Catherine Marchi-Uhel : « Les résultats du Mécanisme pour la Syrie deviennent plus visibles »

Grand entretien avec Catherine Marchi-Uhel, directrice du Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) pour la Syrie. Image : portrait dessiné de Marchi-Uhel.
Catherine Marchi-Uhel. Image : © Benoit Peyrucq pour Justice Info
9 min 42Temps de lecture approximatif

LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICE INFO

Catherine Marchi-Uhel

Directrice du Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) pour la Syrie

La Française Catherine Marchi-Uhel est à la tête du premier mécanisme de collecte de preuves des Nations unies, le Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) pour la Syrie, depuis sa création en 2016, à Genève. Après sept ans de mandat, elle prend sa retraite fin avril. Cet organe n’est-il qu'un emploi onusien confortable et coûteux pour des juristes internationaux, ou une réelle valeur ajoutée dans une situation de blocage géopolitique face à des crimes internationaux graves ? Dans un entretien exclusif avec Justice Info, Marchi-Uhel défend le bilan de l’IIIM et en tire quelques enseignements.


JUSTICE INFO : Vous dirigez le Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) pour la Syrie depuis sa création et vous le quittez fin avril. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

CATHERINE MARCHI-UHEL : Mon dernier jour de travail est le 30 avril. Je pars pour des raisons privées, pour prendre ma retraite et passer plus de temps avec ma famille en France. En outre, après avoir travaillé dans le domaine du droit international depuis 1998 et, auparavant, dix ans en France en tant que juge, j'ai atteint un stade de ma carrière où je pense en avoir fait assez. Je termine également sur une note stimulante et inspirante, car le travail que nous accomplissons et que mes collègues continueront d'accomplir au sein du Mécanisme pour la Syrie est extrêmement intéressant et important.

Le Mécanisme pour la Syrie a été le premier de ces nouveaux organes de collecte de preuves de l'Onu. Comment analysez-vous les résultats obtenus jusqu'à présent ?

Je pense que nous pouvons dire qu'il a déjà accompli beaucoup de choses dans des circonstances où il y a évidemment des limites. Nous n'avons pas accès à la Syrie - le gouvernement syrien a décliné nos tentatives répétées d'engagement -, ce qui constitue une sérieuse limitation. Heureusement, de nombreuses organisations documentent les crimes commis en Syrie depuis 2011 et sont devenues les principales sources pour notre travail de collecte, de préservation et d'analyse. La société civile syrienne est très courageuse, et certaines de ses organisations ont exfiltré des documents - comme le dossier César, mais aussi des documents gouvernementaux -, conservé des vidéos, effectué des analyses. Bien sûr, ces crimes se produisent à une époque où tout le monde a un smartphone, y compris en Syrie, on a donc beaucoup de documentation sous forme de vidéos, d'images diffusées sur les médias sociaux ou sauvegardées sur des disques durs. Parmi nos sources clés, vous avez également les États membres, les organisations internationales et les entités de l'Onu, telle que la commission d'enquête, mandatée par le Conseil des droits de l'homme dès 2011 pour documenter les crimes, et qui a publié de nombreux rapports.

Nous avons reçu à ce jour 356 demandes d'assistance de la part de 16 juridictions. Cela concerne 265 enquêtes distinctes et nous avons été en mesure de soutenir 174 d'entre elles."

Votre budget annuel est d'environ 25 millions de dollars, contributions volontaires comprises, et les résultats du travail du Mécanisme ne sont pas nécessairement très visibles pour le commun des mortels. Comment justifiez-vous votre valeur ?

