Lorsque la guerre éclate en Ukraine, le 24 février 2022, Valeriya et Andriy Bohomaz, un couple marié de Bakhmut, déménagent à Kyiv, la capitale. Plus tard, ils décident d'y faire venir également les parents d'Andriy. Le 23 juin 2022, ils prennent donc tous deux la route pour retourner chez eux, dans l'est de l'Ukraine. Après avoir atteint le territoire de l'oblast de Kharkiv, raconte Andriy Bohomaz au tribunal, ils franchissent plusieurs postes de contrôle, puis empruntent une route de campagne contrôlée par les forces d'occupation russes. À ce moment-là, des explosions commencent à retentir autour de leur voiture. Le couple sort précipitamment du véhicule et court jusqu'à un arrêt de transport public pour se mettre à l'abri des tirs. Après quelques minutes, les tirs cessent, et Andriy et Valeriya décident de retourner à la voiture pour récupérer leurs documents et leurs téléphones portables. C'est alors qu'une nouvelle explosion retentit près d'eux.
« J'ai vu que [mon mari] était blessé à la tête. Je lui ai immédiatement lavé la tête. J'ai commencé à lui faire des bandages, en sortant de grandes serviettes. Je ne savais pas quoi faire, je ne suis pas médecin. J'ai dit : "S'il te plaît, ne meurs pas. Ne m'abandonne pas" », se souvient Valeriya Bohomaz.
Le bombardement de la voiture civile par les Russes est enregistré par un drone des forces armées ukrainiennes, alors stationnées près de Barvinkove, dans le district d'Izium, dans la région de Kharkiv. L'un des militaires ukrainiens témoigne à la cour de la décision qu'ils ont prise d'envoyer un drone dans les airs lorsqu'ils ont remarqué qu'une voiture civile traversait leurs positions en direction des territoires occupés. Les images du drone montrent Valeriya s'efforçant de prodiguer les premiers soins à son mari, alors que du sang se répand autour de la voiture.
La fuite de Valeriya
Les soldats ukrainiens font alors voler le drone jusqu'à la femme et tentent de la faire quitter le lieu de l'attaque et de la faire suivre le drone. Valeriya continue pourtant à pointer du doigt Andriy, qui saigne, et ne veut pas l'abandonner. Cette situation dure environ 20 minutes. Finalement, un militaire ukrainien, devenu par la suite témoin au procès, attache une feuille de papier A4 à un autre drone, y écrit « Suis-moi », puis le fait descendre à une altitude où Valeriya peut voir l'instruction.
La femme se lève et commence à marcher rapidement en suivant le drone. Au même moment, la caméra du drone enregistre trois soldats russes s'approchant de la voiture des Bohomaz. Ils essayent d'appeler Valeriya et de lui faire signe, mais la femme ne se retourne pas et continue de suivre le drone. Bientôt, elle est rejointe par des soldats ukrainiens.
Gravement blessé, Andriy Bohomaz a perdu connaissance près de la voiture. Selon les enquêteurs, les Russes le prennent pour mort, le traînent et le jettent dans un fossé.
« J'ai tué un homme aujourd'hui, putain ! »
Quelques heures plus tard, le soldat russe Klim Dmitrievich Kerzhayev, qui aurait ouvert le feu sur cette voiture civile d'habitants de Bakhmut, appelle sa femme et lui a dit qu'il a tué un homme. Cette conversation est interceptée par les forces de sécurité ukrainiennes et fait donc partie de la preuve dans cette affaire. Le fait qu'il s'agisse de la voix de Kerzhayev sur l'enregistrement a été confirmé par un autre soldat russe qui a combattu avec lui dans le district d'Izium, et a été capturé par l'armée ukrainienne.
Voici la conversation entre Kerzhayev et sa femme Anastasia :
- « Je vois, et j'ai tué un homme aujourd'hui, putain !
- Tu as tué ?
- Oui.
- Qui ?
- Qu’est-ce que j’en sais, bordel. Je ne sais pas qui c'était.
- Un khokhol [péjorativement "un Ukrainien"] ou quoi ?
- Oui, oui, oui.
- Alors, il s’est trouvé quelque part où il n'était pas censé être ou quoi ?
- Eh bien, non. Peu importe, la voiture passait...
- Et ?
- Je l'ai touchée avec un canon de trente [trente millimètres] d'un VCI [véhicule de combat d'infanterie], ce putain d'enfoiré.
- Ouah !
- On s’est aperçu que des femmes [sic] étaient là...
- Ah oui...
- La femme est sortie. L'homme non, putain.
- Je vois. Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
- Je ne sais pas, elle est partie quelque part.
- Mmmh...
