Ce lundi 19 février, la Cour des Nations unies plonge à nouveau au cœur du conflit israélo-palestinien. Ces audiences, sur une demande d’avis juridique sur l’occupation israélienne des territoires palestiniens, arrivent après celles lancées par l’Afrique du Sud contre Israël au début de cette année. Des mesures provisoires ont été ordonnées pour prévenir un risque de génocide à Gaza. Mais cette affaire la précède chronologiquement, puisqu’elle remonte à une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 30 décembre 2022, adoptée dans la foulée d’une commission d’enquête de l’Onu.
Depuis, quelque 4.000 documents venant notamment de cette commission ont été transmis de New York à La Haye. 57 pays et organisations internationales ont soumis par écrit des arguments juridiques à la Cour internationale de justice (CIJ). Pas moins de 55 équipes juridiques présenteront leurs arguments dans la Grande Salle de Justice devant ses 15 juges, parmi lesquels 6 nouvellement élus, un nouveau président libanais et une nouvelle vice-présidente ougandaise. Tous demanderont aux juges leur avis sur deux questions relatives à la légalité de l’occupation israélienne de la Palestine : quelles en sont les conséquences juridiques, et que devraient faire les États à ce sujet [lire l’encadré].
« L’une des grandes pièces manquantes »
La décision des juges ne sera pas contraignante pour Israël, qui ne s’adresse pas à la Cour, mais elle sera « très importante », estime Chantal Meloni, professeure à l’université de Milan, car elle constitue « l’une des grandes pièces manquantes » : il s’agit ici d’examiner la situation en Palestine à la fois « sous l’angle du droit international humanitaire » et dans le contexte des autres interventions juridiques de ces derniers mois.
« Je me réjouis » que l’Assemblée générale des Nations unies ait « écouté notre rapport » en 2022 - dans lequel les commissaires soulignaient toutes les différentes résolutions et recommandations des Nations unies sur la Palestine qui « n’ont pas été mises en œuvre », déclare à Justice Info Navanethem Pillay, la cheffe sud-africaine de la commission d’enquête indépendante sur la Palestine mise en place par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. À la suite de ce rapport, une majorité d’États a voté pour demander l’avis de la CIJ.
Selon Victor Kattan, professeur de droit international à l’université de Nottingham, l’invasion de l’Ukraine en 2022 a également favorisé l’évolution de la situation. « Les Palestiniens ont vu la Russie envahir l’Ukraine. Et les Américains ont dit ‘c’est une agression. C’est illégal d’annexer un territoire’. Des sanctions ont été imposées à la Russie. Les Palestiniens ont fait valoir qu’ils étaient occupés depuis un demi-siècle, que leurs terres avaient été annexées à Jérusalem-Est et sur le plateau du Golan, et que les Américains et les Européens ne faisaient rien. Il y a eu une frustration face à ce qu’ils considèrent comme une politique de deux poids deux mesures. » Cette frustration s’est traduite selon lui par des différends profonds et sur le long terme au sein des Nations unies, qui ont conduit à porter cette question devant la CIJ.
Attentes à l’égard de l’ordre juridique mondial
En 2004, la Cour des Nations unies a rendu un avis sur la construction par Israël d’un mur destiné à contenir la menace que représentent les Palestiniens pour sa sécurité. À l’époque, la Cour a déclaré sans ambiguïté que le projet israélien de construction de colonies en Cisjordanie était illégal et qu’Israël violait ses obligations au regard du droit humanitaire international. Malgré l’avis juridique de la Cour, « rien ne s’est passé », constate Kattan.
Cette fois, les questions ont été formulées de manière à englober bien plus que les colonies, mais aussi l’occupation prolongée, l’annexion, les évolutions démographiques, et cette formulation précise fournit des indices quant aux intentions sous-jacentes de la demande d’avis consultatif. Les attentes à l’égard de l’ordre juridique mondial sont plus élevées.
« En 1949, lorsque les conventions de Genève ont été rédigées, personne n’aurait imaginé qu’à un moment donné, il y aurait une situation d’occupation prolongée », rappelle Meloni. La quatrième convention de Genève ne rend pas l’occupation licite ou illicite dans le droit international de la guerre. Mais elle en détermine « certaines caractéristiques, limitations et objectifs », dont l’un des principaux est qu’elle est « temporaire et limitée », précise Meloni.
« Nous étions convaincus que la nature perpétuelle de la position d’occupation la rendait illégale aujourd’hui, déclare Pillay. C’est pourquoi nous avons demandé à l’Assemblée générale d’obtenir un avis consultatif sur cette question - la légalité. Et deuxièmement, de préciser les responsabilités des États qui coopèrent à cette entreprise illégale », ajoute-t-elle.
Quel est le cadre juridique aujourd’hui ?
