« L’enlisement de la guerre en Ukraine se traduit par celui de la justice »

Il y a deux ans, le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine, plongeant ce pays dans la guerre la plus meurtrière en Europe depuis 1945, et faisant basculer la géopolitique mondiale. Au début de ce conflit, puis il y a un an, Justice Info a interrogé l’universitaire Frédéric Mégret sur les enjeux de justice en Ukraine. Dans ce troisième entretien, il décrit une forme de pause judiciaire, en miroir de l’impasse politique et militaire.

Guerre en Ukraine et justice - Photo : des chars ukrainiens sont enlisés dans la boue près de la ligne de front.
Alors que la guerre s'enlise en Ukraine, les initiatives de justice marquent également le pas, notamment sur le plan international. © Anatoli Stepanov / AFP
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JUSTICE INFO : Il y a un an, vous nous disiez : « Le sort de la justice en Ukraine dépend de l’issue des combats ». Qu’est-il advenu de cette prévision et qu’est-ce que l’enlisement de la guerre signifie aujourd’hui pour la justice ?

FRÉDÉRIC MÉGRET : Je pense que l’enlisement de la guerre, qui est assez manifeste, se traduit également par un enlisement des initiatives en faveur de la justice pour l’Ukraine. Il y a en partie une corrélation, c’est-à-dire que tout le monde conçoit bien que la justice n’a de chance de voir le jour que dans un contexte de victoire ukrainienne, voire de changement de régime en Russie. Plus ces choses-là paraissent éloignées, plus il y a un risque à trop investir dans la justice pénale internationale, à un moment où on ne voit pas très bien comment elle pourrait se réaliser.

Cela reste un ressort important de la politique étrangère ukrainienne en terme de légitimité et pour revendiquer haut et fort que c’est elle qui est agressée. Mais je suis tenté de dire que l’Ukraine et la communauté internationale ont d’autres chats à fouetter en ce moment. S’y est ajouté le fait qu’une partie des États ont toujours été ambivalents par rapport à tout effort de justice, y compris le premier soutien de l’Ukraine, les États Unis, qui, peut-être, sont un peu craintifs face à un possible précédent en matière d’agression – si par exemple il devait y avoir un tribunal pénal international – qui pourrait un jour se retourner contre les Américains. Beaucoup de débats techniques ont eu lieu autour de cette question mais c’est un peu une distraction. Les circonstances ne sont simplement pas réunies pour que cela se débloque.

On observe aussi une retombée du momentum créé par l’Ukraine au début de la guerre sur la scène judiciaire internationale. Même au niveau national, on ne voit pratiquement plus de procès de soldats russes. Est-ce que la bataille du droit est mise de côté ?

Je ne pense pas. Je pense que les procureurs font un bon travail en Ukraine. Il se peut que d’autres affaires s’ouvrent. Le fait est que l’on a maintenant une espèce de ligne de front qui bouge peu, où l’on a moins d’incidents comme à Bucha, où les soldats arrivent dans des villes ukrainiennes dans des situations qui se prêtent à la commission de massacres ou de crimes de guerre de grande ampleur contre des civils. Nous avons un déplacement vers une guerre plus conventionnelle qui tourne autour de centres urbains mais où les civils ont été largement évacués. Il y a peut-être ainsi moins de crimes de guerre qui se commettent et moins d’opportunités de capturer les soldats russes soupçonnés.

Sur des enquêtes plus systémiques, comme sur les crimes environnementaux ou les bombardements sur des infrastructures civiles, que ce soit en Ukraine ou à la Cour pénale internationale (CPI), n’observe-t-on pas une grande difficulté de passer du symbolique au plus concret ?

Oui, et le problème c’est aussi d’accéder aux coupables. L’intérêt, dans ce genre de poursuites, c’est tout de même de remonter la chaîne de commandement vers les principaux responsables. Et les principaux responsables, tout simplement, on n’en a pas sous la main. Il ne faut pas sous-estimer la mesure dans laquelle ces enquêtes et ces efforts s’inscrivent malgré tout dans une perspective à long terme et que le temps ne joue pas en faveur des officiers ou des politiciens russes qui ont pu cautionner la commission de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. On l’a vu avec le tribunal pour l’ex-Yougoslavie, qui a attendu longtemps avant d’avoir Karadzic, Mladic et Milosevic. Les roues de la justice tournent lentement et il y a une logique de constitution de dossier. On le voit avec ce mécanisme qui a été créé à La Haye, dans le cadre d’Eurojust, et qui permet à des procureurs de compiler une sorte de grand dossier sur l’agression, qui pourrait un jour être déployé contre Poutine et d’autres. Cela ressemble au processus d’enquête sur la Syrie, qui ne débouche pas sur des procès mais qui a le mérite d’exister.

