À la mi-décembre, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) lance un "appel public" pour trouver 36 assistants juridiques expérimentés. Elle recherche des professionnels hautement qualifiés, ayant huit ans d'expérience et des connaissances dans des domaines tels que le droit constitutionnel et pénal, les droits de l'homme ou le droit humanitaire international.
Ces nominations sont attendues depuis longtemps, car il s'agit des deuxièmes postes les plus importants de la branche judiciaire du système de justice transitionnelle colombien, qui découle de l'accord de paix de 2016 et enquête sur les atrocités commises au cours d'un conflit armé d'un demi-siècle. En pratique, ils sont les bras droits des juges, qu’ils aident à mener les enquêtes, interroger témoins et auteurs présumés, effectuer des inspections physiques, recouper des preuves, rédiger des décisions juridiques et diriger leurs équipes au jour le jour. C'est aussi l'un des emplois les mieux rémunérés de l'État colombien : près de 9 400 dollars par mois, un montant supérieur à celui des ministres du gouvernement ou du maire de la capitale.
Ce fut cependant la dernière annonce publique sur cette offre d'emploi jusqu'à ce que la JEP dévoile la liste des personnes sélectionnées, début février. Dans l'intervalle, elle n'a fourni aucune information publique sur la procédure ou les critères de sélection, selon dix personnes qui ont postulé mais n'ont pas été retenues et qui ont raconté leur histoire à Justice Info. En discutant avec des collègues, de nombreux candidats ont appris que des personnes avaient déjà été convoquées pour des entretiens. Ils ont été encore plus surpris lorsque, le 2 février, la JEP a annoncé les personnes sélectionnées.
Des documents internes suggèrent que la JEP a envisagé de rendre le processus plus transparent. Mais en fin de compte, aucune de ces étapes - ni la procédure ni les listes de candidats inscrits - n'a été rendue publique. "Le fait de passer d'une invitation ouverte et publique à une décision sans publicité concernant la procédure et les critères de sélection affecte grandement la transparence de la sélection", déclare Paola Molano, coordinatrice de la justice transitionnelle au sein du groupe de réflexion juridique Dejusticia. "Ces décisions opaques affectent la crédibilité de la JEP vis-à-vis du monde extérieur."
Une controverse potentielle
La JEP se défend. "Le processus a été pris très au sérieux et a répondu aux attentes de toutes les chambres et sections, ainsi que de leurs représentants au sein de l'organe directeur. C'est tellement stratégique pour nous que nous nous sommes assurés d'avoir les meilleures personnes", déclare à Justice Info Roberto Vidal, président de la JEP. Il explique qu'il s'agit de postes dont la nomination et la révocation sont libres, que la sélection a été faite par les juges siégeant au sein de l'organe directeur et qu'il s'est exclu lui-même, étant donné que ces nouveaux assistants juridiques travailleront sous l'autorité de la présidence. Il souligne également que les critères de sélection et les listes de candidats sont "privés et internes" et que la JEP ne peut pas les rendre publics en raison d'une "impossibilité juridique et normative". "La raison est strictement juridique", dit-il, sans préciser quelle était cette norme.
Pour l’essentiel, la JEP a finalement choisi des juristes issus de l'institution, ainsi que quelques personnes extérieures, comme María Clara Galvis, ancienne vice-présidente du Comité des Nations unies sur les disparitions forcées, ou Martha Lucía Zamora, qui a été secrétaire juridique de la JEP il y a quelques années et était, jusqu'à récemment, directrice de l'Agence nationale pour la défense juridique de l'État au sein du gouvernement Petro.
Cette dernière pourrait être le choix le plus controversé car, bien qu'elle ait une longue carrière judiciaire et qu'elle ait même été procureure générale par intérim, elle a aussi été la protagoniste d'une dispute très médiatisée avec une victime aujourd'hui accréditée auprès de la JEP. En 2012, alors que Zamora était procureure adjointe, le bureau du procureur général avait accusé l'ancien député Sigifredo López - séquestré par les anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) pendant sept ans - d'avoir planifié son propre enlèvement et celui de ses dix collègues politiques qui ont ensuite été assassinés. Un épisode pour lequel l'institution s'est publiquement excusée auprès de lui. Ce crime emblématique fait l'objet du dernier acte d'accusation de la JEP à l'encontre de huit commandants régionaux des FARC. Zamora a été absoute, en 2023, de toute responsabilité dans la détention irrégulière de López, qui l'a accusée d'avoir mené l'enquête contre lui.
