En 2023, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) de Colombie a présenté ses deux premiers actes d'accusation dans des macro-dossiers où elle a choisi de ne pas se concentrer sur des crimes emblématiques, mais sur des régions spécifiques du pays. Le tribunal spécial issu de l'accord de paix de 2016 y a mis en lumière, pour la première fois, la façon dont les minorités ethniques, tant autochtones qu'afro-descendantes, ont été particulièrement brutalisées au cours du conflit armé ayant duré un demi-siècle en Colombie.
L'une de ces décisions, dévoilée en juillet, est capitale car elle reconstitue la victimisation massive des Awá, peut-être le plus visé des 115 peuples indigènes du pays. Les crimes commis contre eux par les anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), selon la JEP, "sont d'une telle gravité qu'ils ont compromis leur existence et leur survie physique et culturelle". Pour ces actes, la JEP accuse 15 anciens commandants régionaux des FARC à Nariño, dans le sud-ouest du pays, d'être les principaux responsables de 16 crimes de guerre et crimes contre l'humanité, dont des meurtres, des disparitions forcées, des viols, le recrutement de mineurs et l'utilisation de mines terrestres. Parmi eux se trouve un premier récidiviste, Pablo Catatumbo, qui a déjà été mis en accusation pour des enlèvements.
"Indépendamment du fait que les membres des anciennes FARC-EP n'avaient pas pour politique écrite de discriminer les peuples ethniques", écrit la juge Belkis Izquierdo dans sa décision, "la politique de contrôle territorial et social mise en œuvre dans ces lieux a constitué une atteinte à leur existence (....) qui les a affectés de manière grave, différenciée et disproportionnée."
Malheureusement, une vague de meurtres et d'attaques a touché les Awá au cours des dix-huit derniers mois, continuant à mettre en péril leur survie. Cette vague de violence souligne les limites de la JEP et, plus largement, de la justice transitionnelle, qui cherche à rendre justice sur les atrocités dans un passé récent, mais restent impuissante face aux conflits actuels entre groupes armés illégaux sur le territoire des Awá et à la violence persistante dont ils sont victimes.
Un risque d'"extermination physique, culturelle et spirituelle"
Sur 1 046 pages, la JEP documente les innombrables crimes commis par les FARC pendant un quart de siècle à l'encontre des Awá, un groupe de 44 000 indigènes vivant dans 55 réserves où la cordillère des Andes descend jusqu'à l'océan Pacifique, près de la frontière avec l'Équateur. Des assassinats aux disparitions forcées, en passant par le recrutement de mineurs, les violences sexuelles et l'utilisation aveugle de mines terrestres, la cruauté des guérilleros à leur égard a été telle que, selon l'acte d'accusation, "ils leur ont fait courir le risque d'une extermination physique, culturelle et spirituelle".
Les chiffres de l'acte d'accusation sont stupéfiants : entre 1990 et 2016, les rebelles des FARC ont tué 185 Awá, dont 17 enfants et 11 personnes âgées. Rien qu'entre 2005 et 2007, ils ont provoqué le déplacement massif de 4 200 indigènes, puis, entre 2012 et 2013, de 5 000 autres. Tout cela envers un groupe ethnique pour qui, comme le souligne l'accusation, le taux de pauvreté atteint 83 %.
Au-delà des chiffres, les récits de la brutalité qu’ils ont subie à l'intérieur de leurs réserves, propriétés collectives où les rebelles pénétraient sans demander la permission et où ils ciblaient leurs victimes liste en main, font froid dans le dos. Ils ont souvent bourré le ventre de leurs victimes avec des pierres avant de jeter leurs corps dans les rivières, interdisant ou empêchant leurs proches de les trouver.