- Voilà.
- Je vois.
- Recharge mon téléphone avec de l'argent aujourd'hui, d'accord ?
- Mm-hmm. »
Andriy Bohomaz, que les Russes ont cru mort, reprend conscience au bout d'un moment, sort du fossé et se met dans le coffre de la voiture. Plus tard, il décide de quitter la voiture et d'aller chercher de l'aide. « Le bandage sur ma jambe était trop serré et ma jambe avait enflé. Quand je l'ai enlevé, ma jambe a diminué de volume. J'ai essayé de marcher sur ma jambe et j'ai réalisé que j'en étais capable. J'ai avancé vers les positions ukrainiennes pendant 30 à 40 minutes. Je marchais avec des pauses parce que j'avais très mal. Je m'arrêtais et m'asseyais sur une couverture », déclare Andriy au tribunal.
Les soldat ukrainiens emmènent la victime dans un hôpital de Kharkiv. Plus tard, l'homme poursuit son traitement à Kyiv.
« Je ne suis pas un militaire »
Les journalistes de Free Radio ont établi que Kerzhayev est né le 3 juillet 1997 et qu'il réside à Moscou. Il est commandant de compagnie dans le 15e régiment de fusiliers de la garde motorisée (unité militaire 31134). L'unité où sert Kerzhayev est située dans le village de Kalininets, dans la région de Moscou.
Des sources russes indiquent qu'après le début de l'invasion à grande échelle, des unités de la 2e division Taman « bloquaient Kyiv depuis le nord, notamment depuis la région de Tchernihiv ». La division a ensuite été rattachée à la formation occidentale de l'armée russe et envoyée combattre les Ukrainiens sur la ligne de front dans le secteur de Kupyansk, dans l'oblast de Kharkiv.
Des journalistes de Mediazona, un média russe qui couvre les systèmes judiciaire, sécuritaire et pénitentiaire en Russie, ont appelé Kerzhayev et lui ont demandé de commenter les enregistrements audio interceptés et diffusés par les forces de sécurité ukrainiennes.
- « Savez-vous que votre conversation avec votre femme a été mise sur écoute par les services secrets ukrainiens ?
- Je ne suis pas un militaire.
- Ce numéro est enregistré au nom d'un militaire.
- Je ne suis pas militaire, je ne sais pas qui a écouté quoi.
- Kerzhayev est votre nom de famille ?
- Oui.
- Alors comment se fait-il que vous soyez impliqué dans l'enquête ukrainienne ?
- Je ne sais pas comment c'est arrivé. Je vous le dis, je ne suis pas un militaire. »
Les journalistes ont également réussi à parler à l'épouse de Klim, Anastasia Kerzhayeva :
- « Savez-vous que votre conversation a été interceptée et publiée ?
- Quelle conversation ?
- Lorsque votre mari Klim vous a appelée et vous a parlé de la voiture sur laquelle il a tiré. Et vous lui avez demandé s'il avait tué un "khokhol".
- Je ne suis pas mariée.
- Mais vous êtes Anastasia Kerzhayeva ?
- Non, c'est faux. Pourquoi vous soucier de mon identité ?
- Anastasia, vous avez même une photo de Klim Kerzhayev sur votre profil.
- Je vous le répète, je ne sais pas qui c'est. »
Coupable de crime de guerre
Anastasia et Klim ont fermé leurs pages communes sur les médias sociaux. Et après avoir parlé aux journalistes, elle a remplacé la photo principale de son profil par un selfie sur lequel ne figure plus son mari.
Malgré cela, nous avons trouvé plusieurs photos du couple en ligne. Y compris leurs photos de mariage. On sait également qu'en 2021, les Kerzhayev ont eu un fils. À l'époque, Klim participait à des exercices militaires en Biélorussie.
Devant le tribunal de district de Krasnohrad, dans l'oblast de Kharkiv, l'avocat de Kerzhayev demande à la cour d'acquitter son client. Selon lui, « l'accusation n'a pas réussi à prouver d'où provenaient les tirs d'obus, ni à identifier l'accusé, ni à prouver que c'est bien lui qui a ouvert le feu sur une voiture civile ». Il affirme également que les preuves produites par l'accusation ont été obtenues en dehors des règles de procédure.
Mais le panel de juges a estimé qu'il y avait suffisamment de preuves de la culpabilité du soldat russe pour « violation des lois et coutumes de la guerre ». Il est condamné à 15 ans de prison par contumace. Kerzhayev doit également payer un total de 32,1 millions de hryvnias (770 000 euros) en compensation des dommages moraux. Il est officiellement inscrit sur la liste des personnes recherchées par l'État.
Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Free Radio ».