Les arbres fruitiers en fleur embaument le pré où Mevloud Kharazishvili est allongé, dans cette région maraîchère de la Géorgie frontalière de l’Ossétie du Sud, occupée par la Russie. Ce 23 avril 2023, le Géorgien de 53 ans y garde les vingt-six vaches d’un hameau d’une trentaine d’âmes, isolé et déserté. Tchvrinisi n’est pas sur les cartes mais ici, comme dans la plupart des villages collés à la ligne de démarcation au tracé titubant héritée de la guerre russo-géorgienne de 2008, une poignée de familles se cramponnent. À leur bout de terre, à leur maison de pierre et de tôle. À ce qu’ils peuvent.
Melvoud est avec Elsa Gagaladze, sa femme ossète. Il y a aussi Bobby, leur chien blanc sans pedigree. Quand soudain deux soldats russes s’approchent et lâchent leur berger allemand sur le couple, Bobby n’hésite pas. Il plante ses crocs dans le dos du molosse, ne le lâche plus et le reconduit en Ossétie. Sa charge donne un bref avantage psychologique au Géorgien, qui nous raconte la scène près d’un an plus tard, le corps encore meurtri par le combat. « Que faites-vous là, je suis du bon côté ! » crie Mevloud. « On n’en a rien à foutre, vous tuez les nôtres en Ukraine ! », aboie derrière son masque le Russe qui semble mener l’attaque et qui s’est mis en tête, en ce jour printanier, de capturer un citoyen de l’autre côté de la fracture sinueuse imposée à une population osséto-géorgienne mixte, imbriquée. Chacun a de la famille des deux côtés. Quelques mois plus tôt la mère d’Elsa, Olia Tsarazishvili, 83 ans, n’est-elle pas allée chercher un veau échappé dans le village d’en face, où tout le monde la connaît, et les policiers ossètes ne l’ont-ils pas ramenée en souriant ?
L’un des soldats tire entre les jambes du Géorgien, puis tente de l’assommer à coups de crosse de fusil, le laboure de coups de bottes, l’étrangle avec la laisse du berger allemand. Mevloud se défend à mains nues. Ses larges épaules tranchent avec sa petite taille. Elles lui permettent de tenir bon. Il s’accroche à un arbuste tandis qu’un des soldats tente de le tirer de son côté de la frontière : un simple fossé, au bout du pâturage. L’autre s’occupe d’Elsa. Mais elle aussi se débat comme une diablesse, mord le soldat au sang et jette dans un taillis le scotch avec lequel il veut la bâillonner. La lutte inégale dure depuis vingt-cinq minutes, estime Mevloud, quand enfin les 4x4 de la police géorgienne, prévenue par des voisins, déboulent, sirènes hurlantes et capots fumants d’avoir roulé à tombeau ouvert.
Personne ne souhaite l’affrontement armé. Les Russes rentrent en courant à leur base, dont Mevloud nous montre les toits du balcon de sa maison.
Des barbelés, un panneau vert, un bout de rivière
Mais les Russes entretiennent la tension. En 2023, selon la mission d’observation de l’Union européenne (EUMM), 35 citoyens géorgiens dont 2 femmes ont été détenus à Tskhinvali, capitale de l’Ossétie du Sud, dont 4 restaient en détention à la date du 11 mars 2024. Soit une moyenne de trois personnes par mois. D’après les témoignages recueillis par Justice Info dans plusieurs villages frontaliers, les captifs sont alors contraints de signer un document disant qu’ils ont franchi illégalement la frontière, avant d’être conduits devant un juge à Tskhinvali. La frontière est imprécise, matérialisée par des barbelés, un panneau vert au milieu d’un champ, un talus, un bout de rivière, une portion de route ou un fossé, comme à Tchvrinisi. On peut la franchir par inadvertance, mais les frontaliers en connaissent les limites et nous parlent de « kidnappings ». Les Russes y patrouillent, affichent leur présence ; les forces géorgiennes se tiennent à distance, dans le souci manifeste d’éviter l’altercation.
Au tribunal de Tskhinvali, les captifs reçoivent une amende, ou une peine de prison si « récidive ». Violences physiques et insultes sont de rigueur lors de l’arrestation, dans les bases militaires russes ou dans le sous-sol humide et aveugle d’un centre de détention provisoire connu sous le nom d’« isolateur ». Ils sont relâchés après quelques jours, semaines ou mois. La règle, c’est qu’il n’y en a pas, ou qu’elle fluctue.
Selon les années, les statistiques varient : en 2015, la pire depuis la guerre de 2008, il y a eu 163 « arrestations illégales », selon les chiffres du Service de sécurité de l’État géorgien. Au total, près de 1.500 selon ce même service. En 2018, un homme est mort sous la torture à Tskhinvali. Le 6 novembre dernier, un autre a été tué par balles. La ligne est surveillée par les gardes-frontières du Service de sécurité de Russie (FSB) et par ceux du Comité de sécurité de l'Ossétie du Sud (KGB), précise le site d’information Eurasianet. Régulièrement, les Russes déplacent la ligne de plusieurs mètres. Un processus connu en Géorgie sous le nom d’« occupation rampante », contre lequel l’actuel pouvoir à Tbilissi, qui multiplie les actes indicateurs de ses affinités avec le régime de Moscou, estime ne pas pouvoir lutter.
