Lorsque Gustavo Petro est arrivé au pouvoir en Colombie il y a un an et demi, en tant que premier président de gauche de l'histoire du pays, il a cherché à se démarquer de son prédécesseur de droite, Iván Duque, sur plusieurs fronts. L'un des plus clairs a été de s'engager à mettre en œuvre l'accord de paix signé par le gouvernement avec l'ancienne guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2016, dont Duque s'était efforcé de diluer l'importance historique allant jusqu’à tenter de le torpiller.
Dans le même temps, l'un des plus hauts responsables du gouvernement Petro, son ministre des Affaires étrangères Álvaro Leyva, n’a cessé de lancer des flèches contre la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), le bras judiciaire de la justice transitionnelle né de l'accord de paix, durant une majeure partie de l'année 2023. « Nous sommes préoccupés par le fait que cette institution modèle pour le monde entier, qui a été conçue pour rendre la justice après des décennies d'un horrible conflit interne, est en train de dérailler par rapport à ce pourquoi elle avait été conçue au prix d'efforts énormes », a ainsi lancé Leyva devant Conseil de sécurité de l'Onu le 11 octobre, lors de la présentation du rapport trimestriel de l'Onu sur sa mission de vérification en Colombie.
« Le temps est venu de revoir et de corriger la JEP »
En préambule à sa critique, Leyva a souhaité expliquer qu'il avait été l'un des architectes du système de justice transitionnelle. « J'admire la JEP comme s'il s'agissait d'une personne et non d'une institution, et je l'aime », a déclaré celui qui a été l'un des conseillers des FARC à la table des négociations pendant quatre ans. « Le moment est venu de revoir ses actions afin de les corriger », a-t-il averti, évoquant des risques pour la paix dans le pays et pour l’accès des victimes à la vérité. Quelques jours plus tard, le président Petro avait envoyé une communication aux Nations unies annonçant certains des points soulevés par son ministre.
La JEP a répondu par un communiqué appelant au respect de son indépendance et soulignant que ni le gouvernement ni les ex-FARC « ne sont pas autorisés à donner des ordres et des orientations concernant les décisions » des institutions de la justice transitionnelle. « Le fait qu'elle ait été créée en vertu de l'accord de paix final ne confère aux parties signataires aucune tutelle sur sa gestion », souligne le communiqué.
Mais deux semaines plus tard, Álvaro Leyva a relancé ses attaques avec un tweet suggérant que la JEP, « contrairement à son mandat initial », « minimise la vérité » et « brise la paix ».
« Les progrès de la JEP incitent à l'optimisme »
La position de Leyva contraste aussi avec le rapport des Nations unies, concernant les progrès de la justice transitionnelle. Au cours de la période de trois mois couverte par ce rapport, entre juillet et septembre, le tribunal spécial a inculpé 10 anciens commandants régionaux des FARC pour enlèvement, neuf anciens officiers militaires pour exécutions extrajudiciaires (dont le général Mario Montoya, ex-commandant en chef de l'armée) et 14 anciens rebelles des FARC pour des crimes commis à l'encontre de communautés indigènes et afro-descendantes dans le cas de la région de Nariño. Ils ont tous été accusés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. En outre, la JEP a tenu deux audiences au cours desquelles les inculpés ont publiquement reconnu leurs crimes et se sont excusés auprès de leurs victimes.
Malgré des retards dans plusieurs macro-affaires, la JEP aura inculpé 156 personnes d'ici la fin 2023, dont 50 anciens membres des FARC et 102 anciens responsables militaires. 80 d'entre elles ont choisi de reconnaître leur responsabilité et ont donc opté pour la voie de la justice transitionnelle, dans le cadre de laquelle elles peuvent recevoir - en échange de la vérité et de la réparation pour leurs victimes - une peine plus clémente de 5 à 8 ans dans un cadre non carcéral. En d'autres termes, 90 % des accusés ont choisi d'admettre leurs crimes.
