Augusta Mukasengoga
Au matin du 7 avril 1994, elle est découpée à la machette et laissée pour morte. Son mari ainsi que quatre de leurs enfants sont tués. Une seule fille est sauvée in extremis. Dans son village, à l’est du pays, elle n’y a pas vraiment obtenu justice. Un handicap de réconciliation avec son milieu avec lequel elle renoue seulement chaque 7 avril, pour commémorer les siens.
« Trente ans après le génocide, le vivre ensemble en est arrivé à un stade incroyable. Un bon leadership a essayé de recoudre le tissu social complètement déchiré en 1994, et a remis la victime et l’ancien bourreau ensemble. Sans vengeance. Ensemble dans toute la vie du pays. Une sorte de réconciliation assurée par la force des lois et des règles. Il ne pouvait en être autrement : le Rwanda avait besoin d’être un État de droit, une fois dans son histoire.
Mais la vraie réconciliation, c’est aussi et surtout ce lien inconditionnel qui s’est tissé petit à petit entre la victime et son bourreau, préalablement séparés par ce grand fossé creusé qu’est le génocide. C’était inimaginable. Ainsi, en certains endroits, grâce aux efforts conjoints d’organisations caritatives, d’individus, de l’État, on a vu le génocidaire repenti se rapprocher de la famille victime et demander pardon. Des associations bourreaux-victimes et villages sont nés et vivent. Moi, mes bourreaux et ceux de ma famille, je les attends toujours. Je ne peux pas faire mieux que cela. Mais, parfois, j’essaie d’oublier tout cela.
Une fois, le secrétaire exécutif de mon secteur m’a appelé pour me demander pourquoi je ne viens pas "accorder le pardon". Je me suis pliée à sa demande, mais j’ai demandé que la rencontre ait lieu dans les ruines de mon ancien domicile. Le jour J, personne n’est venu. Est-ce cela la réconciliation ? Demander aux rescapés de pardonner à ceux qui ne demandent même pas pardon ? La réconciliation ne peut être à sens unique. Sinon, elle serait superficielle et précaire.
La vraie réconciliation, c’est par des actes concrets individuels qui mèneraient à un vivre ensemble sans suspicion, et enfin à la symbiose. Pour certains, elle n’est pas encore là, mais ses germes ont commencé à pousser, pour faire vivre de futures générations. »
Elina Ganza
A 29 ans, Elina Ganza (nom d’emprunt), née du viol en série de sa mère encore jeune fille pendant le génocide en 1994, vit aujourd’hui avec celle-ci dans un désoeuvrement total, dans un village au centre du Rwanda. Sa seule famille : un oncle et une tante du côté de sa mère, et les cousins. Le plus grand défi, pour elle comme pour tous les enfants d’Interahamwe (les miliciens auteurs du génocide), c’est la réconciliation avec elle-même, sa mère et la famille, avec l’aide de l’Ong Sevota. « Les autres après », dit-elle.
« Maintenant j’ai fini par comprendre. Que je n’ai pas de père et que ma mère n’y est pour rien. Avant, on vivait à couteaux tirés, mais quand j’ai su ce qui lui était arrivé je lui ai pardonné. Sevota nous a rapprochées, réconciliées et soudées.
Je sais par ailleurs que si sa sœur et son frère, rescapés comme elle, la voient rarement, c’est à cause de moi. Avant, eux aussi me traitaient de tous les noms. Je les comprends, mais ils devraient me comprendre eux aussi et comprendre leur sœur. Comprendre que le mauvais sort est tombé sur nous tous et qu’aucun de nous n’en porte la responsabilité. S’il y a une chose qui me réconforte, c’est que, aujourd’hui, il n’y a dans la pratique ni Hutu ni Tutsi, tout le monde est Rwandais.
La réconciliation signifie pour moi cet espoir ou garantie que ce qui s’est passé ne se répétera plus dans notre pays, du simple fait de la culture d’unité nationale. Où serions-nous aujourd’hui si le pays n’avait pas plutôt opté pour la voie du vivre ensemble ? L’avenir est prometteur et souriant ! »
Stephen Mico
Né en 1995 dans un camp de réfugiés dans ce qui était encore le Zaïre, devenu République démocratique du Congo, le jeune Stephen (nom d’emprunt), est un autre de ces milliers d’enfants nés de femmes violées pendant le génocide. Sa vie a toujours été un vrai combat. S’il a pardonné à tout le monde, il a appris à faire le premier pas pour se réconcilier, même avec sa famille.