Cinq indigènes tués en 2003 ont été torturés au point que, selon les termes du tribunal, ils ont eu "le visage sauvagement défiguré par une arme blanche". La mort de l'adolescent José Melandro Pai en 2012, après avoir marché sur une mine terrestre placée à 500 mètres de son école, a provoqué le déplacement de 420 familles dans la réserve d'Inda Sabaleta. Une femme, appelée "victime 33", a été régulièrement violée chaque semaine pendant trois mois. Et dans l'un des massacres les plus emblématiques pour les Awá, les guérilleros de la colonne mobile Mariscal Sucre ont assassiné 11 personnes dans la réserve de Tortugaña Telembí, en 2009. Parmi elles se trouvaient deux femmes enceintes, dont ils ont tranché l'utérus et les organes génitaux, dans ce que la JEP a décrit comme un exemple de la "cruauté contre le corps des femmes". Cinq de ces victimes sont toujours portées disparues aujourd'hui, y compris les deux bébés baptisés Ñambí et Telembí, du nom de rivières locales, et dont les Awá ont récemment adopté les noms pour désigner leur stratégie d'autoprotection et de résistance culturelle.
Assassinat de dirigeants
Plusieurs épisodes montrent comment de mêmes familles ont été soumises à des abus continus. Lorsqu'un garçon de 15 ans qui avait été recruté a refusé d'attaquer sa famille et s'est enfui, les FARC se sont rendus dans sa maison, à Inda Sabaleta, pour violer sept femmes, dont deux filles de 12 et 13 ans. Une autre famille, qui avait refusé d'accepter la relation amoureuse d'un rebelle avec leur fille de 13 ans, a vu deux autres enfants être recrutés de force, avant d’être tous déplacés par la suite.
De nombreuses cibles des FARC étaient des dirigeants Awá respectés. En 2004, elles ont assassiné Efrén Pascal, gouverneur de la réserve de Cuasbí Yaslambí, pour qui elles ont nié la responsabilité pendant des années et n'ont jamais révélé le lieu où le corps se trouve. Deux ans plus tard, le même sort a été réservé à l'ancien gouverneur de la réserve de Magüí, José Antonio Valenzuela, et à son frère Jhon Jairo, dont la mère a ensuite été menacée pour qu’elle ne les cherche plus, puis chassée de force de son domicile. Les FARC sont allées jusqu'à interdire aux Awás de porter des t-shirts de l'Unipa, l'une des organisations qui les représentent politiquement au niveau national. Leur objectif, selon le tribunal, était "d'annuler ou de coopter l'autonomie, l'autogestion et le processus d'organisation du peuple Awá".
Un projet pilote de "dialogue interculturel"
Il est notable que l'acte d'accusation s'efforce visiblement d'intégrer la vision des Awá et de décrire les torts selon leur logique, ce qui s'explique en partie par le fait que l'affaire a été menée par la juge Belkis Izquierdo, elle-même une Arhuaca et première femme autochtone à siéger dans une haute cour de justice en Colombie.
Par exemple, selon la JEP, l'interdiction des FARC de récupérer les corps constitue un facteur aggravant supplémentaire, étant donné la coutume des Awá d'enterrer les cordons ombilicaux à la naissance dans leur maison, comme une manière de "semer pour la vie". "Si les Awá ne sont pas intégrés dans leur territoire, un déséquilibre se crée", indique la décision judiciaire, qui constitue l'un des premiers projets pilotes du "dialogue interculturel horizontal" que le tribunal pour la paix s'est efforcé de tisser avec les systèmes juridiques des peuples ethniques.
Un élément clé de cet effort est un projet dans lequel sept dirigeants autochtones et afro ayant une expérience des questions environnementales et une connaissance du territoire – appelés "experts interculturels" par la JEP et nommés par leurs propres organisations – ont travaillé avec deux experts en environnement pour rassembler des preuves des dommages sociaux et écologiques.
La JEP a également notifié personnellement le contenu de l'acte d'accusation à 11 territoires indigènes et afro-descendants, un processus inédit qu'il a achevé en décembre. Mais cela signifie aussi que – et c'est l'une des difficultés possibles de cette approche – les 15 accusés auront au moins jusqu'à février pour décider s'ils acceptent les charges contre eux (presque quatre fois plus longtemps que les autres accusés).
Crimes contre la "grande maison"
Pour la JEP, les dommages n'ont pas seulement été causés aux Awá, mais aussi au territoire qu'ils appellent "katsa su" – ou "grande maison" en langue awapit – que le tribunal a qualifié de victime dans ce macro-dossier.