« Ces progrès, indique le rapport signé par le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres auquel Leyva répondait, incitent à l'optimisme et je suis convaincu que la juridiction spéciale [pour la paix] continuera à s'acquitter de sa tâche cruciale, qui consiste à faire respecter les droits à la vérité, à la justice, à la réparation et à la non-répétition. »
Exclusion des paramilitaires
« Malheureusement, la JEP a limité d'office la participation de ceux qui ont droit à cette justice spéciale », a déclaré le ministre des Affaires étrangères Álvaro Leyva, dans son discours devant les Nations unies. Il faisait référence aux 35 000 anciens paramilitaires de droite démobilisés entre 2003 et 2006. À l'époque, ils disposaient de leur propre mécanisme de transition, baptisé « Justice et Paix », qui leur permettait de dire des vérités jusque-là ignorées et de bénéficier de peines réduites de 5 à 8 ans pour de nombreuses atrocités. C'est pour cette raison que l'accord de paix avec les FARC, une décennie plus tard, les a exclus.
Selon Leyva, nombre de ces paramilitaires sont aujourd'hui prêts à dire de nouvelles vérités et devraient être acceptés en vertu du principe qui stipule qu'une personne a droit au traitement pénal le plus avantageux. La JEP, a-t-il affirmé, « a ignoré de façon permanente » ce droit et a « mis de côté des normes qui devraient être rigoureusement appliquées », conditionnant « l'établissement de la vérité, la refermant ou l'empêchant de parvenir pleinement à la JEP et à la connaissance des victimes et de l'opinion publique ».
Ce n'était pas la première fois que Leyva formulait cette critique. En juillet, lors de la publication du précédent rapport de l'Onu, le ministre des Affaires étrangères avait averti le Conseil de sécurité qu'il fallait « lever les obstacles qui empêchent l'accès des paramilitaires à la JEP sans aucune justification ».
Entendre la « vérité totale »
Pour preuve de la bonne volonté supposée des paramilitaires, le ministère des Affaires étrangères a organisé deux événements - qualifiés de « réunions de vérité pour la non-répétition » - et il prévoit d'en organiser d'autres.
Tout d'abord, en mai, sur le site des fours crématoires de Juan Frío, près de Cucuta et de la frontière vénézuélienne, Salvatore Mancuso a avoué - par liaison vidéo depuis sa prison aux États-Unis - qu'ils avaient enterré des centaines de victimes de disparitions forcées dans des fosses communes en territoire vénézuélien. Álvaro Leyva a alors signé un accord avec le gouvernement de Nicolás Maduro pour aller les rechercher. En août, Carlos Mario Jiménez - plus connu sous le nom de guerre de « Macaque » - a raconté comment, il y a vingt ans, ils avaient élaboré un plan pour assassiner l'actuel ministre des Affaires étrangères et le président Petro. Leyva a souligné qu'il était nécessaire de les écouter afin de connaître « la vérité totale ». Il a même proposé de relancer la Commission vérité et réconciliation qui a fermé ses portes l'année dernière, afin d'écouter le haut commandement paramilitaire.
Cette « vérité totale », a insisté Leyva, ne pourra être complète que si la JEP cesse de « poser des conditions et des limites à ceux qui veulent la dire ». Il n'a pas expliqué quelles vérités ils fourniraient qu'ils n'ont pas déjà révélées quand ils y étaient engagés, ni comment faire confiance à ceux qui, comme ce fut le cas pour Macaque, ont été expulsés du processus Justice et Paix pour ne pas avoir respecté leurs engagements.
« Comme nous l'avons déclaré publiquement, nous ne partageons pas les jugements du ministre des Affaires étrangères. Nous réaffirmons l'autonomie et l'indépendance de la JEP en tant que haute juridiction d'un État de droit », a déclaré son président Roberto Vidal à Justice Info. Après le dernier discours de Leyva, celui-ci s'est rendu à New York et à La Haye pour présenter la position de la juridiction spéciale colombienne sur ce conflit de compétences à des institutions telles que la Cour pénale internationale.
Un paramilitaire à la JEP
Au cours des quatre dernières années, la JEP a en effet rejeté les demandes de dizaines d'anciens paramilitaires tels que Rodrigo Tovar "Jorge 40", Salomón Feris, Andrés de Jesús Vélez, Carlos Moreno Tuberquia "Nicolás" et même Mancuso, en tant que tierces parties civiles ayant participé au conflit armé. Il en a été de même pour les hommes politiques et les civils ayant travaillé avec les paramilitaires, mais dont la JEP a jugé qu'ils n'avaient pas dit toute la vérité, comme l'ancien député Jorge Visbal, l'ancien maire Jorge Luis Alfonso "Gatico" ou la propriétaire terrienne Sor Teresa Gómez. Nombreux sont ceux qui ont fait appel à la JEP parce que la logique de Justice et Paix de procès individuels et d'actes d'accusation partiels signifiait des années et une plus grande insécurité juridique, mais aussi parce que plusieurs d'entre eux avaient été exclus parce qu'ils ne disaient pas la vérité.