Je pense qu'il est de plus en plus facile de justifier sa valeur. Vous avez raison de dire que les résultats n'étaient pas très visibles, surtout au début, mais ils le sont de plus en plus. Permettez-moi de vous livrer quelques chiffres pour vous donner une idée de l'utilisation directe du Mécanisme dans des cas concrets : nous avons reçu à ce jour 356 demandes d'assistance de la part de 16 juridictions. Cela concerne 265 enquêtes distinctes - certaines enquêtes sont longues et complexes et donnent lieu à plus d'une demande d'assistance - et nous avons été en mesure de soutenir 174 d'entre elles. Il s'agit d'un soutien concret, sous forme de partage de preuves, de déclarations de témoins que nous avons identifiés et interrogés, de développement et de partage de travaux d’analyses spécialisées.

La géolocalisation des scènes de crime en est un exemple, de même que le partage du travail analytique que nous avons développé non pas spécifiquement pour une enquête, mais en vue d'en soutenir plusieurs. Un exemple classique est celui des modules de preuves que nous développons pour que les procureurs ayant l'intention de poursuivre pour crimes de guerre ou crimes contre l'humanité pour des actes commis en Syrie puissent s'appuyer sur des dossiers qui établissent, par exemple, l'existence d'un conflit armé.

Nous voyons maintenant des cas concrets - en France, en Allemagne - où ce matériau est utilisé pour des poursuites, et on a déjà obtenu quelques jugements. Nous avons également développé un module sur les attaques systématiques des membres de Daesh contre la population civile. Il a été utilisé dans des affaires qui ont abouti à des jugements en Suède, et il fait partie de l'affaire Lafarge en France.

La contribution directe aux enquêtes en cours est une chose. Avec la situation syrienne - un conflit qui dure depuis si longtemps et qui n'est pas terminé, un si grand nombre de groupes d’auteurs de crimes - il est clair que les juridictions nationales ne suffiront pas à elles seules. Nous gardons donc un œil sur ce que dit le mandat, qui est de soutenir les tribunaux aujourd'hui et à l'avenir.

Nous avons décidé d'avoir des lignes d'enquête spécifiques : l'une se concentre sur les crimes en détention - torture, disparition forcée - et le système de détention ; l'autre sur les attaques illégales ; et la troisième se focalise sur les crimes attribués à des membres de Daesh. Je ne doute pas que tout cela sera extrêmement utile à un procureur potentiel."

Supposons que, dans quelques années, la Cour pénale internationale (CPI) soit saisie de la situation en Syrie ou qu'un tribunal international soit créé pour traiter des crimes syriens. Que voulons-nous réaliser pour que les futurs procureurs puissent alors accélérer leur travail ? On pourrait dire que la centralisation des éléments de preuve est déjà important. Nous utilisons une grande partie des fonds pour les rendre plus facilement consultables. Nous avons également décidé de mener notre propre enquête structurelle, couvrant l'ensemble de la situation en Syrie. Mais afin d'établir des priorités, nous nous sommes concentrés sur des domaines spécifiques. Nous avons décidé d'avoir des lignes d'enquête spécifiques : l'une se concentre sur les crimes en détention - torture, disparition forcée - et le système de détention ; l'autre sur les attaques illégales, avec un accent particulier sur l'utilisation d'armes chimiques mais aussi les attaques contre les installations médicales ; et la troisième se focalise sur les crimes attribués à des membres de Daesh. Je ne doute pas que tout cela sera extrêmement utile à un procureur potentiel.

Catherine Marchi-Uhel dans son bureau de Genève (Suisse).
Catherine Marchi Uhel dans son bureau à Genève, lors de l’entretien avec Justice Info. Photo : © Julia Crawford / Justice Info

En tant qu'ancienne juge, n'est-il pas frustrant de devoir s'en remettre à d'autres personnes, à d'autres juridictions, pour mener des procès ?

