Après avoir passé sept ans en détention provisoire, l'ancien ministre de l'Intérieur de la Gambie, Ousman Sonko, se défend aujourd'hui contre les allégations de dix plaignants (dont l'une, Nogoi Njie, est décédée en septembre 2023). Le procès s'est ouvert le 8 janvier devant le tribunal fédéral de Bellinzone, une petite ville de la Suisse italienne. Sonko conteste l'intégralité de l'acte d'accusation, qui porte sur des meurtres, des viols, des détentions illégales et des actes de torture qui auraient été commis entre 2000 et 2016. Mais la demande de son avocat, Philippe Currat, de classer l'affaire pour vices de procédure est restée lettre morte. Les témoins sont maintenant à la barre.
Cinq des plaignants - Binta Jamba, Ramzi Diab, Demba Dem, Madi Ceesay et Fatou Camara - ont passé toute cette semaine dans la même pièce que leur bourreau présumé, des années après que les crimes ont été commis. "Je me sens très heureux de partager la même pièce qu'un auteur de crimes, quelqu'un qui a bafoué mes droits. Le fait de le regarder dans les yeux ou qu'il se retourne pour me voir. Cela m'a rendu vraiment fier et heureux parce que psychologiquement, cela envoie un message positif", dit Madi Ceesay, un parlementaire qui a été victime de torture à l'époque où il travaillait comme journaliste.
L'affaire Sonko est entendue en vertu du principe de compétence universelle. Bien que la langue officielle de la Gambie soit l'anglais, le procès se déroule en allemand, une langue que ni les plaignants ni l’accusé ne semblent comprendre. A la grande déception de la communauté gambienne, la procédure se poursuivra en allemand, malgré les nombreux efforts déployés pour demander une traduction en anglais. Au début des audiences, le tribunal annonce que des parties importantes des débats seraient traduites. Mais il s'avère que ces parties importantes sont des annonces de l'emploi du temps de la Cour - principalement des pauses.
L’atmosphère est curieuse, où même les juges peinent à prononcer correctement les noms gambiens. La correspondante gambienne de Justice Info doit compter sur l'interprétation de ses collègues journalistes pour suivre les parties des débats qui ne sont qu'en allemand. Et au fil des jours, le nombre de journalistes suisses couvrant le procès diminue.
2539 jours de détention préventive
Les deux premiers jours, Sonko, au teint sombre et aux lèvres singulièrement dessinées, porte un costume bleu. Âgé de 55 ans, celui qui a occupé l'un des postes les plus élevés de ce petit pays d'Afrique de l'Ouest semble avoir perdu du poids par rapport à d'anciennes photos de lui. L'argument de son avocat a toujours été qu'il ne pouvait pas être jugé en Suisse pour crimes contre l'humanité, notamment parce que la plupart des accusations portées contre lui concernent des crimes commis avant le 1er janvier 2011, date à laquelle la loi sur les crimes contre l'humanité a été intégrée au droit suisse. Cela devrait exclure, selon la défense, "tout le contenu" relatif à Binta Jamba, Ramzi Diab, Demba Dem, Madi Ceesay, Musa Saidykhan et Bunja Darboe, étant donné que les crimes les concernant ont été commis avant le 1er janvier 2011. Me Currat a également fait valoir que son client ne pouvait pas être jugé pour torture car cette notion n'a pas été incorporée dans le droit suisse.
"Ousman Sonko est détenu depuis 2539 jours et la question de savoir si les autorités suisses sont compétentes pour le poursuivre pour les infractions qui lui sont reprochées n'a toujours pas été résolue", souligne l'avocat de la défense dans sa plaidoirie. Mais la Cour rejette tous les moyens préliminaires soulevés par la défense, tout en décidant de ne clarifier la question de sa compétence qu'à la fin du procès.
"La Suisse n'est pas qualifiée pour juger des droits de l'homme"
"Permettez-moi de souligner que tout au long de ma carrière, dans tous les postes que j'ai occupés, je suis toujours resté loyal envers mon pays, que j'ai toujours servi en mon âme et conscience. Pendant toutes ces années d'enquête et jusqu'à ce qu'un acte d'accusation soit déposé devant votre tribunal, le bureau du procureur général de la Suisse a empêché les autorités de mon pays d'exercer la protection consulaire que j'avais demandée", déclare Sonko en lisant sa déclaration liminaire. "Si j'avais eu l'occasion de m'adresser à la TRRC [la Commission vérité, réconciliation et réparations qui a organisé des audiences publiques en Gambie de 2019 à 2021], je l'aurais fait avec plaisir, car il est essentiel que le peuple gambien comprenne la situation qui a prévalu dans le pays par le passé. Comme toujours et partout, la situation est complexe et a évolué tout au long de cette période."
L'ancien ministre dénonce les conditions de détention auxquelles il a été soumis en Suisse et qui, selon lui, lui ont causé des problèmes oculaires. "Certains avocats sont montés à la tribune pour critiquer la Gambie et le gouvernement de l'époque. Je les invite à se regarder dans la glace car je ne pense pas que la Suisse soit qualifiée ou compétente pour juger qui que ce soit en matière de droits de l'homme", déclare-t-il avec dédain.
Il soutient que les mauvaises conditions des prisons en Afrique sont le fruit du colonialisme, et affirme qu'en tant que ministre de l'Intérieur, il a travaillé à l'amélioration du système carcéral en Gambie et à la promotion des droits de l'homme.
