La cour d’assises de Bruxelles a dû se passer, ce lundi 13 mai, du récit d'un témoin-clé, Paul Rusesabagina. L'ancien directeur de l'Hôtel des Mille Collines à Kigali, qui vit aux États-Unis, a refusé de témoigner par visioconférence et d'expliquer ce qu'il connaît des activités d'Emmanuel Nkunduwimye durant le génocide des Tutsis, entre avril et juillet 1994. Rusesabagina, dont l’histoire est célèbre et a inspiré le film Hôtel Rwanda – une œuvre fictionnelle à succès racontant comment ce manager du principal établissement hôtelier de la capitale rwandaise a accueilli et protégé plus de mille Tutsis et Hutus menacés d’être massacrés, a bien connu Nkunduwimye, qui est aujourd’hui jugé en Belgique. Selon l'enquête, ce dernier a transféré vers l’hôtel, contre rémunération, de nombreuses personnes menacées d'être tuées entre avril et mai 1994. Il serait également venu régulièrement vendre à l'hôtel nourriture et boissons, provenant d'un pillage, en compagnie de son ami Georges Rutaganda, vice-président du Comité national des Interahamwe, la milice la plus impliquée dans le génocide.
Faut-il considérer Nkunduwimye comme un sauveur intéressé ou voir en lui un complice de Rutaganda et de ses miliciens, qui aurait participé aux nombreux massacres tout en épargnant la vie de certains si l'odeur de l'argent se faisait sentir ? C'est toute la nuance que le procès tente de préciser. Or, cet exercice est de plus en plus mis à mal par l’absence de témoins essentiels.
La version de l'accusé est qu'il a ravitaillé l'Hôtel des Mille Collines parfois sans être payé, conscient que le plus important était de venir en aide à tous les réfugiés qui s'y trouvaient. Mais comment recouper cette information ? Il a par ailleurs déclaré que Rusesabagina était en réalité non pas un sauveur mais un manipulateur, mû par l'argent. Qu'en dit ce dernier ?
Les grands absents
Toutes ces questions resteront sans réponse. Après le génocide et après avoir pris l’exil aux États-Unis, l'ancien directeur d'hôtel était devenu un farouche opposant politique au président rwandais Paul Kagame. Le succès du film en avait fait un héros, reçu par le président américain, lui offrant une plateforme publique remarquable et suscitant l’ire du pouvoir rwandais. En 2020, trompé par les services de renseignement rwandais, il avait été ramené de force au Rwanda, emprisonné, jugé pour terrorisme et condamné à 25 ans de prison. Avant d’être libéré et expulsé fin mars 2023, grâce à une négociation entre les États-Unis et le Rwanda.
Ne pas connaître la version de Rusesabagina au sujet de ses contacts réguliers durant le génocide avec Nkunduwimye et avec Rutaganda (condamné à la prison à vie par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 2003 et décédé en 2010), déforce évidemment le débat. Or, en avril déjà, la cour déplorait l'absence de deux témoins-clés du génocide, deux anciens haut dirigeants Interahamwe, Eugène Mbarushimana et Dieudonné Niyitegeka. De nombreuses questions des parties au procès attendaient pourtant ces deux hommes dont le témoignage était très attendu car ils avaient été respectivement secrétaire général et trésorier du Comité national des Interahamwe.
Mbarushimana, qui vit en Belgique, s'est bien présenté en salle des témoins, mais il n'a pu être entendu compte tenu qu'une enquête menée par le parquet fédéral belge le soupçonne personnellement de participation au génocide. La cour n'a pas voulu prendre le risque de le voir s'incriminer dans son propre dossier en témoignant dans ce procès-ci. Quant à Niyitegeka, qui vit sous protection au Canada après avoir intensément collaboré avec le procureur du TPIR, il a finalement refusé de témoigner, y compris par visioconférence.
Risque d'irrecevabilité des poursuites
Mais ces trois grandes absences ne sont pas les seules. De nombreux autres témoins cités n'ont pas pu être entendus pour des raisons diverses. La cour a déploré le décès de certains d'entre eux entre l'envoi des convocations et l'entame du procès, le 8 avril. Elle a également reçu plusieurs certificats médicaux pour des témoins très âgés dont la santé fragile empêchait l’audition. D'autres encore ne se sont tout simplement pas présentés. Ces défections sont à ce point palpables que, le 24 avril, aucun des trois témoins qui devaient être entendus durant la matinée n'était là. Vingt minutes après avoir commencé, l'audience a été suspendue pour le reste de la matinée. Et c’est ainsi que, alors que la fin du procès est prévue fin mai, environ un tiers des témoins appelés se sont évaporés.
Ce constat n'a pas tardé à faire réagir la défense, qui souligne que la lecture des déclarations de témoins absents, réalisées pendant l'enquête, ne remplace pas une audition dans le cadre d'un débat contradictoire et contrevient au sacro-saint principe de l'oralité des débats en cour d'assises. « Est-on encore en mesure de juger », a questionné Me Dimitri de Béco. « Cela me met mal à l'aise, madame la présidente, car je ne peux pas demander certaines précisions aux témoins, qui me permettraient de savoir si ce qu'ils disent est bien ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils ont seulement entendu dire », a-t-il poursuivi, le 24 avril. « La nuance est évidemment très importante. Et nous avons compris, avec des témoins qui sont venus, qu'ils avaient raconté dans leurs auditions par les enquêteurs ce qu'ils croyaient savoir des faits, mais qu'ils n'avaient en réalité rien vu. »
L’avocat a laissé entendre qu'il réfléchissait sérieusement à demander de déclarer les poursuites irrecevables à l'encontre de son client, compte tenu du fait que la défense n'a pas la possibilité d'interroger les témoins. Faisant sentir le risque d'un fiasco judiciaire.