L’intervention du Fonds d’assistance de la CPI
Les incidents frontaliers, comme celui dont été victimes Mevloud et Elsa, « sont fréquents et ne sont pas enregistrés, les chiffres officiels n’indiquent que le nombre de personnes capturées et relâchées », précise Nino Baloiani, psychologue et coordinatrice du bureau local du Centre géorgien pour la réhabilitation psychosociale et médicale des victimes de torture (GCRT), basé à Gori – la capitale de cette région de Shida Kartli, au nord de la Géorgie, attaquée en 2008 par l’armée russe et ses alliés. Ces incidents créent, dit-elle, un « stress permanent » chez les frontaliers qui se traduit avec le temps par des « dégradations physiologiques », des « désordres endocriniens », dans des zones désertées par les services publics et par les plus jeunes. Elle parle d’une stratégie de « terreur psychologique » de la part des Russes, destinée à « pousser les gens à quitter leurs terres et leurs villages ».
C’est autour de ce conflit que la Cour pénale internationale (CPI), quatorze ans après les combats de 2008 et alors qu’une autre guerre d’agression russe se déclarait en Ukraine, a émis en mars 2022 des mandats d’arrêt contre trois Ossètes, et pointé du doigt un général russe décédé. Les suspects, protégés par Moscou, ne seront probablement jamais jugés. Et, anticipant cela, la société civile géorgienne a milité de longue date pour l’activation du Fonds de la CPI au profit des victimes, dans le cadre de son mandat dit « d’assistance », indépendant d’une décision judiciaire de la Cour. Le Fonds s’y est finalement engagé en novembre 2020, mais le programme n’a démarré qu’en avril 2023, le temps de mener, selon ses responsables, un « processus rigoureux, ouvert et compétitif d’appel à propositions ».
Un retard qui fait soupirer Nika Jeiranashvili, un des meneurs du plaidoyer des Géorgiens auprès du tribunal international basé à La Haye. « Le mandat d’assistance signifie qu’en théorie ils pouvaient commencer à aider les gens qui étaient en train de mourir. Ce sont les plus vieux qui ne pouvaient pas fuir en 2008 pendant la guerre. Ils étaient déjà en train de mourir lorsque l’enquête a été ouverte, huit ans après. Le Fonds a pris tellement de temps. Sans la bureaucratie, on aurait gagné des années. » La personne responsable au Fonds du programme géorgien, Scott Bartell, basé à Kampala en Ouganda, nous précise par téléphone qu’il leur a fallu deux ans pour mener « une procédure d’appel d’offre très réfléchie » afin de sélectionner les deux organisations locales chargées de sa mise en œuvre.
« Moins de 5 % des besoins »
Le GCRT, qui travaille dans la région de Shida Kartli depuis 2010, est une des deux organisations sélectionnées par le Fonds. Et Mevloud, l’homme aux larges épaules, en est un des premiers bénéficiaires. « On prend en charge les victimes de la guerre de 2008 qui sont principalement des déplacés de l’intérieur et les nouvelles victimes de cette guerre, comme Mevloud, qui vivent dans des endroits isolés du monde », décrit Baloiani.
L’équipe est constituée de médecins, dont une généraliste et deux psychologues, et d’un juriste qui apporte un appui aux démarches administratives ou à la résolution des conflits fonciers. Depuis ses débuts en avril 2023, indique Baloiani, le programme a pris en charge 78 personnes pour des soins à Gori, pour un coût moyen de 200 euros chacune. Des déplacements sur le terrain, au nombre de 21 l’an passé et de 11 depuis début 2024, ont permis à l’équipe de mener des consultations, des thérapies de groupe, mais aussi des ateliers de parole avec les jeunes, animés par une Ong partenaire, Indigo. « Ce que l’on fait dans la région représente moins de 5 % des besoins, c’est une goutte d’eau », admet Baloiani.
Dans les villages, vieillissants et paupérisés, les habitants se disent délaissés par l’État. Mevloud raconte qu’après sa mésaventure, les policiers l’ont conduit à l’hôpital, dans la ville voisine de Kareli. Il en est sorti au bout de trois jours, faute de moyens, confronté à une facture effarante pour lui de 1.100 laris (environ 380 euros). « L’État n’a rien fait pour moi », dit-il. Au GCRT, c’est Sopo, médecin généraliste, qui l’a pris en charge. « Il a passé deux semaines alité et quand il a pu se lever nous l’avons mené à Gori pour un IRM. Il était multi-traumatisé, avec des lésions aux épaules, aux jambes, la mâchoire déboitée, une commotion cérébrale et des maux de tête qui l’empêchent encore de dormir », décrit Sopo, tandis qu’elle l’ausculte à Tchvrinisi, dans la pièce principale du foyer familial, meublée du strict essentiel. Le chant d’un coq puis celui d’une tronçonneuse percent les vitres fines et couvrent le ronronnement du poêle à bois. « Depuis, je me réveille chaque matin aussi fatigué que si j’avais travaillé toute la journée comme un âne », ajoute Mevloud, qui ne s’occupe plus que de son jardin. L’existence même du hameau en a été fragilisée : les vaches ont été vendues, personne ne voulant plus risquer de les mener au pré.
