Le 16 janvier dernier, Alexandre Bastrykin, le chef du comité d'enquête de Russie - l'un des principaux organes de mise en œuvre des poursuites pénales - a accordé sa traditionnelle interview de début d'année à l'agence de presse officielle RIA Novosti. Cette année, son attention s'est portée sur le travail des enquêteurs dans les territoires ukrainiens occupés.
Selon lui, la Russie a commencé à enquêter sur les « crimes du régime de Kyiv » il y a près de dix ans. « Avec le temps, nous avons obtenu des résultats concrets. Plus de 200 militaires ukrainiens ont été condamnés par des tribunaux à de longues peines de prison, y compris à la prison à vie, pour avoir commis des meurtres de civils et des traitements cruels à l'encontre de civils et de prisonniers. Parmi eux se trouvent plusieurs dizaines de membres du régiment Azov, qui a été interdit », a déclaré Bastrykin. Il a ajouté que la Russie avait lancé plus de 4 000 procédures pénales contre des militaires ukrainiens depuis 2014. Bastrykin a aussi déclaré qu'il se rendait régulièrement dans les territoires occupés, et que sa dernière réunion opérationnelle s'était tenue à Marioupol, fin décembre 2023.
Bastrykin ne précise pas si les données se réfèrent uniquement aux territoires occupés ou à la Russie dans son ensemble, mais à en juger par les chiffres et le contexte général de l'interview, nous pouvons conclure que son bureau a compté les condamnations dans les territoires occupés.
Mars 2023 : Les trois premiers condamnés
Les données présentées par Bastrykin sur les procès russes ont été confrontées à celles recueillies par Justice Info, sur la base d'informations publiques, concernant les peines prononcées par les « cours suprêmes » de Donetsk et de Louhansk. Certes, le tribunal de Donetsk a condamné des Ukrainiens avant l'annexion russe, mais seuls cinq cas sont publics. La Russie a prononcé les premières condamnations de prisonniers de guerre ukrainiens dans les territoires occupés au début du printemps 2023, plus d'un an après que la Russie a lancé son invasion totale de l'Ukraine.
Le 10 mars 2023, la Cour suprême de la République populaire de Donetsk (DNR) a condamné les combattants du bataillon Azov Viktor Pohozey et Vladyslav Shel. Ils ont été reconnus coupables de mauvais traitements infligés à la population et d'utilisation de méthodes interdites dans un conflit armé. Le comité d'enquête russe a rapporté que Pohozey aurait agressé l'un des habitants de Mariupol, tandis que Shel aurait tiré cinq coups de feu sur un homme âgé depuis un poste d'observation. Prohozey a été condamné à 8,5 ans de régime strict, et Shel à 18,5 ans.
Le même jour, la Cour suprême de la République populaire de Louhansk (LNR) a prononcé la première sentence à l'encontre de Maxim Butkevich, un commandant de section du bataillon spécial Berlingo des forces armées ukrainiennes. Il a été reconnu coupable de double meurtre et de dommages intentionnels à la propriété d'autrui d'une manière généralement dangereuse. L'enquête russe a rapporté que le 4 juin 2022, il a pris position dans une maison à Severodonetsk, d'où il a vu des civils dans la maison d'en face et a tiré avec un lance-grenades anti-char sur l'entrée. La Cour suprême de la LNR l’a condamné à 13 ans de prison.
Après les premières condamnations de mars 2023, les cours de Donetsk et de Louhansk ont continué à entendre des affaires concernant des prisonniers de guerre ukrainiens, mais jusqu'au 1er juin, la cour suprême de la DNR n'a rendu que 24 verdicts, et la cour suprême de la LNR neuf. La véritable vague de verdicts s'est produite en août 2023. Au cours du seul mois d'août, les tribunaux ont condamné 32 prisonniers de guerre ukrainiens, un nombre comparable à celui des condamnations prononcées au cours des trois mois du printemps.