Selon la décision, les attaques des FARC contre l'oléoduc transandin et la promotion de l'extraction illégale d'or ont eu de graves conséquences écologiques et sociales dans l'une des régions les plus riches de la Colombie en biodiversité. Les marées noires ont contaminé des centaines de kilomètres de rivières et d'estuaires, affectant le cycle de vie des tarpons et des capitaines que les Awá pêchent, et faisant fuir d'autres animaux qu'ils chassent. Certaines réserves, comme Palmar Imbi, ont été privées d'eau potable pendant deux mois. Il y a également eu une augmentation des suicides indigènes – ou "empoisonnements" dans la conception Awá – dus à l'ingestion de produits chimiques utilisés dans le traitement de la cocaïne, une autre activité qui finançait la guérilla.
Certains de ces impacts sont relayés par la JEP à partir de la cosmogonie Awá. Par exemple, les taches d'huile ont entraîné une perte de plantes médicinales, en particulier de plantes aquatiques, telles que le pichanga utilisé dans les cérémonies d'harmonisation ou le chaguare qui guérit la maladie du mauvais vent, ainsi que le rituel du chutún. Les escargots de rivière, utilisés pour traiter les douleurs d'estomac, et les iguanes, dont la graisse soulage les douleurs d'accouchement, ont également diminué. Cette contamination a également eu pour conséquence – souligne la JEP – que l'esprit qu'ils appellent kuanka, qui vit dans les cours d'eau, les a abandonnés et qu'ils ont perdu sa protection. Elle a également entraîné la disparition de sites sacrés, tels qu'un tunnel où les anciens conservaient des documents communautaires considérés comme des titres de propriété.
Ces pertes, conclut la JEP, ont généré une "disharmonie" pour les Awá et signifié qu'"ils ont été affaiblis dans leur lien indissociable avec le territoire, qui les nourrit et détermine leur mode de vie". C'est pourquoi les crimes reprochés aux 15 anciens rebelles des FARC comprennent les crimes de guerre de destruction de la nature en tant que bien civil et de destruction du territoire en tant que bien culturel et lieu de culte.
"Ce qui s'est passé là-bas répondait à une politique"
Pour la JEP, les crimes commis par les FARC contre les Awá, ainsi que contre les Afro-descendants et les indigènes Eperara Siapidaara dans ce coin de Nariño, faisaient partie de leur politique de contrôle social et territorial. Avec cette stratégie, ils cherchaient, entre autres objectifs, à dominer des couloirs stratégiques, à financer et à grossir leurs rangs, à coopter les organisations sociales et à punir ceux qui n'acceptaient pas leur autorité. "Ce qui s'est passé là-bas répondait à une politique, parfois expressément ordonnée, parfois encouragée et, dans d'autres cas, tacitement autorisée par les commandants", affirme la décision.
Le tribunal est parvenu à cette conclusion en reconstituant méthodiquement – se référant à des plans, des manuels et des brochures des FARC – la manière dont chacun des six schémas de macro-criminalité qu'il a identifiés trouve son origine dans des ordres émanant de la direction du groupe rebelle, qui ont ensuite été mis en œuvre à Nariño par les dirigeants du bloc occidental Alfonso Cano et par trois structures locales placées sous son commandement.
Cette stratégie ne s'est pas seulement exprimée par des actes violents, mais aussi dans le langage. Les guérilleros ont utilisé, selon la JEP, "un discours stéréotypé de discrimination et de racisme" qui comprenait des accusations infondées contre les Awá et leurs dirigeants, les accusant d'être violents, ivrognes et corrompus, des traits qui leur permettaient de justifier leur imposition de "l'ordre" et des normes obligatoires de "coexistence". Comme l'a admis l'un des accusés, Diego Alberto Gonzalez "El Pollo", "nous ne pouvons pas laisser les gens faire ou être ce qu'ils veulent". C'est pour cette raison que le tribunal les a accusés du crime de guerre pour persécution.
Tout cela conduit la JEP à affirmer que les FARC ont cherché à exterminer les Awá. "La survie de ces peuples ne peut être garantie par la simple existence physique de ses membres considérés individuellement ; il est nécessaire qu'ils puissent continuer en tant que peuple, ce qui suppose non seulement qu'ils soient en vie physiquement, mais aussi qu'ils restent sur leurs territoires et qu'ils préservent leur cosmogonie", déclare la JEP.