Cependant, il y a un mois, la JEP a accepté Salvatore Mancuso. Après que la chambre d'acquittement de la JEP a rejeté Mancuso et que celui-ci ait fait appel, c’est une autre instance du tribunal spécial qui a décidé de l'admettre non pas en tant que commandant en second des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), mais en tant que « charnière ou point de connexion entre l'appareil militaire et l'appareil paramilitaire ».
Dans leur décision, trois juges de la chambre de définition du statut juridique de la JEP ont fait valoir que Mancuso était un « sujet matériellement et fonctionnellement incorporé aux forces de sécurité » et qu'il avait « un rôle déterminant dans la conception, la planification et l'exécution de schémas de macro-criminalité conjoints » avec les forces de sécurité. C'est pourquoi ils ont décidé de le considérer, non pas comme une tierce partie civile, mais comme un « agent de l'État de facto ».
Il y a quinze jours, Mancuso a fait appel de la décision de la JEP de l'admettre. Il n'est pas d'accord avec l'avis du tribunal spécial selon lequel il ne prend en charge qu'une partie des charges criminelles portées contre lui et selon lequel Justice et Paix devait continuer à le juger pour d'autres crimes, ce qui réduirait la marge de manœuvre de la JEP pour lui accorder des avantages et pourrait créer un risque d'insécurité juridique (un point sur lequel l'un des magistrats du JEP était d'accord dans une opinion partiellement dissidente).
Les risques de surcharge de la JEP
La perspective d’accepter davantage de chefs paramilitaires a suscité des inquiétudes quant à l'impact que cela pourrait avoir sur le travail de la JEP.
À ce jour, la JEP n'a pas encore prononcé de condamnations dans les cas où les auteurs reconnaissent leur responsabilité, et elle n'a pas non plus précisé la nature de ses sanctions. Elle n'a pas non plus encore présenté d'actes d'accusation dans trois des sept macro-affaires ouvertes en 2018, notamment l'affaire du recrutement d'enfants ouverte contre les FARC, de l'extermination du parti politique Union patriotique ouverte contre des agents de l'État, et l'affaire régionale Urabá ouverte contre les deux, ainsi que dans les quatre affaires annoncées plus récemment. Un dossier sur des violences sexuelles a été dévoilé en septembre. En outre, le bureau du procureur de la JEP n'a présenté que deux actes d’accusation contre ceux qui ne reconnaissent pas leur culpabilité. Ces procès n'ont pas encore commencé.
« La JEP devrait se concentrer sur ces affaires (desquelles émergeront des vérités) au lieu de chercher à obtenir des vérités en ouvrant de nouvelles procédures », avertit l'avocat pénaliste Yesid Reyes, qui était ministre colombien de la Justice lors de la négociation du chapitre sur la justice transitionnelle avec les FARC. Ouvrir la porte aux paramilitaires, selon lui, augmente la charge judiciaire et crée un risque de surcharge pour une JEP qui « commence déjà à entrevoir des difficultés temporaires pour évacuer toutes les affaires en suspens ». Elle dispose d'un calendrier de 10 ans pour présenter les actes d'accusation et de 15 ans pour les juger, et près de la moitié de ce temps est déjà écoulé.
« Vérité totale » et « paix totale »
On peut se demander dans quelle mesure les attaques du ministre des Affaires étrangères contre la justice transitionnelle et sa défense de l'arrivée des paramilitaires sont articulées ou non avec la politique de « paix totale » de l'administration Petro, qui a ouvert des négociations de paix simultanées avec de multiples groupes armés, y compris la guérilla de l'Armée de libération nationale (ELN), des secteurs dissidents des FARC qui se sont retirés du processus de paix de 2016, et des groupes criminels organisés tels que le Clan du Golfe. Jusqu'à présent, le gouvernement n'a pas précisé la politique pénale qu'il compte appliquer à chacun de ces groupes dans le cadre de leur désarmement, ni s'il cherche à les intégrer dans la JEP, dans le cadre de l'accord de paix actuel.
Un autre paradoxe reste entier : pourquoi Petro, célèbre lorsqu’il était membre du Congrès pour ses critiques acerbes des paramilitaires et de leurs connexions politiques, a-t-il maintenant un ministre des Affaires étrangères qui défend farouchement leurs anciens chefs ?