Sur les chaises des deux rangées réservées au public au fond de la salle 34 du tribunal de Stockholm, hormis quelques juristes, un journaliste suédois, et un seul, suit au jour le jour ce procès qui voit pour la première fois deux responsables d’une compagnie pétrolière, la suédoise Lundin Oil (aujourd’hui Orrön Energy), accusés de complicité de crimes de guerre au Sud-Soudan entre 1997 et 2003.
L’assiduité de Martin Schibbye ne tient pas qu’à la spécificité du média en ligne qu’il a créé en 2015, www.blankspot.se, qui s’est donné pour mission de couvrir les zones oubliées de l’actualité. En juillet 2011, alors qu’il partait avec le photographe Johan Persson enquêter en Éthiopie sur les activités de Lundin Oil dans la zone de conflit d’Ogaden, les deux hommes ont été arrêtés par les forces de sécurité éthiopiennes, condamnés pour terrorisme à 11 ans de prison, avant d’être graciés et libérés en septembre 2012 après 438 jours de détention – « 438 jours » est aussi le titre du livre qu’ils ont écrit et du film qui a été réalisé à la suite de leur mésaventure.
« Des dirigeants d’entreprise sont poursuivis pour complicité dans des crimes de guerre graves. Et c’est frustrant de voir que le procès n’est pas suivi, à part par quelques étudiants en droit et chercheurs », dit-il. Sur les quelques soixante-dix jours de procès depuis le 5 septembre 2023, Schibbye concède en avoir raté six. Pour le reste, il publie régulièrement ses longs comptes-rendus d’audiences et alimente un groupe WhatsApp.
Les premières semaines, l’accusation était à la manœuvre. « Grâce aux rapports de sécurité de la compagnie pétrolière trouvés lors des perquisitions au siège genevois de Lundin Oil, les procureurs ont montré clairement que ce que Lundin a dit aux journalistes [à l’époque des faits incriminés] était une chose, mais que ce qu’ils ont écrit en interne en était une autre », souligne Schibbye. Bref, que la situation dans le « bloc 5A », la concession octroyée au pétrolier au Soudan, était beaucoup plus grave que ce que prétendait Lundin.
« Procès des Ongs et des journalistes »
En ce début mars 2024, la parole est réservée aux avocats de l’ancien président directeur général de Lundin Oil, Alexandre Schneiter, un géophysicien suisse qui était arrivé dans l’entreprise en 1997 en tant que responsable exploration dans le bloc 5A.
Ils s’appliquent selon Schibbye à décrédibiliser les rapports des ONG à l’origine du procès et certains journalistes, à l’instar de Julie Flint, qui avait à la fois contribué à rédiger le rapport à charge de l’ONG Christian Aid, tout en signant des articles dans The Guardian ou le quotidien suédois Dagens Nyheter. Ils citent pour ce faire, précise Schibbye, les éléments d’un reportage de la télé publique suédoise réalisé par Bengt Nilsson, un journaliste freelance suédois « invité, défrayé et accompagné » par Lundin Oil dans le bloc 5A. « La défense est habilement passée du procès de la compagnie pétrolière à celui des ONG et des journalistes », constate Schibbye.
Puis, parlant d’expérience puisqu’il était entré illégalement en Éthiopie avec l’aide des rebelles du Front national de libération de l’Ogaden, il regrette « le manque de compréhension de la part de l’accusation et de la défense sur la façon dont le journalisme se pratique dans une zone de conflit. Si vous n’allez pas sur place avec le SPLA [le mouvement rebelle sud-soudanais], vous devez y aller avec la compagnie pétrolière. Il n’y a pas d’autre moyen ».
Et de citer ces interviews filmées le long de la route construite par Lundin, en présence des gardes du pétrolier, où Nilsson demande à des civils si la compagnie est « bonne » ou « mauvaise ». « Ce n’est pas vraiment du journalisme indépendant. De même, il n’est pas raisonnable de dépendre du SPLA. Bengt Nilsson aurait gagné en crédibilité en interviewant davantage de réfugiés, par exemple d’autres régions. Et bien sûr, Julie Flint aurait également dû interviewer la compagnie pétrolière ou le gouvernement soudanais ». L’un et l’autre seront appelés à la barre des témoins au printemps 2025. Schibbye lui-même n’est pas convoqué comme témoin, n’ayant pas travaillé le volet soudanais des activités de Lundin.
Stratégie intelligente de la défense ?
Plus généralement, poursuit Schibbye, depuis cet automne, « la défense a créé une atmosphère où la question est : l’intention de Ian Lundin au Soudan était-elle de tuer des civils ? Non, dit-elle, il s’agissait d’extraire du pétrole ». Une stratégie poursuivie très intelligemment, selon lui. « Au lieu de répondre aux allégations spécifiques de coopération de Lundin Oil avec l’armée [soudanaise], ils demandent à la Cour : « Croyez-vous vraiment qu’il y avait une intention de tuer ou de participer à ces crimes de guerre ? »
Une stratégie qui a des limites, estime Schibbye : « Si les journalistes doivent choisir un camp pour entrer dans une zone de conflit, il en va de même des compagnies pétrolières. Il est clair que Lundin Oil était à 100 % dans le giron de l’armée soudanaise. La défense tente de faire valoir que la compagnie était un observateur extérieur, mais ce n’est pas tenable. Sans l’armée soudanaise, Lundin Oil n’aurait pas pu rester une heure sur place ».