Non, je ne trouve pas cela frustrant. En fait, je trouve fascinant de ne pas être limité à une seule juridiction et d'être un facilitateur de justice. Le problème avec les juridictions nationales, c'est que dans la plupart des cas, vous ne pourrez pas poursuivre les principaux responsables. Je ne vais pas mentir : j'aurais aimé disposer d'une option supplémentaire, tel qu'un tribunal international, pour promouvoir une solution plus globale. Cela dit, je ne suis pas frustrée parce que la valeur unique que nous apportons est vraiment la facilitation de la justice, l'utilisation de toutes les opportunités de justice. Le cœur du travail est clairement la justice pénale mais, comme nous le savons, la justice ne se limite pas à la justice pénale, et je vais vous donner deux exemples.

Je suis sûre que vous êtes au courant de l'initiative des Pays-Bas et du Canada devant la Cour internationale de justice d'alléguer des violations de la Convention contre la torture par la Syrie. Nous avons constaté que nous pouvions potentiellement contribuer à un dossier de ce type, mais nous voulions savoir si cela avait un sens pour les victimes de la torture. Considèrent-elles que nous avons un rôle à jouer dans ce dossier, ou veulent-elles que nous utilisions nos ressources uniquement pour les affaires pénales ? Les consultations que nous avons menées avec les associations de victimes et de rescapés ont clairement montré qu'ils considéraient qu'il s'agissait d'une partie très importante et symbolique de la réponse de justice. Nous sommes en train de préparer un rapport qui sera rendu public et qui pourra être utilisé dans ce dossier.

Nous savons, par expérience, à quel point les informations recueillies par les procureurs et, aujourd'hui, par des organismes tels que l'IIIM, peuvent être utiles à la recherche des personnes disparues."

Un autre exemple est la situation des personnes disparues. Nous savons, par expérience, à quel point les informations recueillies par les procureurs et, aujourd'hui, par des organismes tels que l'IIIM, peuvent être utiles à la recherche des personnes disparues. Nous nous sommes donc demandé si nous ne pouvions pas être un peu plus proactifs, plutôt que d'attendre des années que les institutions viennent nous voir pour demander l'accès aux archives. Nous avons commencé très tôt à identifier ce type d'informations et à les partager avec la Commission internationale pour les personnes disparues (CIPD), avec laquelle nous avons conclu un protocole d'accord. Nous sommes également prêts à partager des informations avec la nouvelle institution des Nations unies sur les personnes disparues en Syrie, qui est en train d'être mise en place à l'initiative des victimes et des rescapés.

Vous dites dans vos rapports que votre travail a fait l'objet d'évaluations internes, par les Nations unies et par des experts indépendants. Comment le travail du Mécanisme est-il évalué et sur quels critères ?

Nous avons eu notre première évaluation par un expert indépendant, extérieur aux Nations unies, qui s'est achevée à la fin de l'année dernière. Pour ce faire, il s'est évidemment entretenu avec des personnes à l'intérieur de l'organisation, mais il a également contacté les juridictions compétentes qui ont accès à nos services, des membres de la société civile, etc.

Cette évaluation est-elle accessible au public ?

Elle n'est pas accessible au public, c'est vraiment un outil qui nous permet d'identifier les domaines dans lesquels nous pensons pouvoir faire mieux, de noter le constat et de prendre des mesures.

Nous nous posions des questions lorsque nous avons commencé. Les juridictions existantes vont-elles s'appuyer sur les preuves fournies ? Vont-elles utiliser notre travail d'analyse ? La réponse est oui."

Pensez-vous qu'il y ait des leçons à tirer du IIIM pour d'autres organes des Nations unies de collecte de la preuve, comme pour l'Irak et Myanmar ?

Je pense que l'un des premiers enseignements est qu'il y a un besoin. Nous nous posions des questions lorsque nous avons commencé. Les juridictions existantes vont-elles s'appuyer sur les preuves fournies ? Vont-elles utiliser notre travail d'analyse ? La réponse est oui.