« A l’école, même l’instituteur m’épinglait méchamment : "Eh, le Judas qui ne parle ni ne pleure quand on le bastonne !" J’étais devenu la risée des camarades. Quand je rentrais, je retrouvais le même accueil avec mes tantes et les oncles. Je vivais chez ma grand-mère où ma mère, elle-aussi stigmatisée, avait abandonné "l’enfant de malheur", "l’enfant d’Interahamwe", le mal-aimé. Aujourd’hui, elle est revenue et j’ai fait la paix avec elle.
Avec les autres, je dois faire chaque fois le premier pas. Vers mes cousins, mes tantes et oncles comme si moi-même je leur demandais pardon à la place d’un père milicien que j’ignore. Trente ans après, même s’il n’y a plus de mauvais mots à mon égard, je sens qu’il y a toujours ce sentiment de rejet non avoué et cette étiquette d’indésirable collée à ma peau.
Tout compte fait, dehors au village, tout est revenu à la normale. Ce n’est plus ce que je voyais il y a dix ans. Je vois des rescapés et d’anciens génocidaires partager une même table. En certains endroits, même des mariages ont lieu et on se donne des vaches comme dans le temps. Néanmoins, certains génocidaires se sont enfermés dans le silence, bloquant ainsi tout le processus. Ils cachent la vérité, même à leurs familles, à leurs enfants. Ceux-là vivent 30 ans en arrière, avant 1994. »
Gérard Museruka
Sa famille élargie vivait à Ntarama, dans la région du Bugesera, au sud-est de Kigali et c’est dans une église du même nom, transformée en mémorial, que certains d’entre eux ont été massacrés et reposent. Pour d’autres, ce rescapé ignore tout sur leur mort. Des procès, il n’en est rien sorti qui puisse l’aider à le savoir et à la réconciliation.
« Oui, on se côtoie, des fois on n’a rien à se dire. Nous vivons ensemble sans plus. Eux-mêmes, ils ont honte de ce qu’ils ont fait à leurs voisins. Après la prison, ils sont revenus au village sans réel repentir et y ont revu des survivants. Certains ont peut-être le remords et la honte, d’autres peut-être pas. C’est une cohabitation pacifique, en attendant peut-être la réconciliation.
Après un tel génocide, je reconnais que la réconciliation doit être un long processus et exige des mécanismes, et qu’elle doit être basée sur une justice équitable avec réparation des dommages subis et aussi avec la nette conviction que ce qui s'est passé ne se reproduira plus. Mais la base solide, c’est la volonté politique et c’est elle qui protège tout le monde. »
Marie Jeanne Gasengayire
Elle est l’aînée d’une famille de sept enfants dont quatre ont été tués avec ses parents, dont sa mère de manière atroce, tuée par un voisin. Marie Jeanne n’est jamais allée aux procès gacaca, question de « gérer le traumatisme ». La réconciliation ? « Je ne sais pas, dit-elle, peut-être plus tard. »
« Tu crois que ces gens qui ont tué les nôtres ont vraiment besoin de se réconcilier avec nous ? Je ne le crois pas. Si cela était le cas, ils auraient fait ne fût-ce qu’un petit geste, en reconnaissant ce qu’ils ont fait et en se réconciliant ainsi avec eux-mêmes, avant de venir vers nous.
Le fait qu’il y a eu des survivants semble plutôt les gêner et j’ai résolu de vivre plus loin de mon village. Je sais qu’ils ne veulent pas me voir. Moi non plus. Heureusement pour eux et pour nous, nous vivons dans un État de droit. Et ils savent que les lois protègent tout le monde. Pas comme en 1994 ! S’ils ne sont pas prêts, moi non plus je ne le suis pas. Je ne sais pas, peut-être que plus tard ce sera possible avec nos petits-enfants. »
Ruzigana Emmanuel
Du fond de sa prison de Muhanga, au centre du Rwanda, et à la veille de la fin de sa peine de 30 ans de prison pour son rôle dans le génocide des Tutsis, l’ex-maire de Nyamabuye, dans l’ancienne préfecture de Gitarama (au centre du pays), pense déjà à la vie au dehors. Il s’y est préparé avec son plaidoyer de culpabilité qui, dit-il, l’a déjà réconcilié avec lui-même, sa famille et les voisins. Sa recette : des actes plus que des mots.