L’entreprise de colonisation, commencée en 1967, est « tellement importante qu’elle est impossible à défaire ». Israël a « imposé ce fait sur le terrain », affirme Meloni. Mais pour elle, malgré cela, le droit international humanitaire (DIH) doit continuer à être appliqué - et en particulier la quatrième convention de Genève qui « donne des droits à la population protégée, dans ce cas, le peuple palestinien ». « En même temps, il faut regarder la réalité en face. Israël n’a jamais accepté d’être de jure la puissance occupante », ajoute-t-elle.
La question posée aux juges leur demande implicitement de dire « si nous relevons toujours de ce cadre juridique [DIH] ou non. Et si ce n’est pas le cas, de quel type de cadre juridique s’agit-il maintenant. C’est là le point qui, pour moi, devient très, très pertinent », poursuit Meloni. Toute décision des juges indiquant que le droit international humanitaire n’est plus le cadre acceptable pour une occupation de plus de 50 ans pourrait « avoir d’autres ramifications tant en termes de responsabilité de l’État qu’en termes de responsabilité pénale individuelle », déclare Meloni.
Elle rappelle que la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert son enquête sur la Palestine en 2021 et qu’elle l'a parquée, à l’époque sous la direction du procureur Fatou Bensouda, tout en demandant aux juges d’examiner quel territoire pourrait faire l’objet d’une enquête. Cependant certains détails de la portée de l’enquête ont été rendus publics, rappelle Meloni, notamment sur la colonisation et sur le crime de guerre potentiel que constitue le transfert de civils. « Il serait très surprenant qu’elle ne l’examine pas sérieusement », déclare Meloni, qui représente des victimes palestiniennes devant la CPI.
"Une décision mettra fin à cette impasse politique"
Plusieurs organisations de défense des droits humains et certains organes des Nations unies ont qualifié la situation des Palestiniens sous occupation de proche de l’apartheid. Les questions posées à la Cour internationale de justice ne mentionnent pas l’apartheid, mais « les éléments relatifs à la ‘législation discriminatoire connexe’ sont, je pense, un clin d’œil à la thèse de l’apartheid », estime Kattan.
En fin de compte, convient Meloni, « c’est de cela que nous parlons. C’est la conclusion logique d’un avis consultatif ». Selon elle, les juges pourraient conclure que « la situation sur le territoire, pour ses caractéristiques, pour l’époque, pour toutes les caractéristiques, n’est plus seulement une situation d’occupation militaire, mais est quelque chose de différent ». Une telle décision pourrait renforcer les arguments selon lesquels il s’agit « d’une situation d’apartheid de facto, qui peut avoir d’autres ramifications à la fois en termes de responsabilité de l’État et en termes de responsabilité pénale individuelle, encore une fois, potentiellement devant la Cour pénale internationale, dont l’enquête est ouverte », poursuit Meloni.
Cette conclusion juridique pourrait également avoir des répercussions sur la création d’un État palestinien et sur les négociations de paix. Les audiences du tribunal de l’Onu se déroulent dans un contexte où la communauté internationale s’intéresse de plus en plus à la guerre en Palestine, au cours de laquelle près de 30 000 civils auraient perdu la vie, après les raids du Hamas qui ont tué plus de 1 000 Israéliens le 7 octobre 2023. Selon Kattan, les États occidentaux discutent de la possibilité de reconnaître l’État de Palestine « et bien sûr, le Royaume-Uni ne le ferait pas seul ».
Selon lui, une telle évolution serait spectaculaire, car elle offrirait aux Palestiniens une série de droits en tant qu’individus et en tant qu’État, les immunités attachées à la souveraineté, le droit à l’autodéfense et à un territoire. Actuellement, dans le cadre de l’accord incluant le mandat limité de l’Autorité palestinienne, ils n’ont que peu de droits. Dans son avis de 2004 sur l’affaire du Mur, la Cour reconnaît délicatement qu’elle était « consciente » de la « globalité » des négociations de paix, tout en rejetant les arguments des États occidentaux selon lesquels elle ne devrait pas exercer sa compétence.
Cette nouvelle action en justice, suggère Meloni, « a pour but de parvenir à certaines conclusions pour montrer qu’il faut soit avoir un État, soit reconnaître les droits du peuple palestinien qui vit de facto dans l’apartheid sous le régime israélien ». Une décision de la Cour pourra « mettre fin à cette impasse politique », déclare pour sa part Pillay. « Contrairement à ce que disent les gens, qui s’opposent à la saisine de la CIJ parce qu’ils pensent qu’elle pourrait interférer avec le processus de paix - comme si un processus de paix dynamique était en cours - mon point de vue et celui de la Commission d’enquête est, qu’en fait, cet avis juridique fera progresser le processus de paix au Moyen-Orient. »
Les questions auxquelles la Cour internationale de justice (CIJ) doit répondre
Le 30 décembre 2022, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 77/247, par laquelle elle a décidé de demander à la Cour internationale de justice de rendre un avis consultatif sur les deux questions suivantes :
- Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?
- Quelle incidence les politiques et pratiques d’Israël visées au paragraphe ci-dessus ont-elles sur le statut juridique de l’occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’organisation des Nations unies ?