La cour d'assises de Bruxelles aurait bien aimé l'entendre mais, le 18 avril, Dieudonné Niyitegeka, ancien trésorier du Comité national des Interahamwe au Rwanda en 1994, refuse à la dernière minute d'apparaître à l'écran. Sous protection au Canada depuis sa collaboration avec le bureau du procureur au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Niyitegeka devait être entendu par visioconférence dans la grande salle où la cour d'assises de Bruxelles siège momentanément pour juger Emmanuel Nkunduwimye. Il avait été interrogé par des policiers canadiens pas plus tard que le 18 mars dernier, après que la présidente de la cour eut ordonné son audition, en janvier. Face à une audience publique, il s’est défilé.
Nkunduwimye est jugé depuis le 8 avril en Belgique. Il est accusé d’avoir appartenu aux Interahamwe et d’avoir participé aux tueries avec eux. Niyitegeka était donc attendu comme un témoin-clé. En son absence, la magistrate lit donc la retranscription de son audition en mars. Longue de deux heures, elle n'épargne pas Nkunduwimye, présenté dans ce procès comme un ami inséparable de Georges Rutaganda, alors second vice-président du Comité national des Interahamwe. Rutaganda, condamné pour génocide par le TPIR en 2003, est décédé en prison en 2010. A l’ouverture de son procès, Nkunduwimye a pour la première fois accepté la condamnation de son ancien ami, qu’il jugeait jusqu’à alors comme étant « politique ». Mais il affirme n'avoir eu, lui, aucune autorité sur les miliciens.
« C’était un voleur, un voyou »
« C'est eux [les Interahamwe installés à Amgar, un immeuble que partageaient Nkunduwimye et Rutaganda] qui contrôlaient la ville », a raconté Niyitegeka aux policiers canadiens. « Ils allaient récupérer les maisons, les choses de la maison volées et les voitures. Bomboko [Emmanuel Nkunduwimye] et Zuzu [Jean-Marie Vianney Mudahinyuka] amenaient les voitures à Bukavu [de l’autre côté de la frontière, en République démocratique du Congo] pour les vendre. »
Nkunduwimye n'était pas Interahamwe, ajoute Niyitegeka. Il n'a jamais vu l’accusé aux réunions de la milice avant le génocide. « Il a profité de l'occasion, du fait qu'ils se connaissaient avec Georges. Mais lui c'était un voleur, un voyou. Il influençait Georges. Il disait : ‘si vous ne vous enrichissez pas pendant la guerre, vous n'allez pas vous enrichir après la guerre’. C'est lui qui organisait toutes ces tueries, les attaques sur les femmes, déplacer des gens contre de l'argent. C'était lui. Il n'avait pas de fonction, mais il était toujours avec Georges. Ils vivaient ensemble jour et nuit, parce qu'ils travaillaient la nuit. Ils allaient voler ou chercher de l'argent, ou bien ils convoyaient les voitures volées vers Bukavu. »
Une surprise pour Mbarushimana
Niyitegeka n’était pas le seul ancien chef Interahamwe à être très attendu dans le prétoire. La veille, la cour avait cité à comparaître un autre personnage central dans la hiérarchie du Comité national des Interahamwe : Eugène Mbarushimana, son ancien secrétaire général. Mbarushimana vit en Belgique. Le 17 avril, il se présente bien au palais de justice, mais c'est la cour qui doit finalement renoncer à l'entendre. Car il y a une surprise : alors que Mbarushimana est publiquement réfugié en Belgique depuis près de 30 ans, il est révélé qu'une enquête du parquet fédéral belge est en cours à son encontre, mais que celui-ci ne le sait pas encore. Cette information est lâchée à l’audience par le procureur, qui semble mal-à-l'aise. Craignant soudain que le témoin ne s'auto-incrimine dans son propre dossier, la présidente préfère ne pas l'auditionner.
Mbarushimana est le seul des 11 anciens dirigeants des Interahamwe – les 5 membres du comité national et les 6 présidents de commissions – à ne pas avoir été un « indic » du procureur du TPIR, à ne pas avoir été poursuivi ou à ne pas avoir été rattrapé par la mort. Il a pourtant eu un positionnement stratégique : il est le gendre de Félicien Kabuga, l’homme d’affaires le plus riche du Rwanda en 1994, lié par mariage à la famille présidentielle et présenté comme « le financier » du génocide. Mais les enquêteurs du TPIR ont toujours buté sur la preuve contre lui. Car dès le 12 avril 1994, Mbarushimana a fait partie des privilégiés autorisés à fuir le Rwanda à bord d'un avion français. Les enquêteurs du TPIR ont voulu qu’il serve d’appât pour parvenir à arrêter son beau-père Kabuga. En vain. Kabuga sera interpellé près de Paris après 23 ans de cavale. En août 2023, son procès devant la justice internationale a été arrêté pour démence sénile.
Les chefs Interahamwe face à la justice
Tout comme pour Niyitegeka, la cour en est réduite à lire la déclaration que Mbarushimana a faite aux enquêteurs, le 5 avril 2011, moins d'un mois après l'arrestation de Nkunduwimye. « Je ne me suis pas rendu à Amgar durant les événements. Je ne suis même pas passé devant », a-t-il raconté aux policiers belges. « Je n'ai pas rencontré Georges Rutaganda après le 6 avril. A ma connaissance, il est resté dans Amgar avant de partir sur Cyangugu et Bukavu. [...] J'ai appris plus tard que Bomboko [Emmanuel Nkunduwimye] s'était également trouvé à Amgar. Les rumeurs disaient qu'ils étaient impliqués dans le « Kubuhoza », qui consistait à prendre les biens des gens qui étaient partis ». Mbarushimana n’est « pas au courant de réunions du Comité national des Interahamwe qui s'y seraient tenues [à Amgar]. J'ai entendu parler de ces réunions informelles, mais je ne peux pas en préciser la teneur ou les personnes qui auraient été présentes. » L’ancien secrétaire général de la milice reste fidèle à une ligne qui l’a protégé jusqu’ici des poursuites : il n’a rien vu, rien entendu directement. Il confirme par ailleurs n’avoir « jamais vu Emmanuel Nkunduwimye dans le cadre des réunions Interahamwe ».
Ainsi aura été le sort judiciaire des anciens chefs de cette milice considérée comme le fer de lance du génocide des Tutsis. Sur ses 11 anciens dirigeants, tous sont présumés morts aujourd’hui, sauf Niyitegeka et Mbarushimana, qui n’ont jamais été jugés. Trois ont été jugés et condamnés : Rutaganda d’une part, et Ephrem Nkezabera et Joseph Serugendo d’autre part, qui avaient tous deux fait partie du réseau d’informateurs constitué par Niyitegeka pour le compte du procureur du TPIR et ont été condamnés, le premier en Belgique, le second au TPIR, peu avant d’être emportés par la maladie. Robert Kajuga, le président des Interahamwe, est réputé mort dans les camps de réfugiés au Congo, peu de temps après le génocide. Le cinquième membre du comité national, Phénéas Ruhumuliza, est mort de maladie en Côte d’Ivoire, où il avait été discrètement évacué par les services du TPIR pour services rendus au procureur. Les quatre autres présidents de commission sont tous présumés morts.