Maguli, « star » d’Ergneti
Dans le village d’Ergneti, qui compte environ 200 foyers à un jet de pierre de la capitale de l’Ossétie du Sud, une autre bénéficiaire du Fonds nous accueille. Le dénuement n’est plus de mise. Maguli Okropiridze est célèbre pour avoir donné naissance à sa fille le 8 août 2008 à Gori, le jour du déclenchement de la guerre, et sauté d’une fenêtre de l’hôpital bombardé avec son nouveau-né dans les bras. Elle est devenue une star des ONGs, rouage nécessaire et incontournable de leurs activités dans ce village où déboulent régulièrement les Toyota bleues du l’EUMM et où les réunions de conciliation entre les parties au conflit rythment les saisons. Maguli a reçu du Fonds de la CPI des subventions « génératrices de revenu ».
Avant de commencer notre entretien, Maguli dresse une tablée chargée de plats et de boissons, énergique et rieuse. Le village se meurt, sans commerce ni activité, déplore-t-elle en s’asseyant. Le stress y est permanent. La nuit, les projecteurs de la base militaire russe arrosent la fenêtre de sa chambre. Elle décrit les problèmes d’Internet, de téléphone et de télévision, « brouillés par les Russes ». Les coups de feu et les explosions qui se font entendre, s’ils sont ivres ou mécontents, comme en décembre lorsque la Géorgie a obtenu le statut de candidate à l’entrée dans l’Union européenne. Les kidnappings sont fréquents, ici aussi. « Les gens sont apeurés, ils ne savent pas quoi choisir. Ils ne veulent pas de la Russie, mais ils veulent la paix, alors ils ne savent pas non plus s’ils veulent l’Europe. »
Maguli se lève et nous conduit dans sa serre. Elle nous montre le motoculteur « de la CPI », qui trône à l’entrée. La serre lui vient d’un autre programme, explique-t-elle, ainsi que les plants de roses et de tulipes. Sa maison, dit-elle, a été construite après les bombardements de 2008 grâce à des fonds du Conseil danois pour les réfugiés. Et la longère de la cour va être réparée par le projet Indigo. Tout en répondant à nos questions, Maguli signe un contrat avec une chargée de projet des Nations unies. Maguli nous fait aussi visiter un « musée de la guerre », qu’une voisine a aménagé. On lui demande ce qu’elle pense de l’enquête de la CPI. Elle se souvient du passage de la procureure Fatou Bensouda à Ergneti, « une dame avec des grosses lèvres, qui a parlé avec beaucoup de monde et qui nous donnait des informations ». Maguli rit. Elle en a vu d’autres. Ces gens-là viennent, repartent.
Priorité oubliée, les activités génératrices de revenu
Une critique entendue en Géorgie concernant le Fonds est de ne pas avoir assez ciblé les « activités génératrices de revenu ». Les traumas de la guerre sont lointains, et si nombre de frontaliers sont traumatisés par les kidnappings plus récents, l’immense majorité des 30.000 déplacés d’Ossétie du Sud peine à trouver une activité dont ils peuvent vivre. « Je ne dis pas que l’aide psycho-sociale n’est pas nécessaire, mais quand nous avons publié avec la société civile cette étude intitulée ‘10 ans après la guerre d’août’, notre recommandation prioritaire pour le Fonds était de s’intéresser aux difficultés économiques des victimes, et de mettre l’accent sur leur autonomisation. Si la CPI, en plus de ne pas rendre justice, ne s’occupe pas de cela, c’est un problème », déclare Tamar Oniani, directrice du programme droits de l’homme et vice-présidente de Gyla, l’association des jeunes avocats géorgiens.
Au siège du GCRT, à Tbilissi, Marika Antadze précise que onze bénéficiaires, des femmes, ont reçu comme Maguli une subvention de micro-entreprise, d’une valeur de 1.000 euros. « Ce n’est presque rien », reconnaît la coordinatrice de projet. La deuxième ONG retenue par le Fonds, l’Initiative globale pour la psychiatrie - Tbilissi (GIP-T), mentionne bien un projet de développement agricole bio avec une association partenaire, Elkana. Mais le GIP-T, qui couvre les régions plus centrales de Mtskheta et de Tianeti, où de nombreux déplacés se sont installés, s’est concentrée sur l’aide médicale et sociale, explique sa directrice Nino Makhashvili. Entre mai 2023 et janvier 2024, son organisation a dispensé 300 consultations médicales et psychologiques à des bénéficiaires directs, dit-elle. Sur les 600.000 euros répartis sur trois ans promis par le Fonds, le GCRT et le GIP-T ont reçu chacune 100.000.
Des montants qui restent modestes et touchent un nombre de bénéficiaires qui se compte en centaines, pas en milliers, ni en dizaines de milliers comme les victimes de la guerre de 2008.