Le deuxième enseignement est qu'il est également possible - et je pense que nous l'avons démontré - pour un mécanisme tel que le IIIM d'adopter des approches innovantes et inclusives lorsqu'il s'agit de travailler avec la société civile, en reconnaissant la place des victimes et des rescapés. Comme vous le savez, j'ai travaillé dans des tribunaux et je n'avais jamais vu un tel niveau d'engagement auparavant. Cela n'allait pas de soi. S'engager avec eux de la manière dont nous le faisons, considérer qu'ils ont un pouvoir et qu'ils ont quelque chose à dire en dehors de l'objectif de collecte des preuves, c'est quelque chose de vraiment innovant et nous devrions en être fiers.

Une troisième leçon - et c'est une autre forme d'innovation - est que nous avons été vraiment pionniers dans l'utilisation de techniques et d'outils de gestion de l'information pour soutenir les enquêtes sur les principaux crimes.

Voilà pour les enseignements positifs. Qu'en est-il des défis ?

La question de la protection des témoins se pose immédiatement. Les personnes qui décident de témoigner sont confrontées à des problèmes de sécurité, et nous le constatons en Europe dans certains procès. L'un des défis est donc que nous sommes une institution qui ne peut pas, à elle seule, assurer la protection. Nous pouvons prendre des mesures de protection, mais nous ne pouvons pas assurer la protection d'une personne en danger physique ou de sa famille. Nous comptons sur la coopération des États à cet égard, et ce n'est pas facile.

Les ressources sont importantes, certes, mais nous n'avons aucune garantie de pouvoir les intégrer au budget ordinaire [de l'Onu]. Face à d'autres crises, la Syrie n'est peut-être plus la priorité de certains États, et nous constatons que les contributions volontaires ne sont pas aussi importantes que nous le souhaiterions. Un défi supplémentaire va donc se poser : comment maintenir le niveau de travail avec des ressources potentiellement moindres ? Nous essayons de convaincre les Nations unies et l'Assemblée générale qu'il vaut la peine de se fondre dans le budget ordinaire - et dans le climat actuel, vous pouvez imaginer que ce n'est pas facile - et nous essayons de convaincre nos contributeurs volontaires des pays donateurs que oui, ils ont déjà mis beaucoup d'argent dans cette institution mais que s'ils veulent vraiment continuer à maintenir ce niveau de soutien, eh bien cela a un coût.

Si la CPI devait être saisie de la situation en Syrie, pour être honnête, je pense qu’on aurait probablement encore besoin d'un mécanisme comme celui-ci, parce que la CPI ne pourrait pas prendre plus d'une poignée d'affaires."

Le mandat donné par l'Assemblée générale des Nations unies ne fixe pas de limite de temps au Mécanisme. Quelle est votre opinion sur la durée de vie du IIIM ?

Il est difficile de le savoir, mais d'après l'expérience passée, il est clair que la situation syrienne nécessitera encore de nombreuses années de travail. Nous avons vu avec l'ex-Yougoslavie et le Rwanda que ces affaires ne sont pas terminées : après deux tribunaux internationaux, les juridictions nationales ont encore des dossiers à traiter. Je pense que ce qui pourrait changer, c'est la création d'un tribunal spécialisé, qui pourrait devenir le dépositaire de tout le travail accompli et qui pourrait aider les juridictions nationales. Si la CPI devait être saisie de la situation en Syrie, pour être honnête, je pense qu’on aurait probablement encore besoin d'un mécanisme comme celui-ci, parce que la CPI ne pourrait pas prendre plus d'une poignée d'affaires, étant donné le nombre d'autres situations qu'elle a à traiter. Je pense que l'Assemblée générale a été très intelligente en ne fixant pas de date limite.

Propos recueillis par Julia Crawford

Catherine Marchi-UhelCATHERINE MARCHI-UHEL

Catherine Marchi-Uhel est la directrice du Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) d'assistance aux enquêtes et aux poursuites concernant les personnes responsables des crimes les plus graves au regard du droit international commis en République arabe syrienne.

Tous nos articles au sujet de :