« Quand je vois que, en plus de ma famille, d’anciens voisins tutsis me rendent souvent visite, cela me va droit au cœur. La réconciliation est possible, ce n’est pas un rêve. Mais elle demande de passer de la théorie à la pratique. Pour moi, je dois commencer avec ma propre famille, d’abord. En effet, après trente ans d’absence, même votre femme ou époux a dû changer et vos enfants ont grandi et changé. Il faut donc une approche et un accompagnement psychologiques pour rétablir l’harmonie et le statut de mari-épouse, de parent et d’enfant. Ceci vaut autant pour moi que pour mes co-détenus qui doivent sortir bientôt.
Et puis pour les voisins et victimes, il y a entre nous un réel fossé creusé par le génocide et que les deux parties ne peuvent combler sans l’aide d’une tierce personne. Il faut ensuite faire preuve d’imagination, puiser dans le quotidien culturel rwandais des actes, des faits palpables qui puissent vous rapprocher et vous re-souder. Je pense notamment au travail ensemble dans les champs et autres petits gestes susceptibles d’épauler les victimes, parfois aux moyens limités, dans leur quotidien. »
Moïse Nsengiyumva
Cet ancien enseignant a été condamné à 15 ans de prison pour génocide. Il lui reste une année avant d’être libéré. Même s’il a plaidé non coupable, il ne se croit pas loin de la réconciliation.
« Ici, en prison, nous avons des "clubs d’unité et réconciliation", des séances d’éducation civique, mais aussi des organisations chrétiennes, comme Prison Fellowship ou Justice et Paix. Tout cela nous change vers la réconciliation. Mais il y a un autre facteur-clé : le temps arrange tout et nous lave les cerveaux.
Celui qui a commis le génocide mérite néanmoins une attention particulière, une fois revenu dans la société, pour l’aider petit à petit à vivre. Je crois qu’il lui faut un accompagnement pour l’aider à comprendre et résoudre des problèmes en famille qui peuvent le pousser à de nouveaux crimes. Des problèmes liés notamment à ce qui a pu se passer durant sa détention. Je pense, par exemple, à certaines femmes qui ont eu des enfants extra-conjugaux et aux problèmes fonciers.
A l’extérieur, beaucoup de gens sont superficiels et cela donne libre cours à une réconciliation de façade et précaire. Mais si, avec des familles victimes, je suis amené à avoir des activités lucratives, qui ont un impact sur nous tous, d’instinct on ne se veut plus aucun mal et on se protège mutuellement. »
Etienne Gatanazi
Après le génocide, il a longtemps parcouru vallons et collines du Rwanda pour ses reportages. Il fait partie d’un groupe de reporters judiciaires rwandais qui suivent au quotidien la situation post-génocide. Pour lui, ce qui s’est passé sur ces collines où « la vie ensemble » a repris n’est que pur miracle de Dieu.
« Après un génocide, la réconciliation n'est toujours pas chose facile, mais elle est possible. Ici, une partie de la population d'un même pays est venue avec pour but d'exterminer leurs voisins. Trente ans après, à mon sens, le socle d’une réconciliation est déjà posé : une culture, une langue, des mariages inter-ethniques, des valeurs sociales partagées. Tout pour expliquer que le Rwanda est déjà uni.
Ainsi des villages dits de la "réconciliation" sont sortis de terre et font coexister les rescapés et leurs bourreaux sur les collines du Rwanda. Ce fut une torture pour les rescapés, durant les premiers jours, mais qui a produit de bons résultats. Désormais, anciens bourreaux et victimes partagent les mêmes champs, font des travaux et les fêtes ensemble.