Zamora souligne que son nom a été blanchi dans le cadre de trois enquêtes différentes menées par la Cour suprême colombienne, la Commission nationale de discipline judiciaire et un tribunal pénal de première instance, et qu'elle n’a ni ordonné l'arrestation de López, ni mené l'enquête, ni participé à des déclarations de témoins contre lui. Auprès de Justice Info, elle reconnaît leur différend juridique, qu'elle qualifie d'"infamie" et d'"années très difficiles ». Elle déclare également qu'elle demandera à la JEP de ne pas l'affecter au dossier des enlèvements dans lequel López est une victime. "Par souci de transparence et compte tenu du contexte de ces deux enquêtes, il serait préférable de ne pas avoir de lien avec l'affaire 01 [même si] formellement, il n'y a pas de motif de récusation", dit-elle à Justice Info. Elle ajoute avoir lu des informations selon lesquelles López a exprimé son désaccord avec les décisions de la JEP et que son avocat a annoncé qu'il quittait la procédure. L'équipe en charge du dossier précise à Justice Info que, en effet, l'avocat de López a déclaré cela lors d'une audience, mais qu'aucune demande n’a été faite.
"Un coup dur pour le moral des troupes"
"Les personnes qu'ils ont sélectionnées, au final, sont bonnes. Toutes les personnes que je connais méritent d'être là", admet un candidat qui n'a pas été retenu. Mais l'opacité du processus de sélection a suscité un malaise parmi les candidats, dont beaucoup travaillent ou ont travaillé à la JEP, dans la catégorie juste en dessous de celle de magistrat adjoint. Bien qu'ils aient porté une grande partie du fardeau quotidien des enquêtes sur des crimes aussi emblématiques que les enlèvements par les ex-FARC ou les exécutions extrajudiciaires par les militaires, ils gagnent un tiers du salaire d'un greffier principal. C'est pourquoi l'appel était perçu comme une opportunité d'avancement.
"Cela a porté un coup au moral en interne, principalement parce que beaucoup d'entre nous qui sommes dans les chambres ne voient pas de possibilité de reconnaissance pour le travail que nous avons accompli pendant plusieurs années", confie une personne qui travaille à la JEP depuis quatre ans. Selon un autre candidat, "il n'y a même pas eu le geste élémentaire d'écrire à ceux qui n'ont pas été sélectionnés pour leur dire 'merci d'avoir participé'".
Contrariés, beaucoup ont envoyé des pétitions à la JEP pour s'enquérir des critères de sélection et des raisons de leur exclusion. La semaine dernière, le directeur juridique a répondu qu'une invitation publique "donne au chef d'une entreprise publique un certain degré d'évaluation ou de discrétion pour choisir parmi les candidats" et qu'elle ne nécessite pas de "critères de sélection objectifs puisqu'il ne s'agit pas d'un concours fondé sur le mérite, mais plutôt de postes où la nomination et la révocation sont libres".
Dans son entretien à Justice Info, le juge Vidal insiste sur le fait qu'il ne s'agissait pas d'un appel d'offres pour un emploi public et que ces exigences ne peuvent donc pas être imposées à la JEP. Il rejette l'idée d'une baisse de moral, notant que "comparé à d'autres processus, il ne s'agit pas d'une non-conformité si importante", étant donné que la JEP a reçu 69 pétitions sur 619 candidats. "La nature collective et réfléchie des décisions est ce qui leur donne légitimité et moralité", ajoute-t-il.
Le modèle original et le péché
L'opacité de cette offre d'emploi contraste fortement avec le mécanisme de sélection des juges de la JEP, qui a été internationalement salué comme un exemple de transparence et de méritocratie. Dans le cadre d'un processus public qui a duré trois mois, les citoyens ont pu consulter les curriculum vitae et les motivations de 2 047 candidats, dans un outil numérique conçu spécialement pour l'occasion, où les entretiens avec 78 candidats présélectionnés ont également été publiés. Pendant cette période, le comité de sélection avait reçu près de 17 000 commentaires, qui l'ont aidé à choisir les 38 magistrats du système de justice transitionnelle naissant.
Il s'agissait d'un mécanisme "unique mais non testé", qui rompait avec la tradition d'une "approche verticale" de la nomination des juges et cherchait à garantir une plus grande "indépendance judiciaire dans un schéma de transition", selon un article académique du juriste Santiago Pardo, qui a analysé l'ensemble du processus de sélection. Il s'agit en effet d'une rupture avec la pratique courante dans le pouvoir judiciaire colombien d'un marchandage appelé familièrement "je te choisis, tu me choisis".
Au-delà des 36 magistrats auxiliaires, le malaise suscité par cette offre d'emploi constitue une nouvelle pierre d'achoppement pour une juridiction spéciale qui, ironiquement, cherchait avec ce recrutement à corriger un déséquilibre des charges de travail qui remonte à la naissance de l'institution.
Dans des circonstances qui ne sont pas claires, les juges de deuxième instance de la JEP – instance appelée de manière confuse "tribunal" - se sont réservé les plus gros bataillons de personnel juridique, reproduisant la conception institutionnelle des autres hautes cours de Colombie, au détriment des juges des chambres de première instance. En vertu d'une décision signée par la première présidente de la JEP, Patricia Linares, elle et ses 19 collègues juges du "tribunal" ont bénéficié d’une équipe de trois assistants juridiques seniors et cinq juristes, alors qu'ils ne recevraient des dossiers qu’après plusieurs années, leurs décisions étant basées sur les celles leur parvenant des chambres. En revanche, les 18 juges de ces trois chambres - où s'est concentré l'essentiel du travail de la JEP jusqu'à présent – n’ont bénéficié que de six juristes et d'aucun assistant juridique senior.