On s’attendait cependant, pour l’Ukraine, à des résultats plus rapides… 

Oui, mais la justice internationale a toujours été une déception à ce niveau-là et on ne cessera jamais de souligner à quel point il ne faut pas en attendre une réponse immédiate et magique qui ferait cesser la commission des crimes d’un coup. Vous savez que le président [ukrainien] Zelensky veut un tribunal international, [tandis que] certains États soutiennent la création d’un tribunal hybride qui aurait vocation à s’insérer dans l’ordre juridique ukrainien mais avec le concours de juges internationaux. Dans tous les cas, juridiquement, il reste un problème majeur : personne n’a encore trouvé d’argument convaincant, à mon sens, pour justifier comment passer outre les immunités du président [russe] Poutine, du moins tant qu’il est en exercice. C’est une question qui divise beaucoup les juristes internationaux.

Il y a un an, on estimait être au bord d’une conclusion pour ce tribunal sur l’agression. Qu’est-ce qui bloque finalement, le juridique ou le politique ?

Bien sûr, c’est le politique. Mais personne n’a envie d’investir des centaines de millions de dollars dans un projet qui, juridiquement, ne tient pas la route et ne pourra pas honorer ses promesses. Je vais faire une analogie : créer le tribunal de Nuremberg en 1941, cela n’aurait pas eu beaucoup de sens ; il aurait attendu l’issue du conflit dont tout dépend finalement. Aujourd’hui, c’est très bien, c’est ce qu’avaient fait les alliés d’ailleurs pendant la Seconde Guerre mondiale ; ils avaient commencé à se rencontrer très tôt pour discuter des modalités de la poursuite des grands criminels nazis. Mais personne n’a envie de soutenir une coquille vide incapable d’agir.

Et puis il ne faut pas oublier que la CPI, dont on peut critiquer la performance, est quand même active. Il y a un mandat d’arrêt contre Poutine, ce qui n’est pas rien. Bien sûr, c’est pour un crime qui n’a aucune commune mesure avec l’agression et qui, tout en étant grave – l’enlèvement d’enfants comme crime de guerre – n’est pas au cœur de ce que l’on peut reprocher à Poutine. Je pense que le raisonnement [des États] est que si l’on n’arrive pas à juger ce crime qui tombe clairement dans la compétence de la CPI, et qu’il a clairement commis a priori, ce n’est pas la peine de se pencher sur cette question de l’agression sur laquelle la CPI n’a pas compétence. De plus, on a les États du « Sud global » qui sont très remontés contre le fait que les Occidentaux créeraient un tribunal ad hoc juste pour juger Poutine. On est un peu face aux contradictions historiques de la justice pénale internationale, projet qui, au niveau des principes, a un mérite considérable mais qui dépend beaucoup, dans la pratique, du bon vouloir politique des États.

Est-ce que ce n’est pas cette fracture géopolitique qui bloque le plus, au sein de l’Assemblée générale des Nations unies, pour que ce tribunal d’agression puisse exister ?

Absolument. C’est le poids des majorités. Il y a effectivement une vraie division, parfois un peu difficile à comprendre. Les États du Sud global ont tout autant intérêt que les Européens à ce qu’il n’y ait pas un renouveau de grandes puissances attaquant des États voisins et violant leur souveraineté. Il n’y a pas plus défenseurs de la souveraineté des États telle qu’incarnée dans la charte des Nations unies que beaucoup d’États du Sud global. Au-delà, qu’il y ait un clientélisme de certains États par rapport à la Russie, cela s’explique et se comprend. Enfin, il y a derrière tout cela un rejet de l’Occident, un rejet du projet de la justice pénale internationale fondé sur des valeurs universelles mais qui a eu une certaine tendance à beaucoup se retourner contre les États africains. C’est vrai que la justice pénale internationale, c’est un peu daté. C’est les années 90, le XXe siècle, c’est avant le 11-Septembre, avant la pandémie, avant l’émergence des BRICS, avant toutes sortes de développements internationaux majeurs.

Revenons à la Cour internationale de justice (CIJ). L’Ukraine n’y a-t-elle pas marqué, en quelque sorte, un but contre son camp ?

