S’appuyant sur une canne, Rosalina Aluma, âgée de plus de 90 ans et d'apparence fragile, s’installe avec l’aide de ses proches sur une natte dans l'enceinte familiale d'Acut Cama Ceri, une localité isolée située à une centaine de kilomètres à l'ouest de Gulu, la capitale régionale du nord de l'Ouganda.
La route menant à la ferme d'Aluma, dans le village d'Acut Cama Ceri, passe à mi-chemin de l'asphalte à une route et à un sentier rural poussiéreux, mal entretenus. Les fermes au toit de chaume sont reliées par des sentiers, sans électricité ni eau courante, et c'est une tâche ardue pour les visiteurs de trouver leur chemin sans guide dans cette vaste prairie parsemée de petits bosquets.
Aluma, veuve et mère de douze enfants, ne connaît pas sa date de naissance. Dans cette campagne peu peuplée, où la savane haute et envahissante domine, seuls six de ses enfants sont encore en vie. Parmi eux, le fils aîné, le pasteur George Abedo, 62 ans, et Thomas Kwoyelo, 50 ans, ancien colonel de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA) dirigée par Joseph Kony.
Kwoyelo est le premier et le seul soldat de haut rang de la LRA à être jugé par un tribunal ougandais pour crimes de guerre. Le fils d'Aluma doit répondre de 78 chefs d'accusation, dont meurtre, pillage, traitement cruel, atteinte à la vie, atteinte à la dignité humaine, torture, viol, réduction en esclavage, emprisonnement, enlèvement avec intention de tuer et vol aggravé.
Vingt-six ans dans la brousse avec la LRA
L'ancien rebelle, capturé dans la jungle de la République centrafricaine en 2008 lors d'une opération conjointe avec les forces spéciales américaines, est le quatrième enfant d'Aluma. Son mari Jokon Dino Omona est décédé en 2007, peu après avoir revu son fils dans le parc national de la Garamba, en République démocratique du Congo. C'est là que le gouvernement ougandais et la LRA avaient ouvert des négociations de paix, qui ont échoué en 2006. À l'époque, le gouvernement avait amené des parents de combattants à Garamba, à la demande des rebelles, afin de désamorcer les tensions. Le père de Kwoyelo en faisait partie.
Kwoyelo est né en 1974 à Acut Cama Ceri, le village où sa famille vit toujours, sur les mêmes terres. Le jeune garçon a été enlevé par la LRA à l'âge de 12 ans, alors qu'il était en troisième année de primaire à l'école voisine de Pabbo. « Kwoyelo est né et a grandi ici », précise son frère aîné, le pasteur Abedo, en montrant un site aujourd'hui envahi par les buissons dans la propriété familiale, qui comprend trois huttes de boue et d'argile au toit de chaume. La structure vieillie s'est effondrée et Abedo est en train de construire un autre habitat plus durable à toit de fer de trois pièces - qui n'est pas encore achevé, mais qui donne une idée de la façon dont la propriété se transforme.
« Il (Kwoyelo) était un bon garçon. Il jouait du kalimba [instrument à lamelles, se jouant avec les pouces] et composait en solo », raconte Abedo à Justice Info. « Il avait aussi l'habitude de pêcher dans le ruisseau voisin et de chasser les rats comestibles, un met de choix pour lui. »
Enlèvement à l'âge de 12 ans
Kwoyelo rentrait chez lui lorsqu’il a été enlevé en 1992. « Lorsque les rebelles ont attaqué le village, les gens se sont enfuis, mais Kwoyelo était au jardin et il s'était arrêté pour chasser des oiseaux. C'est là que les rebelles l'ont trouvé et l'ont emmené », explique Abedo. « D'autres enfants ont été enlevés à l'époque, les rebelles recrutaient de préférence des jeunes garçons et des jeunes filles. »
« Après le départ des rebelles, nous avons fait l’appel des membres de la famille, mais Kwoyelo manquait à l'appel. Plus tard, des gens nous ont dit qu'ils l'avaient vu parmi les enfants enlevés et emmenés par les rebelles ». C'était un « moment triste, la famille s'est sentie impuissante et ma mère a pleuré de façon incontrôlée pendant des jours », ajoute-t-il.
Aluma, s'exprimant par l'intermédiaire d'un interprète, ajoute que l'ascension de Kwoyelo dans les rangs des rebelles s'est révélée être un cauchemar pour la famille. Au moins vingt de ses membres, dont Abedo, leur oncle Moses Akena et l'une des sœurs, ont été arrêtés par l'armée après que Kwoyelo soit devenu colonel dans les rangs rebelles. Plusieurs d'entre eux ont été détenus pendant quatre ans sans charge - et ils ont ensuite reçu une indemnisation de 10 millions de shillings ougandais [près de 2700 USD] par un tribunal ougandais pour détention illégale, indique-t-elle.