Sous pression
Ce péché originel a tendu les relations au sein de la JEP et a eu des conséquences sur les trois chambres, rapidement submergées de travail. L'une d'entre elles, la Chambre d'amnistie - qui définit la situation juridique des anciens rebelles des FARC - a été tellement surchargée que le Conseil d’État l'a déclarée en état d'inconstitutionnalité, l'un des plus graves reproches dans le système juridique colombien. La chambre des reconnaissances, qui mène les enquêtes et identifie les principaux responsables, n'a présenté des actes d'accusation que dans quatre des sept macro-dossiers initiaux. Et bien que la JEP ait trouvé des solutions temporaires, telles qu'un système appelé "mobilité verticale" dans lequel les juges du tribunal ont prêté certains de leurs fonctionnaires à leurs collègues des chambres, cela ne garantit pas des équipes stables et n'a pas été en mesure de résoudre l’embouteillage. Cela a aussi créé un possibles risque pour l'avenir, comme celui où beaucoup d'entre eux devraient se récuser des affaires dans lesquelles ils ont travaillé une fois qu'ils seront retournée à l'échelon supérieur. L'année dernière, la Cour a finalement renforcé les équipes des chambres en créant plusieurs nouveaux postes.
Tout cela fait craindre que la JEP ait du mal à respecter le délai de 10 ans pour le dépôt des actes d'accusation et de 15 ans pour le rendu de ses décisions, bien qu'elle dispose d'un personnel plus nombreux que les autres hautes cours colombiennes. Le président Vidal souligne que ces deux décisions, à savoir l'élargissement des équipes des chambres et l'embauche d'assistants juridiques plus expérimentés, leur permettront de respecter "la stricte temporalité" de la JEP, sans demander de prolongation.
Un problème connu depuis longtemps
L'ironie est que la JEP a reçu plusieurs avertissements au cours de ses six années d'activité, qui indiquaient que ses charges de travail étaient mal réparties.
Avant que l’organe n'ouvre ses portes, le gouvernement colombien avait commandé une étude sur le flux des charges dans laquelle, après huit mois de simulations, une équipe d'ingénieurs industriels et de juristes de l'Université des Andes prédisait que la majeure partie du travail au cours des premières années incomberait aux trois chambres d'entrée, avant d'être transférée au "tribunal", selon trois personnes connaissant bien l'étude. Dans cette perspective, l'étude - qui n'est pas publique - conseillait de disposer d'équipes mobiles qui pourraient être localisées là où le besoin s'en faisait le plus sentir et ainsi éviter les goulets d'étranglement. "La JEP est comme un stade de football de 80 000 places avec très peu de portes d'entrée. Nous avons envisagé un personnel flottant qui appartiendrait à tous les juges et qui se déplacerait là où le travail se trouve", explique à Justice Info Néstor Raúl Correa, premier secrétaire exécutif de la JEP et lui-même ancien juge de la Haute Cour.
Des avertissements similaires sont venus de l'extérieur. "Nous avons besoin d’une JEP institutionnellement forte et flexible, adaptable aux différentes charges de travail que les chambres et les sections auront", avait également recommandé, en 2018, le juriste Rodrigo Uprimny, un conseiller de l'équipe de négociation du gouvernement dans les pourparlers de paix qui a travaillé à la Cour constitutionnelle pendant une décennie. Tout comme l'étude sur les charges de travail, il avait plaidé pour un modèle plus proche de celui de la Cour interaméricaine des droits de l'homme, avec un pool de juristes au service de l'ensemble de la Cour.
En fin de compte, l'équipe de direction de la JEP n'a pas tenu compte de ces conseils et a choisi le modèle plus hiérarchique qui prévaut dans les tribunaux colombiens. "Il était prévisible que l'ampleur des crimes dépasserait les capacités de la JEP ; cependant, la conception organisationnelle n'a fait qu'aggraver la situation. (...) La dotation en personnel de la juridiction ne reflète pas les procédures et les charges de travail auxquelles sont confrontés ses différents organes dans le temps", a encore prévenu une étude non publiée de l'Université d'Oxford.
C'est ce péché originel que la JEP tente tardivement de corriger, avec un appel d'offres non transparent qui a généré beaucoup de malaise. Les nouveaux assistants juridiques principaux ne seront pas au service exclusif des chambres, mais aussi du tribunal (même si, selon Vidal, leur principale priorité sera de "renforcer les enquêtes" et qu'ils ne seront affectés qu'aux tâches identifiées comme des "besoins stratégiques" dans le récent plan quadriennal de la Cour). En d'autres termes, la solution pour résoudre le péché originel pourrait finir par le perpétuer.
Cet article a été complété le 2 mars 2024 par des informations fournies par Martha Lucía Zamora concernant les enquêtes désormais closes dans l'affaire portée contre elle par Sigifredo López, ainsi que sa citation sur sa décision de demander à la JEP de ne pas l'affecter au dossier des enlèvements.