Le 20 juillet s’ouvre un procès exceptionnel à Dakar. Celui de l’ex-président tchadien accusé de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de torture. Il va être jugé par le premier tribunal créé par l’Union africaine pour des violations des droits de l’homme. C’est aussi la première fois qu’un ex-Chef de l’Etat africain est jugé dans un autre pays que le sien en Afrique pour de tels crimes. Un procès qui prend un relief tout particulier dans le contexte des crispations de nombreux gouvernements africains avec la Cour pénale internationale.
Mbacké Fall était tout jeune magistrat, lorsqu’en 1991, le tribunal pour lequel il travaillait au Sénégal, fut chargé de restituer l’avion qui avait permis à Hissène Habré de fuir son pays avec le Trésor national pour se réfugier à Dakar. « Ce fut, dit en plaisantant Mbacké Fall, les premières salves de l’affaire Habré ! » Vingt-quatre ans plus tard, les deux hommes se retrouvent. Mbacké Fall comme procureur des Chambres africaines extraordinaires, créées pour l’occasion, et Hissène Habré comme accusé, mais qui conserve au Sénégal de forts appuis qu’il a tissé depuis le début de son exil un quart de siècle plus tôt.
Justiceinfo.net : êtes-vous prêt pour le procès de l’ex-président tchadien Hissène Habré ?
Mbacké Fall : les Chambres africaines ont travaillé dur. Quatre commissions rogatoires se sont rendues au Tchad. Nous avons récolté 2500 témoignages et les enquêteurs ont visité d’anciens lieux de détention et des charniers. Je me suis rendu auprès du tribunal en Belgique, qui au titre de la compétence universelle, avait commencé à instruire l’affaire pour avoir communication de ses dossiers sur Habré. Nous avons surtout comme pièces à conviction des pièces capitales, les archives de 1981 à 1990, qui détaille l’organigramme de la terreur. Nous les avons dépouillées, numérisées et toutes les informations convergent pour établir qu’Hissène Habré dirigeait les services chargés de la répression et suivait de très près les développements.
« Je ne comprends pas le refus du Tchad »
Justiceinfo.net : les autorités tchadiennes collaborent-elles avec vous ?
Mbacké Fall : Outre Hissène Habré, nous avions émis des mandats contre cinq autres personnes qui étaient des responsables de la répression. Mais en dépit de l’accord de coopération signé avec les autorités tchadiennes, ces personnes ne nous ont jamais été remises, et même, elles n’ont pas été notifiées de notre volonté de les interroger. Je ne comprends pas le refus du Tchad. Nous voulons aussi que d’autres « insiders » du système Habré, des personnes qui dirigeaient ou organisaient la répression viennent témoigner. Leur témoignage est très important pour établir les rapports hiérarchiques et le fait que Habré était parfaitement tenu au courant de la violence de ses services qu’il dirigeait. Je veux espérer que ces personnes soient transférées à Dakar pour comparaître au procès. Le ministre sénégalais de la justice a écrit à son homologue tchadien pour que les freins à la coopération judiciaire soient levés.
Justiceinfo.net : comment comprenez-vous l’attitude du Tchad ? Y a-t-il une crainte que l’actuel président tchadien, Idriss Déby, - qui a renversé Hissène Habré en 1990 et qui fut le commandant en chef de l’armée en 1984 – soit cité ?
Mbacké Fall : Le Tchad est le pays qui financièrement contribue le plus au procès Hissène Habré. Mais c’est vrai que l’entourage du chef de l’Etat tchadien semble redouter que son nom apparaisse en connexion avec la répression dans le sud du pays en 1984. Certaines personnes nous ont dit qu’elles « sentaient » la présence d’Idriss Déby, mais nous n’avons trouvé aucun acte matériel, aucune preuve circonstancielle qui vienne l’attester. Par ailleurs, les statuts des Chambres africaines extraordinaires donnent pour mandat de punir uniquement le ou les principaux responsables des crimes.
Mon point d’orgue ? Ce fut le jour de l’arrestation
Justiceinfo.net : Les crimes d’Hissène Habré se sont produits durant la guerre froide, et Habré était soutenu par les Américains et la France. En sera-t-il question durant le procès ?
Mbacké Fall : Hissène Habré était l’ami de l’occident, qui l’utilisait comme rempart contre les agissements du leader libyen Khadafi. Ni la France, ni les Etats-Unis à l’époque ne se sentaient concernés par les violations massives des droits de l’homme du régime Habré. Ceci dit, je ne pense pas que cela aura une incidence sur la culpabilité d’Hissène Habré.
Justiceinfo.net : Quelle a été jusqu’ici le point d’orgue pour vous dans l’affaire Habré ?
Mbacké Fall : Personne, même pas Hissène Habré lui-même, croyait qu’il allait être arrêté. Il s’était intégré ici, avait pris une épouse Sénégalaise, tissé des liens étroits avec beaucoup de gens et se croyait à l’abri. Alors qu’il quittait la résidence d’une de ses épouses pour se rendre chez l’autre, la police l’a suivi. Lorsque les agents lui ont présenté le mandat l’informant de son arrestation, son visage a changé de couleur. Il a dit : « Donnez-moi une minute. Je vais chercher quelque chose dans mon bureau ». Mais il n’a pu faire ce qu’il voulait. Nous avons trouvé chez lui trois armes automatiques. Voulait-il s’en servir contre la force publique ou contre lui ? Nous l’ignorons. Son arrestation le 30 juin 2013 a été pour moi le moment le plus fort jusqu’ici. Le Tchad a même décrété un jour férié pour l’occasion !
Les Chambres africaines extraordinaires sont un nouveau modèle
Justiceinfo.net : Comment avez-vous trouvé Hissène Habré ?
Mbacké Fall : Depuis son arrestation, il s’est muré dans le silence. Il a refusé de répondre aux questions lors de la comparution initiale et de signer le procès-verbal. Son équipe tente toutes les manœuvres, d’où le fait qu’il serait subitement gravement malade…
Pensez-vous que ce premier procès en terre africaine d’un ex-président dans un autre pays que le sien pour des violations massives des droits de l’homme constitue un précédent ?
Mbacké Fall : c’est sûrement un précédent. Les Chambres africaines extraordinaires sont un nouveau modèle. C’est bien qu’un ex-chef de l’Etat africain soit jugé en Afrique et non en Europe. Beaucoup de gouvernements africains sont de plus en plus réticents à l’égard de la CPI. Les CAE constituent une piste à explorer. Vaut-il mieux un tribunal permanent africain, qui serait par essence budgétivore, ou un tribunal ad hoc, comme celui-ci, qui se dissoudra sa mission accomplie, quitte à renaître pour une autre affaire ? La question reste ouverte. Au demeurant, ce n’est pas contradictoire avec l’existence de la CPI, qui reste une Cour du dernier recours.