L'un des fils aînés de Kwoyelo, Moses Rackara, 27 ans, revenu de lui-même d'un camp de la LRA du Sud-Soudan il y a sept ans, a dénoncé ce qu'il appelle le harcèlement de la famille par l'État. « Une fois, nous avons été arrêtés avec ma sœur Fatumah Acam de 11 heures à 23 heures alors que nous nous rendions au tribunal de Gulu pour la comparution de notre père, mais aucune raison n'a été donnée », raconte-t-il à Justice Info. Rackara est aujourd'hui père de six enfants, trois filles et trois garçons.
Rackara est l'un des douze enfants de Kwoyelo issus de multiples maîtresses, selon les récits de ses proches. Il vit dans l'enceinte familiale. « Mon rêve était de devenir chauffeur, mais je n'ai pas pu à cause des frais de scolarité. Maintenant, je me consacre à l'agriculture », ajoute Rackara en présence de ses autres parents âgés, Donato Lony et Gaudensio Atube, 85 ans.
« Je regrette de l'avoir engendré »
« À cause de Kwoyelo, ma famille s'est retrouvée dans la misère, nous sommes devenus la risée de tous », déclare Aluma, montrant ses vêtements en lambeaux et ses pieds pâles et abîmés, qu'elle déplace inconsciemment pendant l'entretien. « Je regrette de l'avoir engendré (Kwoyelo), peut-être que si je ne l'avais pas mis au monde, ma famille se porterait mieux. »
« Nous avons été contraints de nous exiler au Sud-Soudan et, sans mon fils Abedo, je serais encore réfugiée là-bas », explique-t-elle. « Lorsque je suis revenue d'exil en 2010, je n'ai trouvé aucune trace de notre maison. Tout était détruit, et j'ai dû replanter même les arbres qui avaient été coupés durant notre absence. »
« Si d'autres combattants de la LRA ont été graciés, pourquoi le gouvernement ne gracie-t-il pas mon fils ? », demande-t-elle en levant les bras au ciel. « Je ne sais pas quel intérêt le gouvernement a à ne pas libérer mon fils. »
30 000 anciens membres de la LRA amnistiés
Depuis la création en 2000 de la Commission d'amnistie en Ouganda, plus de 30 000 anciens combattants ayant pris les armes contre le gouvernement ont été amnistiés. Parmi eux figurent 12 000 enfants enlevés par la LRA au cours de l'insurrection qui a duré plus de deux décennies et au cours de laquelle des milliers de civils du nord du pays ont été tués, enlevés pour devenir enfants soldats, esclaves sexuels ou porteurs. Selon les Nations unies, la LRA a massacré plus de 100 000 personnes et en a enlevé 60 000 autres depuis sa création en 1987.
En mai 2021, à La Haye, aux Pays-Bas, l'un des autres anciens commandants de la LRA, Dominic Ongwen, a été reconnu coupable de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre et condamné à 25 ans de prison par la Cour pénale internationale. Ongwen est à ce jour le seul membre important de la LRA à avoir été condamné.
« À mon âge, je cultive encore la terre avec mes mains parce que je dois manger. Je ramasse toujours une partie des récoltes, je les vends pour obtenir 2 000 shillings (environ 0,5 USD) afin d'acheter des médicaments. Nous n'avons pas d'autre moyen de survie », se plaint Aluma. Elle explique que rendre visite à son fils dans la prison de Luzira, à plus de 460 km de chez elle, est problématique. Une fois elle a tenté de lui rendre visite, et elle a été bloquée par les forces de sécurité, sans raison. Justice Info n'a pu vérifier cette affirmation de manière indépendante.
« À un moment donné, j'aurais voulu mourir et le mieux aurait été de ne pas donner naissance à Kwoyelo, qui a jeté la malédiction sur la famille. Mais d'une certaine manière, je compatis avec lui, c’est mon enfant, il est dans une situation qu'il n'a pas choisie lui-même. S'il est possible de m'emmener voir le président, je lui demanderai ce qu'il pense de l'emprisonnement de mon fils Kwoyelo pendant tout ce temps. » En tant que chrétienne, elle pense que « Dieu a la réponse » à sa situation difficile.
« Je ne vois rien de mal chez lui. C'est un homme bon. Parmi les personnes qu'ils prétendent qu'il a tuées, deux sont en vie. L'un est à Atiak et l'autre à Kitgum », déclare Rackara à propos de son père. « Je n'ai jamais rencontré Kwoyelo, mais les sentiments sont partagés », commente Charles Akena, un chef coutumier local, à Justice Info. « Il y a ceux qui disent qu'il a commis des crimes, et d'autres qui disent qu'il est innocent. Dans une telle situation, c'est à la cour de décider. En tant qu’autorités, nous essayons de faire notre part, d'encourager la communauté à vivre en harmonie, malgré ce qui s'est passé dans le passé », ajoute Akena, tandis que le soleil se couche sur le village isolé.