« À ce jour, nous avons recensé plus de 13 000 violations commises par toutes les parties au conflit, et nombre d’entre elles peuvent être considérées comme des crimes de guerre », déclare Radhya Al-Mutawakel, cofondatrice et présidente de l’organisation yéménite de défense des droits humains Mwatana. « La guerre au Yémen n’est pas seulement une guerre civile, c’est aussi une guerre par procuration, et elle a une dimension internationale. Nous avons recueilli des informations sur les violations commises par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats, par les Houthis, par le Conseil de transition du Sud, par le gouvernement internationalement reconnu, ainsi que par les États-Unis pour ce qui est des drones. Tous ceux qui sont impliqués dans la guerre au Yémen doivent rendre des comptes.
Le conflit principal oppose les Houthis, soutenus par l’Iran, qui contrôlent la capitale Sanaa et les régions du nord où vit 70 % de la population, et le gouvernement internationalement reconnu, soutenu par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU). Mais, selon les experts, le conflit est bien plus profond que cela. Une guerre par procuration entre l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite a aggravé un conflit tribal yéménite de longue date. Le Yémen reste fragmenté, principalement entre les zones contrôlées par les Houthis, le gouvernement internationalement reconnu, et le Conseil de transition du Sud, le gouvernement de facto du Sud, soutenu par les Émirats arabes unis. De nombreuses routes sont bloquées, l’économie est en ruine et près de 20 millions de Yéménites ont aujourd’hui besoin d’aide humanitaire.
« Ce que nous voyons, ce sont des violations répétées, des crimes de guerre commis par des acteurs locaux et régionaux », confirme Ahmed Nagi, analyste principal pour l’International Crisis Group (ICG). « De 2011 à 2015, nous parlons d’acteurs locaux, à savoir les Houthis et d’autres milices. Mais lorsque la coalition dirigée par l’Arabie saoudite a commencé ses opérations militaires en 2015, les choses ont atteint un tout autre niveau. »
Les frappes aériennes saoudiennes au Yémen, qui ont fait de nombreuses victimes civiles, ont fait la une des journaux. En septembre 2021, un rapport d’experts de l’Onu a dénoncé de graves violations commises par toutes les parties au conflit. Ces violations comprennent « des frappes aériennes et des bombardements, le non-respect des principes du droit international humanitaire, des restrictions humanitaires ainsi que des obstacles à l’accès à la nourriture et aux soins de santé, des détentions arbitraires, des disparitions forcées, des violences fondées sur le genre, y compris des violences sexuelles, la torture et d’autres formes de traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Le rapport dénonce également le recrutement et l’utilisation d’enfants comme soldats. Mwatana a produit un autre rapport, publié également en septembre 2021, documentant la famine comme arme de guerre.
Trêve fragile, violations continues
La situation s’est quelque peu améliorée depuis avril 2022, un cessez-le-feu de six mois conclu sous l’égide des Nations unies ayant été suivi d’une trêve fragile. Toutefois, les organisations de défense des droits humains et les experts affirment que les violations à l’encontre des civils se poursuivent, même si elles n’attirent pas l’attention de la communauté internationale. Selon Nagi, il s’agit notamment d’arrestations et de tortures d’opposants, de disparitions forcées, de suppression de la liberté d’expression et de restrictions à la liberté de mouvement, en particulier pour les femmes. Mwatana détaille les violations en cours contre les civils dans une note d’information publiée en janvier de cette année.
En outre, on craint que les attaques des Houthis contre les navires de la mer Rouge et les frappes aériennes menées en représailles par les États-Unis et le Royaume-Uni au Yémen n’aient un impact négatif sur le processus de paix piloté par les Nations unies. « Tout le processus de paix dont nous entendions parler s’est arrêté », déclare Al-Mutawakel à Justice Info, « et je ne sais pas quel sera l’avenir de cet accord politique qui était très proche d’aboutir. Ce n’est pas clair pour nous, en tant que Yéménites. Il y a une nouvelle guerre et de nouvelles frappes aériennes, et cela ne s’arrêtera jamais tant qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu à Gaza ».
Si les Houthis affirment que leurs attaques contre les navires de la mer Rouge visent à soutenir les Palestiniens, elles ont également pour but de renforcer leur popularité dans la rue et dans le monde arabe. « Les Houthis ne sont pas populaires », déclare Al-Mutawakel. « Ils ont contrôlé Sanaa par la force, ils ont commis d’horribles violations, ils ne fournissent aucun service public dans la zone qu’ils contrôlent. Les gens n’aiment donc pas les Houthis. Mais avec Gaza, tout a changé. Les Yéménites, bien que très fatigués par des années de guerre, sont prêts à assumer les conséquences de leur soutien à Gaza. Les Houthis sont soudain devenus plus populaires, non seulement au Yémen, mais aussi dans la région arabe. »
Selon l’ICG, les attaques des Houthis contre la navigation commerciale en mer Rouge « pourraient également compromettre les efforts visant à mettre fin aux guerres au Yémen ». L’Arabie saoudite et les Houthis ont progressé dans leurs pourparlers de longue haleine en vue de parvenir à un accord sur le retrait militaire saoudien du Yémen et le lancement d’un processus politique intra-yéménite. Mais une nouvelle escalade pourrait retarder, voire faire échouer les pourparlers, en particulier si les Houthis sont si puissants qu’ils se sentent capables de formuler de nouvelles exigences à l’égard de leurs interlocuteurs saoudiens.