Après que des démons ont enragé les Hutus contre leurs frères tutsis, en 1994, le Dieu Imana du Rwanda est descendu et a produit son miracle de réconciliation des frères ennemis. Tout est possible au pays des solutions made in Rwanda! »
Rachel Mugorewase
À 12 ans, Rachel Mugorewase prend le chemin de l’exil, dans ce qui est alors le Zaïre, avec sa famille dont certains membres ont commis le génocide. Elle a appris que leur ennemi c’est les Inkotanyi (combattants de la rébellion armée ayant pris le pouvoir au Rwanda en juillet 1994), le tutsi qu’elle n’épousera jamais. De retour au Rwanda, après un rapatriement forcé en 1997, c’est la métanoïa totale. Elle raconte une intégration complète. Mieux : elle épouse un rescapé du génocide. Aujourd’hui, cette mère de deux enfants s’attelle à faire rouler une ONG pour réconcilier anciens “génocidaires” et victimes du génocide, à commencer par son village.
« Quand j’ai été rapatriée de force avec des milliers d’autres Hutus, j’ai été surprise de voir qu’on ne nous a pas tués, mais que, au contraire, on nous a rendus nos biens. A entendre ces Inkotanyi prôner l’unité et la réconciliation, je n’en revenais pas. Dans la foulée, j’ai repris les études jusqu’à l’université et sur les fonds de l’État. Et après, j’ai eu un emploi. Pas de limite pour moi, car j’ai même fait partie du leadership de la ville de Kigali, puis au sein du Conseil consultatif de mon district natal de Ruhango, jusqu’à ce jour.
Contrairement à ce que j’avais juré de ne jamais faire, je suis mariée avec un Tutsi, un survivant du génocide de 1994. Par amour ! Je suis bien avec ma belle-famille qui me fait des cadeaux chaque fois que de besoin. Je sais que mon cas n’est pas isolé et, avec bien d’autres, il montre que la réconciliation est une réalité vivante et prometteuse.
Pourtant, l’idéologie du génocide est encore là quelque part, en veilleuse à l’intérieur du pays, chez des gens qui se sont murés dans le silence sur leur rôle dans le génocide. Mais aussi en plein jour, dans les pays d’asile qui ont accueilli des suspects de génocide avec leurs enfants. Tout ceci, ajouté à la non-restitution des biens détruits ou pillés, entretient un climat de suspicion chez le survivant du génocide et constitue une barrière incontournable à une vraie réconciliation. »
Jean-Baptiste Bizimana
Jean-Baptiste Bizimana vient de passer près de vingt ans au milieu des victimes et des auteurs du génocide, avec l’organisation Association Modeste et Innocent (AMI), dont il est le directeur exécutif. Avec l’objectif de les remettre ensemble et les aider à la réconciliation, et le pardon comme préalable.
« Dans le contexte du Rwanda, le pardon avec son corollaire la réconciliation, c’est quelque chose de réel, possible. La réconciliation, c’est la capacité pour un individu, tel un ballon gonflé, de remonter de l’abîme où l’a plongé le génocide et de prendre son envol. La capacité de pouvoir construire des moments de grâce sur des moments de disgrâce et faire en sorte que cela ne se reproduise plus. De là, la décision de se séparer du mal. Et avant tout se repentir devant la victime.
Le pas suivant, c’est la reconversion pour recouvrer l’humanité dont ils se sont dépouillés en tuant. Ce phénomène a, au départ, surpris et dépassé notre entendement. J’en suis arrivé, par exemple, à penser qu’il existe d’autres forces extraordinaires, comme diraient certains croyants. Comment comprendre, en effet, une personne esseulée devant laquelle un repenti vient raconter comment il a tué tous les siens ? A voir comment ils pleurent ensemble, l’un devant l’autre ; à voir comment ils vivent ensemble après cela, sans fard ni suspicion ; à voir, lors des mariages, l’ex-tueur dans l’intimité de la maison de sa victime, en charge du stock de boissons sans crainte d’un empoisonnement ; à voir comment ce repenti n’a pas peur de confier ses enfants à la personne esseulée, on comprend qu’il n’y a plus de suspicion entre ces deux personnes.
En théorie, cela n’est pas compréhensible. Mais le pardon, la réconciliation, c’est le fruit et la logique du cœur et non de l’intelligence. C’est un processus, c’est un long chemin à parcourir. Recoudre la cohésion sociale prend du temps alors qu’un rien suffit pour la détruire en un instant. »