette région et défend les droits des Palestiniens.

Des interrogations ont rapidement émergé après les déclarations de la Cour concernant la visite du procureur, notamment via les réseaux sociaux, à commencer par le fait que la visite a été annoncée comme ayant lieu « à la demande et à l’invitation » des survivants israéliens et des familles de victimes des attaques du Hamas. Étant donné que les victimes palestiniennes et les organisations de défense des droits humains demandent depuis des années que le procureur de la CPI se rende à Gaza et en Cisjordanie, cette annonce a scandalisé beaucoup d’entre eux. Le procureur lui-même avait annoncé publiquement, lors de la précédente AEP tenue à La Haye en décembre 2022, son intention de se rendre dans la région ; la visite n'avait pas eu lieu, sans qu'aucune raison officielle n'ait été donnée. Puis, le 29 octobre 2023, le procureur a prononcé un discours fort depuis le Caire, après s’être rendu au poste frontière de Rafah. Il a reconnu qu'il avait l’intention de se rendre dans la bande de Gaza, mais que cela n’avait pas été possible. On peut supposer que c'est parce qu'Israël (et probablement l'Égypte) ne l'a pas permis, mais le fait de ne pas l'avoir dit explicitement est regrettable. Cela ressemble à une omission diplomatique, au regard du mandat de la Cour.

Quoi qu'il en soit, Khan a pris tout le monde par surprise lorsque, le 1er décembre, sa présence à Jérusalem a été annoncée via les médias sociaux. La photo postée posait toutefois question, car elle le montrait à Jérusalem-Est tout en annonçant que le procureur était en visite en Israël. Elle a été perçue comme envoyant un message équivoque au public, étant donné que Jérusalem-Est a été illégalement annexée par Israël en violation du droit international. Par ailleurs, alors que le procureur a rencontré des victimes, des familles et des survivants israéliens des attentats du 7 octobre, les premiers messages sur les réseaux sociaux ont uniquement mentionné que le procureur rencontrait l'Autorité palestinienne à Ramallah. Apparemment, les organisations palestiniennes de défense des droits humains comme Al Haq, le Centre palestinien pour les droits de l'homme, Al Mezan, qui échangent avec le bureau du procureur depuis de nombreuses années et qui demandaient cette visite depuis lors, n'ont pas été activement impliquées dans l'organisation des réunions du procureur en Cisjordanie. Ce n'est que plus tard qu’une tentative infructueuse aurait eu lieu pour les rencontrer, mais les quelques victimes palestiniennes que le procureur a rencontrées à Ramallah n'étaient pas liées à ces grandes organisations.

Déséquilibres linguistique et juridique

Plus fondamentalement, de nombreux déséquilibres ont été relevés dans le langage utilisé dans les différentes déclarations faites par le procureur au cours des dernières semaines. En particulier, en ce qui concerne la déclaration publiée à l’issue de sa visite le 2 décembre, celle-ci condamnait à juste titre de la manière la plus forte possible les crimes commis prima facie par le Hamas ; cependant, elle a omis d'utiliser un langage tout aussi fort pour condamner les nombreux crimes graves relevant de la compétence de la Cour, commis prima facie par Israël au cours des semaines qui ont suivi. Face au nombre impressionnant de civils tués, dont plus de 15 000 femmes et enfants, l'accent a plutôt été mis sur le rappel à l'État d’Israël de ses obligations en vertu du droit international humanitaire (DIH), en les édulcorant par l'inclusion de certains passages, tels que : "Le conflit dans les zones densément peuplées où les combattants sont supposés être illégalement intégrés dans la population civile est intrinsèquement complexe, mais le droit international humanitaire doit toujours s'appliquer et l'armée israélienne connaît le droit qui doit être appliqué". La référence à un système judiciaire israélien présumé opérationnel ("Israël a des avocats formés qui conseillent les commandants et un système solide destiné à assurer le respect du droit international humanitaire") est également problématique à cet égard, alors que des décennies de rapports affirment le contraire.

Le procureur a évoqué la possibilité que les actes d'Israël à Gaza provoquent une famine, un crime de guerre selon le Statut de Rome. Cependant, cela a été présenté comme une sorte d'omission de la part des autorités israéliennes, en n'autorisant pas l'aide humanitaire nécessaire face à une catastrophe humanitaire, plutôt qu'une commission, notamment en privant (activement) la population de Gaza d’éléments indispensables à sa survie. Il est inquiétant de constater qu'aucune mention n'a été faite des raisons d'une telle catastrophe à Gaza, qui est le fait de l'homme et la conséquence de la punition collective illégale infligée depuis longtemps à 2,3 millions de civils, que la mission indépendante d'établissement des faits mandatée par les Nations unies avait déjà qualifiée en 2009 de persécution possible en tant que crime contre l'humanité. Tout aussi problématique est la référence faite par le procureur aux violences commises par des colons comme à des actes isolés, ce qui, une fois encore, a été perçu comme un euphémisme, ne tenant pas compte de la politique générale de l'État en ce qui concerne la création de colonies israéliennes dans le territoire palestinien (qui pourrait intégrer le crime de guerre de transfert de civils, en vertu du Statut de Rome).

On pourrait arguer qu'il ne s'agit là que d'erreurs de communication, auquel cas il serait judicieux que le bureau du procureur repense radicalement sa stratégie de communication afin d'éviter de tels malentendus à l'avenir. Toutefois, si ce n'est pas le cas, le problème devient très préoccupant. Après tant d'années d'appels à la justice lancés par les victimes palestiniennes et les organisations de défense des droits humains, et d'engagement avec les autorités judiciaires à de nombreux niveaux, au niveau national et international, le procureur de la CPI a un rôle unique à jouer pour briser le cercle vicieux de l'impunité dans la région. Il y a 14 ans, la mission d'observation des Nations unies avait déjà conclu qu'il n'existait aucune possibilité de responsabilisation par le biais des institutions nationales en Israël ou en Palestine et que l'intervention de la CPI était urgente. Des rapports ultérieurs et différentes sources autorisées ont confirmé cette conclusion. Et, comme le note un défenseur palestinien des droits humains, une justice différée est une justice niée.

Chantal Meloni

CHANTAL MELONI

Chantal Meloni est professeure de droit pénal international à l'université de Milan, en Italie, et conseillère juridique principale du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme de Berlin (ECCHR). Elle est également consultante auprès du Centre palestinien pour les droits de l'homme (PCHR) et elle représente des victimes devant la Cour pénale internationale (CPI).

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