Le rythme rapide des tribunaux de Donetsk
Du 10 mars 2023 au 7 février 2024, la Cour suprême de la DNR a condamné 222 prisonniers de guerre ukrainiens. La grande majorité d'entre eux étaient présents en personne dans les tribunaux : seules 21 condamnations ont été prononcées par contumace. 28 personnes ont été condamnées à la prison à vie. Les condamnations les plus fréquentes ont été prononcées à l'encontre de ceux qui ont été faits prisonniers par les Russes peu après le début de l'invasion à grande échelle, en février 2022. La plupart des personnes condamnées à Donetsk étaient des combattants du bataillon ukrainien Azov, de la 17e brigade de chars des forces armées ukrainiennes ou des soldats de la 36e brigade de marines.
Les soldats condamnés ont surtout été accusés de crimes présumés commis au cours des premiers mois de la guerre. Par exemple, l'une des dernières condamnations prononcées par contumace par la Cour suprême de la DNR, le 11 janvier 2024, à l'encontre d'un haut gradé de la Garde nationale ukrainienne, Oleksandr Zazhyrenko, concernait des actes commis le 29 mars 2022 à Marioupol. Selon le verdict de culpabilité, il a détenu illégalement une femme et un soldat russe non armé, qu'il a tué. Le tribunal a condamné le soldat à 28 ans de prison.
Hier, le 7 février, le tribunal de la DNR a condamné 33 prisonniers de guerre à des peines allant de 27 à 29 ans. Il s'agit du plus grand groupe d'Ukrainiens condamnés dans une affaire collective en Russie pour l'instant.
Focus des tribunaux de Louhansk sur les bombardements
À Louhansk, depuis mars dernier, 46 prisonniers de guerre ukrainiens ont été condamnés. La majorité d'entre eux ont été capturés au printemps et à l'été 2022. Alors qu'à Donetsk, les militaires étaient le plus souvent accusés d'avoir « tué des civils », la condamnation la plus fréquente prononcée à Louhansk concernait les « dommages intentionnels aux biens par une méthode dangereuse ».
Par exemple, l'été dernier, un soldat de la 57e brigade d'infanterie motorisée des forces armées ukrainiennes, Nikolay Guzema, a été condamné en vertu de cet article. Il était accusé d'avoir bombardé des habitations dans le village de Trekhizbyonka, dans le district de Slavyanoserbsky de la LNR, avec des obus à fragmentation. Dans ce cas et dans d'autres, l'enquête russe a considéré que le bombardement effectué par l'armée ukrainienne le 24 février 2022 était un crime. Guzema a été condamné par contumace à 21 ans de prison.
Ce n'est pas le seul cas dans lequel les pilonnages datant du premier jour de l'invasion à grande échelle a été qualifié de crime en vertu du code pénal russe. Ainsi, dans l'une des rares affaires relevant d’un article sur les ‘dommages intentionnels aux biens par une méthode dangereuse’, Mikhaïl Izotov, un soldat de haut rang de la 17e brigade blindée, a été condamné par contumace à Donetsk à 28 ans de prison pour avoir bombardé des zones résidentielles à Sartana, Sakhanka, Talakovka et Stary Krym, des agglomérations situées près de Marioupol. Comme le précise l'enquête russe, Izotov a tiré le jour de l'agression russe contre l'Ukraine, le 24 février 2022.
Le comité d'enquête a indiqué que les conclusions relatives aux ‘dommages dangereux’ ont été confirmées par l'expertise technique en matière de construction. Sur cette base, le comité a évalué le montant des dégâts causés aux bâtiments dans les territoires occupés de l'Ukraine. Il a déclaré avoir réalisé 1 300 expertises de ce type en décembre 2023.