Quelle responsabilité ?
« La difficulté au Yémen est que le système judiciaire est manifestement en panne, et l’on peut s’interroger sur la possibilité d’une forme quelconque de redevabilité, même au niveau le plus bas, dans un mécanisme de type ‘vérité et réconciliation’ », questionne Charles Garraway, ancien membre du groupe d’éminents experts des Nations unies sur le Yémen. « Tant que vous n’aurez pas mis fin au conflit, vous n’y parviendrez pas », souligne-t-il.
Lorsqu’on lui demande si une commission vérité devrait faire partie d’un accord de paix, il répond par l’affirmative, mais, dit-il, « je ne sais pas si ce serait le cas, car d’après mon expérience des États arabes, ils ne sont pas particulièrement enthousiastes à ce sujet, pour une raison ou pour une autre. Il doit y avoir une certaine forme de redevabilité, mais il est extrêmement difficile d’y parvenir ». Nagi partage cet avis : « Ce conflit a créé d’énormes rancœurs au sein des communautés locales », estime-t-il. « Et ces rancœurs, si nous les laissons sans solution ou sans justice transitionnelle, créeront une nouvelle vague de conflits. »
La Cour pénale internationale (CPI) n’est pas compétente pour juger le Yémen, car aucune des parties au conflit n’a signé son statut, et il y a peu de chances que le Conseil de sécurité des Nations unies la saisisse, en l’absence de consensus envisageable entre les cinq membres permanents. La création d’un tribunal international pour le Yémen n’est pas à l’ordre du jour.
« Les mécanismes qui ont été créés pour différentes zones de conflit, comme pour l’Ukraine, le Soudan, la Syrie, le Myanmar, nous n’avons pas pu les obtenir pour le Yémen pour des raisons politiques », déclare Al-Mutawakel. « En 2017, nous avons finalement réussi, avec un groupe de pays européens qui ont présenté une résolution au Conseil des droits de l’homme, à obtenir ce que l’on a appelé le Groupe d’éminents experts (GEE) sur le Yémen. C’était comme un miracle de l’obtenir. » Mais après un premier renouvellement du mandat du GEE, alors renforcé pour inclure des éléments de justice transitionnelle, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies n’a pas renouvelé son mandat une nouvelle fois en octobre 2021.
C’était la première fois qu’une telle résolution échouait devant le Conseil à Genève. Que s’est-il passé ? « Je pense que les Saoudiens commençaient à être embarrassés, explique Garraway, ancien membre du GEE. Lorsque nous avons commencé, les Saoudiens ont coopéré avec nous, les Yéménites ont coopéré avec nous, les Houthis ont coopéré avec nous dans une certaine mesure, tout le monde l’a fait. Mais dès la publication de notre premier rapport, nous sommes devenus persona non grata dans la région, et nous avons alors dû mener presque toutes nos enquêtes à distance. »
« Les Saoudiens et les Émiratis, ont mené un plaidoyer très appuyé auprès du Conseil des droits de l’homme et ont même menacé certains pays, ajoute Al-Mutawakel. Et nous avons perdu le GEE. C’était comme un feu vert pour les parties belligérantes. »
« Je ne vois pas comment sortir du pétrin »
Les personnes qui ont parlé à Justice Info suggèrent un processus judiciaire à deux voies pour traiter les crimes présumés commis par des acteurs locaux et internationaux. Mais l’obligation de rendre des comptes semble encore lointaine.
« Pour l’instant, je ne vois pas comment sortir du pétrin dans lequel se trouve le Yémen, car même si les Saoudiens disaient ‘nous arrêtons les attaques contre les Houthis’, ces derniers peuvent rester où ils sont, et la relation entre les Houthis et le sud du Yémen rester instable, sachant que c’est presque une guerre civile qui se déroule dans le sud », déplore Garraway.
« J’avais espéré au départ que ce qui semblait être un rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran à un moment donné aurait pu aider, mais il semble que cela soit tombé à l’eau pour le moment », poursuit-il. « Je ne sais donc pas très bien où nous allons maintenant. Mais en tant qu’Irlandais, personne n’a été plus surpris que moi lorsque l’IRA [Armée républicaine irlandaise] a fait taire les armes et que le processus de paix a démarré. Il y a toujours de l’espoir. »