Schibbye, pour sa part, n’a jamais pu aller au bout de son reportage sur Lundin Oil en Éthiopie. « Les gardes des champs pétroliers nous ont tiré dessus, nous ont arrêtés, et nous n’avons pas pu aller plus loin. Je n’ai donc jamais accusé Lundin de quelconques abus en Éthiopie. Mais j’avais prévenu que s’ils continuaient là-bas, il y aurait un grand risque qu’ils se rendent complices de ce type de crimes aussi, car le conflit était de même intensité ».
Schibbye devra attendre novembre 2025 pour observer à la barre des témoins une vieille connaissance, Carl Bildt, qui était ministre des Affaires étrangères de 2006 à 2014 et qui s’est chargé de négocier sa libération des geôles éthiopiennes. Mais qui surtout, entre 2000 et 2006, avait été administrateur et actionnaire de Lundin, ce qui lui avait valu de nombreuses critiques. « On peut se demander pourquoi, après son mandat de Premier ministre (1991-1994), il a choisi de siéger dans une société comme Lundin ? », interroge Schibbye.
Pour le journaliste, ce procès ne devrait pas être regardé avec les strictes lunettes du droit international. « Si le procès avait lieu à La Haye, alors le procureur aurait dû prouver une intention directe, du genre ‘Nous, Lundin, voulions que l'armée nettoie les zones pour notre exploitation pétrolière’. Mais la loi suédoise permet de retenir le niveau d’intention le plus bas, à savoir la simple indifférence aux événements. Le procureur n’a pas besoin de prouver que vous vouliez que cela se produise. Ce sera l’une des grandes questions juridiques à traiter. C’est pour cela que le procureur a essayé d’expliquer comment était la situation au Soudan en 1997, et d’y revenir tout le temps pour montrer qu’il y a eu des crimes de guerre et que Lundin aurait dû comprendre qu’il serait également impliqué en entrant là-bas ».
Lundin, une histoire à laquelle la Suède a cru
Pour lui, l’affaire dépasse Lundin Oil. « Cela raconte aussi quelque chose de la Suède. Lundin était chérie par les petits investisseurs suédois. Beaucoup de gens sont devenus très riches grâce aux actions de Lundin. Tous nos grands fonds de pension y ont investi massivement alors que toutes ces accusations étaient connues. Malgré tout, la Suède officielle a maintenu ses investissements, a cru en ces dirigeants d’entreprise ». Ce que l’engagement de Bildt au conseil d’administration illustrerait à sa manière.
Schibbye pointe le désintérêt de la presse suédoise à l’époque. « Beaucoup trop peu de rédactions ont envoyé des reporters au Soudan pendant ces années. Les avocats de Lundin dénoncent une chasse aux sorcières dans les médias. Mais le fait est qu’à l’époque, leurs activités au Soudan n’ont pas été couvertes par les médias ». Aujourd’hui, seul journaliste présent au procès la plupart du temps, Schibbye pense qu’il est déserté parce que « c’est un peu comme si le procès venait d’une autre époque. Ce débat sur la responsabilité des entreprises a vingt ans, quand Naomi Klein a écrit ‘No logo’, que l’on parlait du fait que les entreprises avaient la même responsabilité que les États et pouvaient aussi être jugées. C'est peut-être pour cela qu’il n’attire pas plus l’attention ».
A posteriori, il note aussi que la société civile et les ONG ont pris un risque en portant plainte avec des éléments qui n’étaient pas conçus pour résister à l’épreuve d’un tribunal mais pour mobiliser l’opinion, où l’exigence en matière de preuve n’est pas la même. Avec au bout le risque, si les deux dirigeants sont relaxés, que la crédibilité des ONGs soit entamée.
« À certains moments, on se dit qu’il ne fait aucun doute que Lundin et Schneiter seront acquittés, et puis un autre jour, on découvre des documents internes indiquant des fonds alloués par Lundin pour des centaines de soldats soudanais autour de leurs installations », dit-il. Il ne se lasse pas de ces rebondissements, qui sont la sève de ce procès. Mais il regrette que l’accusation n’a pas fondé son argumentation sur les témoignages ou les récits des réfugiés. « Ce type de voix personnelle est absent du dossier de l’accusation ». Toutefois, ajoute-t-il avec malice, « il est intéressant de noter que Lundin Oil n’a pas appelé un seul Sud-Soudanais à témoigner en sa faveur. On aurait pu penser qu’après ces années sur place, il y aurait quelqu’un qui puisse venir dire à quel point c’était génial ».