Oui… Dans les faits, que s’est-il passé ? L’Ukraine a voulu faire un procès à la Russie en disant que la Russie avait de manière impropre invoqué la commission d’un génocide pour justifier son invasion. La CIJ a trouvé cela un peu tiré par les cheveux. Elle a dit : je ne vais pas aller jusque-là, je comprends que cette question d’usage de la force n’est pas directement liée à la Convention sur le génocide. On peut être en désaccord, mais c’est ce qu’a dit, en substance, la Cour. Par contre, elle dit maintenant qu’elle va se pencher sur la question de savoir si l’Ukraine a commis ou pas un génocide dans le Donbass. On peut supputer que, à terme, l’Ukraine risque de gagner cette affaire. Mais aujourd’hui, l’ironie est que c’est l’Ukraine qui se défend d’accusation de génocide et pas la Russie.

C’est aussi un avertissement pour d’autres. Même par rapport à l’Afrique du Sud contre Israël, il faut bien faire attention parce que si vous portez une telle affaire et que vous la perdez, d’une certaine manière vous êtes dans une situation pire que si vous n’aviez rien fait. Aujourd’hui, la Russie ricane : les Ukrainiens n’ont pas eu ce qu’ils voulaient et, finalement, le projecteur est braqué sur eux de manière un peu injuste, malencontreuse par rapport à leur stratégie. Perdre ou ne gagner qu’à moitié ce genre d’affaire, cela ne vous présente pas sous le meilleur jour possible.

En Russie, des procès d’Ukrainiens se sont ouverts depuis le printemps dernier, pour la plupart contre des combattants. Qu’est-ce que ce que cela vous inspire ?

Je pense que cela correspond à un usage de propagande très clair : si vous nous accusez, on fera la même chose. C’est une logique d’équivalence, d’inversion des rôles, pour dire que ce que vous faites, c’est bien pire que ce dont vous accusez la Russie.

Certaines de ces poursuites sont d’ailleurs assez mal documentées et selon des modalités un peu douteuses. On va accuser des Ukrainiens pour terrorisme alors que c’est une accusation qui n’a pas vraiment lieu d’être dans le cas d’un conflit armé international. Quelle qu’ait pu être la filiation politique de membres du bataillon Azov, ils sont intégrés à la chaîne de commandement ukrainien, donc ce sont des combattants. Ce serait un peu différent s’ils avaient effectivement terrorisé des populations civiles mais il n’en est pas du tout question : ils combattaient sur le territoire ukrainien. On a donc des accusations aux relents un peu opportunistes, qui visent surtout à discréditer la résistance et l’exercice de la légitime défense des Ukrainiens comme relevant d’une généalogie fasciste qui remonterait à la Seconde Guerre mondiale. C’est le retour sur l’histoire, la manipulation du droit pour obtenir des jugements sur mesure qui vont dans le sens du ‘narrative’ [récit] gouvernemental russe.

L’Ukraine a surpris sur le terrain du droit, au tout début. Que peut-on attendre de surprenant aujourd’hui ?

Ce qui pourrait surprendre, à un moment, ce sont des procès sur la base de la compétence universelle, c’est-à-dire pour des Russes se retrouvant en Europe. On l’a vu avec la Syrie, par exemple. Est-ce que l’on aura des exemples avec la Russie, c’est trop tôt pour le dire. On a le phénomène des déserteurs, avec une attitude assez hostile des États européens, qui n’ont pas nécessairement vocation à les accueillir. On sait malgré tout qu’un des fronts de dissidence, comme cela avait été le cas avec la Tchétchénie, c’est celui du mécontentement par rapport à la conscription, lié bien sûr aux « body bags » qui reviennent dans des coins éloignés de Russie. C’est assez différent de l’opposition libérale moscovite.

On voit toujours le crime d’agression comme un crime contre l’autre, contre l’État agressé. Mais c’est aussi un crime contre sa propre population, au sens où vous allez livrer à une mort quasi certaine des centaines de milliers d’hommes pour mener une guerre complètement illégale. On est loin des mutineries de 1917, mais c’est une faille, potentiellement.

Frédéric MégretFRÉDÉRIC MÉGRET

Frédéric Mégret est professeur titulaire et co-directeur du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique, titulaire d'une chaire William Dawson à l'Université Mc Gill. Il s'intéresse à la justice pénale internationale, au droit international humanitaire, aux organisations internationales et à la justice transitionnelle.

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