Moins de peines à Louhansk, plus de poursuites judiciaires
Les peines prononcées à Louhansk ont été nettement plus clémentes que celles prononcées à Donetsk. Par exemple, à Louhansk, aucune condamnation à perpétuité n'a été prononcée au cours de cette période. La peine la plus lourde, 23 ans dans une colonie à régime strict, a été prononcée à l'encontre du major Dmitriy Shvets, commandant du bataillon de chars de la 53e brigade mécanisée des forces armées ukrainiennes, pour avoir bombardé des infrastructures civiles à Volnovakha en février-mars 2022. Le tribunal a statué par contumace. La plupart des peines vont de 14 à 17 ans.
En LNR, les peines ont une autre particularité : dans 22 % des cas, le tribunal a satisfait les demandes civiles contre les défendeurs. En général, ces demandes varient de 1 à 3,5 millions de roubles (10 000 à 35 000 euros) pour des dommages moraux et matériels. Par exemple, la demande la plus importante, d'un montant de 3,5 millions de roubles, a été déposée contre le soldat Evgeniy Sokolov du 15e régiment de la Garde nationale ukrainienne. Il aurait entendu un passant le 21 avril 2022 à Rubizhne (une ville de la partie occidentale de la région de Luhansk en Ukraine) se plaindre de « l'inadmissibilité de la présence des forces armées ukrainiennes ». Selon l'enquête russe, Sokolov, énervé, a lancé une grenade défensive à fragmentation F-1 dans la cour d'une maison, blessant grièvement un habitant.
Peines non échangeables
À l'heure actuelle, il n'existe aucune information selon laquelle la Russie inclurait des Ukrainiens condamnés dans les listes d'échange de prisonniers. Cette tactique diffère de l'approche de l'Ukraine, qui a échangé plusieurs soldats russes reconnus coupables d'avoir violé les lois de la guerre.
Le dernier échange réussi entre les parties au conflit a eu lieu le 3 janvier. La Russie a récupéré 248 personnes, tandis que l'Ukraine en a repris 230 (selon les autorités russes, seulement 173). Un autre échange était prévu pour le 24 janvier, mais un avion russe transportant 64 prisonniers de guerre ukrainiens a été abattu dans la région de Belgorod, selon Moscou, par un missile lancé depuis les territoires contrôlés par l'Ukraine. Cette information n'a jamais été confirmée par l'Ukraine, qui a demandé une enquête internationale indépendante.
La rédactrice en chef du groupe pro-russe Russia Today, Margarita Simonyan, a publié sur son compte Telegram une liste de prisonniers de guerre qui se trouveraient à bord de l'Il-76. Justice Info n'a pas trouvé parmi eux ceux qui avaient été condamnés en LNR et DNR au cours de l'année écoulée. Selon les données publiques, la Russie n'a jamais inclus dans les listes d'échange des Ukrainiens condamnés en Russie ou dans les territoires occupés. Cependant, toutes les listes d'échange n'ont pas été publiées et il y a souvent des désaccords publics entre les parties au conflit, ne serait-ce que sur le nombre de personnes échangées.
Sur le territoire russe, le tribunal de Rostov-sur-le-Don a également travaillé, mais avec des processus plus lents, difficilement comparables à ceux des territoires occupés. Par exemple, à Rostov, des prisonniers ukrainiens sont jugés pour avoir participé aux activités d'un « groupe armé illégal », comme le groupe Azov selon la loi russe. Mais ni la DNR ni la LNR ne portent de telles accusations contre les combattants d'Azov. Les procès de Rostov feront l'objet d'un article distinct dans Justice Info.
En juin 2022, Bastrykin a déclaré que les militaires ukrainiens capturés ne devaient pas s'attendre à être échangés. « Ils pensaient que nous allions nous rendre et retrouver nos familles. Non, ils iront dans des centres de détention temporaire, dans des centres de détention provisoire », a-t-il déclaré. Cependant, trois mois après sa déclaration, en septembre 2022, la Russie avait déjà échangé cinq commandants de haut rang du bataillon Azov, qui se sont rendus en Turquie et sont retournés en Ukraine en juillet 2023.