Une nouvelle vague de violence transfrontalière
Neuf jours seulement après que la JEP a dévoilé son accusation contre les FARC, un nouvel acte de violence contre des membres du peuple Awá s'est produit. Le 22 juillet, une structure dissidente de cette guérilla, qui a décidé de ne pas déposer les armes dans le cadre du processus de paix, a assassiné le chef de communauté Camilo Guanga, qu'elle détenait déjà depuis un an, dans la réserve de Piguambí Palangala. Une semaine plus tard, des hommes armés ont tué trois indigènes, dont deux adolescents, dans la réserve de Saude Wiway.
Ce ne sont là que deux cas parmi une longue liste au cours d’une année 2023 fatidique pour les Awá. En janvier, le garde indigène José Taicus Pascal, âgé de 16 ans, a été abattu dans la réserve d'Alto Abi. Un mois plus tard, le jeune Alejandro Taicus a été assassiné dans la réserve de Gran Rosario et, peu après, le garde Marlon Hernando García a subi le même sort à El Gran Sábalo. Sur le même territoire, Carlos Pai, 20 ans, a été tué en août alors qu'il plaidait en vain à Awapit avec les membres d'un groupe armé qu'il avait rencontré dans la jungle. Un mois plus tard, Anarceli Preciado a été assassiné à Hojal La Turbia.
La situation s'est tellement détériorée qu'en mars, les bureaux des médiateurs de Colombie et d'Équateur ont lancé, pour la première fois, une alerte rapide binationale indiquant qu'au cours d'une période de six mois, la séquestration et le déplacement de 10 000 Awás indigènes avaient été signalés. Selon l'observatoire des droits de l'homme de l'organisation Unipa, les attaques ont triplé au cours des quatre dernières années et atteignent déjà les pics des années couvertes par l'enquête de la JEP. Ce danger sécuritaire, qui avait déjà donné lieu à des mesures de mise en garde de la part du système interaméricain des droits de l'homme en 2021, a conduit le tribunal à rendre anonymes les noms de tous les indigènes qui ont témoigné, en les appelant simplement "victimes" et en leur attribuant un numéro.
Ce n'est pas la première fois qu'une avancée juridique est suivie d'une vague de violence. Neuf jours seulement après que la Cour constitutionnelle eut déterminé en 2009 – dans un arrêt considéré comme emblématique – que les Awá et 29 autres peuples indigènes couraient un "risque élevé d'extermination culturelle ou physique" en raison du conflit armé, le tristement célèbre massacre de Tortugaña Telembí a eu lieu.
"Les tentatives les plus audacieuses de pluralisme juridique en Colombie"
Cette vague d'attaques contre les Awá, au moment même où ils travaillaient avec la JEP pour documenter les crimes des FARC à leur encontre et où ils entrevoyaient enfin une justice qui leur échappait, démontre les limites de la justice transitionnelle face à la violence actuelle. Elle est entravée par une contrainte temporelle d'une part, puisque le tribunal ne peut enquêter que sur des actes commis jusqu'en 2016, mais aussi par sa focalisation sur certains auteurs, puisqu'il ne peut se concentrer que sur les FARC et les agents de l'État mais pas sur les groupes dédiés au crime organisé ou au trafic de drogue – deux aspects de son mandat censés donner à la JEP une plus grande chance de rendre justice.
"Nous sommes dans un scénario de justice transitionnelle où le conflit armé se poursuit, où une guérilla a été démobilisée, mais où nous sommes loin de la fin de la guerre. Cela n'enlève rien au sens et à la valeur des voies de justice proposées, qui sont les tentatives les plus audacieuses de pluralisme juridique que nous ayons vues en Colombie", explique l'avocate et historienne Gloria Lopera, qui a étudié l'histoire juridique des territoires indigènes. Le fruit de ce travail interculturel est l'une des propositions existantes pour une sanction réparatrice, qui envisage la reconstruction par d'anciens guérilleros des FARC – y compris les accusés mais aussi d'autres personnes – d'une maison de la sagesse et la restauration des écosystèmes de Tortugaña Telembí.
Pour Lopera, ces avancées sont le résultat de la diversité de la composition de la JEP – qui compte quatre juges indigènes et quatre juges afro – et de sa décision de prendre au sérieux le dialogue interculturel. "Elles ne viennent pas de nulle part", dit-elle.