La fille de l'accusé est dans le prétoire
À l'extrême gauche de l'équipe de défense, on découvre la fille de l'accusé, Olimatou Sonko, actuellement basée au Royaume-Uni et diplômée en droit depuis environ trois ans. "Je ne peux pas prédire ce qui va se passer, mais nous espérons qu'en fin de compte, il sera déclaré innocent et acquitté de toutes les charges qui pèsent sur lui", plaide l'avocate de 23 ans. "Sur la base de l'acte d'accusation, tout ce que je vois, c'est que les Junglers [un escadron de la mort notoire sous le régime de Yahya Jammeh en Gambie, de 1994 à 2016] ont fait cela. Je ne vois personne, à part peut-être Binta Jamba, dire 'il [l'accusé] m'a fait ça'. Personnellement, je pense donc qu'ils poursuivent la mauvaise personne. En ce qui concerne les victimes, j'éprouve évidemment de la sympathie pour elles et je suis heureuse qu'elles puissent faire entendre leur voix et tout le reste. Je suis vraiment désolée qu'elles aient dû subir tout cela, car aucun être humain ne mérite d'être traité comme elles l'ont été. Et je suis une femme, donc en ce qui concerne Binta Jamba, je compatis avec elle, mais en fin de compte, c'est mon père et comme n'importe quel autre accusé, je vais croire qu'il est innocent jusqu'à ce qu'il soit prouvé qu'il est coupable."
Le troisième jour, Binta Jamba est le premier témoin à se présenter à la barre devant les trois juges. Jamba est la veuve d'Almamo Manneh, un soldat de la garde nationale considéré comme l'un des hommes les plus loyaux de Jammeh à l'époque. Ousman Sonko est accusé d'avoir été complice du meurtre de Manneh en l'attirant dans une embuscade, en 2000. Après la mort de son mari, la vie de Jamba a viré au pire. À la demande de l'avocat de la victime, l'accusé est transféré dans une autre salle pour suivre le témoignage de Jamba. Sa fille, en revanche, assiste à l'intégralité du témoignage en tant que membre de l'équipe de la défense. Mais lorsque le procureur remarque qu'elle établissait un contact visuel avec le témoin, la question a été soulevée auprès du juge et le tribunal ordonne que le siège d'Olimatou Sonko soit reculé afin qu'elles ne puissent pas se voir directement.
Le douloureux récit de Binta Jamba
Jamba raconte à la cour les difficultés financières auxquelles elle et ses enfants ont été confrontés à la suite du meurtre de son mari. "Après la mort d'Almamo, la maison qu'il construisait, il [Sonko] y est allé et a tout pris. Les ciments et le béton. Et il a construit sa propre maison", déclare-t-elle. Selon elle, l'accusé a fouillé leur domicile après le meurtre et a pris l'argent liquide qu'ils avaient, environ 125 000 dalasi (l'équivalent de 1 700 euros au taux de change d'aujourd'hui).
Elle raconte ensuite comment Sonko l'a transformée en "esclave sexuelle". Elle déclare que Sonko l'a violée à plusieurs reprises en 2000, 2001 et 2005. La première fois qu'il l'a violée, dit-elle à la cour, c'était dans la maison de sa mère. "Mes enfants étaient sortis, tout le monde était sorti. Il a fermé la porte à clé. La première fois qu'il m'a abordée, il m'a demandé si ça allait, parce que je tremblais. J'ai dit 'laissez-moi', parce que dans ma religion ou ma culture, quand un mari décède, vous devez vous couvrir la tête, vous êtes censée ne rien avoir à faire pendant six mois. Il m'a poussée dans l'autre pièce où se trouve le lit. Il a sorti son pistolet et l'a posé à côté du lit. Il m'a dit d'enlever le foulard que je portais sur moi. Je pleurais", se souvient Jamba. "Mais après tout cela, j'ai pensé qu'il allait me tuer. Il ne s'est pas déshabillé complètement. Il a seulement enlevé sa ceinture et son pantalon. Il a fini par me dire 'Va te faire foutre, que veux-tu dire par ce que tu es censée faire', j'étais sur le lit et je me retirais en arrière. Je pleurais. Il a pris le pistolet. Il m'a dit 'si j'entends un mot, je te tue'. Il m'a forcée à avoir des relations sexuelles", témoigne Binta Jamba, émue.
Le témoin affirme également que Sonko l'a obligée à avorter deux fois, un acte illégal en Gambie. "Après l'avortement, j'ai été gravement malade à cause de l'infection que j'ai contractée. Je saignais constamment, et quand je saigne, ça sent mauvais", dit Jamba. "Cet homme est un..." - la femme peine à trouver ses mots - "... c'est une personne très colérique, très arrogante en matière de sexe".
De janvier 2001 à janvier 2002, Ousman Sonko a participé à une mission de paix en Sierra Leone, un petit pays situé au sud de la Gambie, où une intervention militaire des Nations unies mettait alors fin à la guerre civile. Il nie les allégations de viol, déclarant qu'il n'était pas en Gambie au moment où le témoin relate ces rencontres. "En 2001", déclare Jamba, "ce n'était pas fréquent. Je ne sais pas où il se trouvait à cette époque. Je ne me souviens pas des mois, mais c'était tous les trois mois ou trois mois et demi. Et finalement, pendant cette période, je ne l'ai pas vu pendant six mois."
Sonko refuse de commenter l'affaire Almamo Manneh, répondant à plusieurs reprises au juge : "Je suis lié par un serment de secret". Il nie cependant les allégations portées contre lui.