Que faire de 120.000 génocidaires présumés ? C’est à cette terrible question que fut confronté le Rwanda après le génocide. D’où les gacaca – la justice sur gazon – et les politiques de repentir. Dans la suite de notre série hebdomadaire sur les politiques de pardon, nous nous penchons cette semaine sur le Rwanda. La semaine prochaine, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.
En adoptant la loi portant création de la Commission vérité, les parlementaires au Burundi en mai 2014 n’ignoraient rien de la situation de leur voisin du Nord, le Rwanda, et de la manière dont la question de la répression des auteurs du génocide de 1994 avaient été traitée, ni de l’utilisation réservée aux expressions de pardon et de repentir. Ils se trouvaient cependant dans une position plus complexe, puisque depuis l’indépendance les massacres entre populations hutues et tutsies au Burundi semblaient s’équilibrer dans une comptabilité macabre. Depuis la fin du génocide au Rwanda et les accords de paix au Burundi en 2000, les deux pays avaient choisi des voies radicalement différentes pour gérer les relations entre les deux grandes communautés qui composaient leur pays.
Les autorités rwandaises, sous la conduite du chef de l’Etat, Paul Kagame, - dont le mouvement, le Front patriotique rwandais (FPR), avait mis fin au génocide des Tutsis en 1994 -, affirment que le Rwanda est désormais une société post-ethnique. Les références aux origines à l’un ou l’autre groupe n’existent officiellement plus et ont, de fait, disparu, des cartes d’identité (et des autres documents officiels). Au Burundi, les accords de paix d’Arusha ont pris le pari radicalement inverse : celui au contraire de reconnaître l’existence de ces communautés et, partant, d’introduire un quota entre les deux groupes (60% pour les Hutus et 40% pour les Tutsis) pour les emplois dans la fonction publique et l’armée.
C’est sur cette toile de fond que les autorités rwandaises ont abordé la question de la sanction des génocides et des expressions de pardon et de repentir. Rappelons que les plus hauts responsables du génocide ont été jugés à Arusha par le Tribunal pénal international des Nations unies pour le Rwanda, que d’autres encore furent encore jugés par la justice rwandaise, mais que pendant une dizaine d’années, quelques 120.000 génocidaires présumés furent emprisonnés sans procès au Rwanda. L’évidence suggère qu’il aurait fallu des dizaines d’années, sinon davantage, pour offrir un procès équitable à une telle masse de prévenus.
La justice sur gazon
Confrontées à ce génocide pensé par des extrémistes hutus, mais exécuté par des dizaines de milliers de paysans hutus, les autorités rwandaises mirent en place la justice dite « gacaca ». C’est-à-dire de recourir aux formes de la justice traditionnelle villageoise pour punir les auteurs de délits mineurs, mais en la revisitant profondément pour faire comparaître et juger les auteurs et complices du génocide de 1994, eux-mêmes classés selon une nomenclature reflétant la gravité de leur crime.
C’est dans le cadre de la loi sur les gacaca que les génocidaires sont incités à « recourir à la confession, des plaidoyers de culpabilité, à des expressions de repentirs et de demandes de pardon pour les offenses qu’ils ont commises devant le siège de la juridiction gacaca ».
Le plaidoyer de culpabilité doit répondre impérativement aux critères suivants clairement énoncés dans la loi : « La demande d'excuses est publiquement adressée aux victimes, si elles sont encore vivantes et à la société rwandaise. Pour être reçues au titre d'aveu de plaidoyer de culpabilité, de repentir et d'excuses, les déclarations du prévenu doivent contenir :
1° la description détaillée sur tout ce qui se rapporte à l'infraction avouée, notamment le lieu où elle a été commise, la date, comment elle a été commise, les témoins, les victimes et le lieu où il a jeté leurs corps ainsi que les biens qu'il a endommagés ;
2° les renseignements relatifs aux coauteurs et aux complices ainsi que tout autre renseignement utile à l'exercice de l'action publique;
3° les excuses présentées pour les infractions que le requérant a commises
Charge ensuite aux juridictions gacaca de « vérifier » le bien-fondé de ces expressions de culpabilité. L’article 72 de la loi sur les gacaca prévoit des peines distinctes pour ceux qui expriment une demande de pardon et ceux qui s’y refusent :
« Les accusés appartenant à la première catégorie (NDLR, les crimes les plus graves) qui ont refusé de confesser, de plaider coupable, de se repentir ou de demander pardon, comme stipulées dans l’article 54 de la loi organique, ou ceux dont la confession, le plaider coupable, le repentir ou la demande de pardon ont été rejetés risquent la peine de mort ou l’emprisonnement à vie ». (la peine de mort a été abrogée en 2007)
« Les accusés appartenant à la première catégorie qui ont confessé, plaidé coupable, se sont repentis ou ont demandé pardon, comme stipulées dans l’article 54 de la loi organique, risquent une peine de vingt-cinq (25) à trente (30) ans de prison.
L’injonction au repentir
On le voit, les génocidaires ont été fortement incités à exprimer publiquement leur repentir, condition sine qua non à voir leur peine réduite considérablement. Ce fut le prix qu’ils durent payer pour se réinsérer immédiatement ou à terme (dépendant de la gravité de leurs crimes) dans la société. Il ne s’agissait pas ici de sonder les cœurs et les motivations des demandes de pardon. Que le repentir soit sincère ou opportuniste n’intéressait pas le législateur rwandais, seul comptait la parole publique venue ainsi valider l’historiographie officielle. D'autant pour que les aveux des repentis soient jugés exhaustifs et conduisent donc à leur libération, dans de nombreux cas, ils ont accusé injustement des voisins. Il fallait en effet donner la liste de tous les co-auteurs et complices. Et pour convaincre les juges ou jurés, il fallait donner le maximum de noms possibles. A l'inverse, des leaders religieux ont incité des génocidaires au repentir et des victimes à accorder leur pardon, au risque que ces pardons - tant les demandes que leur octroi - soient superficiels.
Une justice de vainqueurs ?
Les gacaca furent diversement reçues. Les critiques vinrent des deux bords opposés. Ceux qui considérèrent avec un certain nombre de rescapés que les génocidaires s’en tiraient finalement à bon compte avec des confessions de circonstances qui leur permettaient le plus souvent d’obtenir des libérations immédiates, après cependant une dizaine d’années passées en prison. Et d’autres, au contraire, qui estimaient que les gacaca étaient une justice de vainqueurs construite par un régime autoritaire et dont les crimes de revanche étaient exclus de la compétence de cette justice sur gazon. En tout état de cause, la demande de repentir assortie aux gacaca fut la solution trouvée par les autorités rwandaises pour réinsérer dans la société plus d’une centaine de milliers d’hommes et de femmes qui furent les agents actifs d’un génocide.