Depuis quelques semaines, les spéculations allaient bon train sur le fait que les responsables de la Cour pénale internationale (CPI) étaient sur le point de lancer la plus grosse bombe de l'histoire de la Cour : un mandat d'arrêt non seulement à l'encontre d'un chef d'État en exercice (ce qui a déjà été fait à l'encontre de Bashir au Soudan, de Kadhafi en Libye et de Poutine en Russie), mais aussi à l'encontre d'un proche allié de nombreux États membres de la Cour. Et surtout, un allié encore plus proche d'un pays sur lequel la CPI s'est largement appuyée en coulisses : les États-Unis. La Cour n'a jamais inculpé un chef d'État soutenu par l'Occident.
Le procureur de la CPI, Karim Khan, a annoncé le 20 mai avoir demandé cinq mandats d'arrêt. Deux d'entre eux concernent des responsables israéliens : Benjamin Netanyahu, le Premier ministre, et Yoav Gallant, le ministre de la Défense. Les trois autres concernent le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, le chef de la branche militaire du Hamas, les Brigades Al-Qassam, Mohammed Deif, et le chef politique du mouvement, Ismail Haniyeh. Tous sont soupçonnés d'avoir commis des crimes contre l'humanité, y compris des crimes d'extermination, et des crimes de guerre.
En faisant cette annonce contre les dirigeants d'Israël et du Hamas, Khan fait preuve d'impartialité de manière très délibérée. Il précise également qu'en coulisses, il a soigneusement consulté des experts avant de rendre son annonce publique à La Haye, un jour férié aux Pays-Bas. De nombreuses personnes proches de l'enquête avaient émis l'hypothèse que le procureur ne pouvait se permettre de prendre parti pour l'une ou l'autre des parties : il ne pouvait y avoir de mandats d'arrêt que pour les deux parties au conflit actuel entre Israël et Gaza.
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La machine de la CPI s'appuie sur le Bureau du procureur pour produire des preuves qui sont ensuite évaluées par les juges de la Chambre préliminaire avant que des mandats d'arrêt puissent être délivrés. Ce sont les juges qui décident.
Dans ce cas, le procureur a toutefois usé d’une outil supplémentaire, en faisant prudemment corriger ses devoirs avant d'envoyer son offre aux juges. Un groupe d'experts en droit international, spécialement constitué à cet effet, a eu accès aux preuves et a été invité à juger « s'il y a des "motifs raisonnables de croire" que les personnes désignées dans les mandats ont commis des crimes relevant de la compétence de la Cour ». Il ne leur a pas été demandé de juger certains des autres critères du procureur, à savoir si les dossiers préliminaires étaient suffisamment graves et s'il pouvait y avoir débat sur la capacité d'Israël à juger de ces crimes au sein de ses propres tribunaux.
Les membres du groupe constituent un véritable gratin britannique du droit international : l'ancien juge de la CPI Adrian Fulford, l'ancien président du TPIY Theodor Meron (le seul à ne pas être britannique, bien qu'il enseigne au Royaume-Uni), la conseillère spéciale du procureur Amal Clooney, l'avocat Danny Friedman, l'avocate et baronne Helena Kennedy (directrice de l'Institut des droits de l'homme de l'Association internationale du barreau) et Elizabeth Wilmshurst, ancienne conseillère juridique adjointe au ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth du Royaume-Uni. En signe de soutien au procureur, les panélistes ont également rédigé leur propre éditorial dans le Financial Times d'hier.
Depuis que la Palestine est devenue membre de la Cour, la pression a été forte sur le Bureau du procureur pour qu'il mène une enquête efficace. Mais une fois que les paramètres ont été fixés par une décision de la Cour en février 2021, selon laquelle la CPI a effectivement une compétence territoriale sur les territoires occupés de Gaza et de la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, pour tout crime présumé commis dans ces territoires depuis le 13 juin 2014, les preuves se sont accumulées devant la Cour, en provenance de la Palestine elle-même, d'ONG et d'organes de l'Onu. Et ces preuves se sont transformées en déluge après l'attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023.
L'équipe A ?
Khan est le troisième procureur de l'institution et il a fixé ses propres priorités. Jusqu'à présent, son mandat s'est caractérisé par la priorité qu'il accorde aux enquêtes déléguées par le Conseil de sécurité des Nations unies et par sa volonté de clore certains vieux dossiers. Il a également mis l'accent sur la responsabilité des autorités nationales d'enquêter elles-mêmes, parfois avec le soutien de la CPI, et - en raison de la volonté des pays occidentaux de voir les responsables des crimes internationaux en Ukraine rendre des comptes - il a demandé et reçu une petite manne d'argent et de soutien matériel, qu'il a canalisée vers la modernisation du système de sélection de la preuve à la Cour.
Dans les documents de presse annonçant la nouvelle, Khan est entouré de deux membres clés de son cabinet : Andrew Cayley et Brenda Hollis. Hollis, une ancienne avocate militaire américaine, était déjà en place et travaillait directement pour Khan en supervisant les enquêtes sur l'Ukraine qui ont abouti - jusqu'à présent - à quatre mandats d'arrêt, pour deux séries différentes de crimes présumés. Elle a été procureur auprès de plusieurs tribunaux internationaux et s'est occupée de l'enquête indépendante sur les manquements du bureau du procureur de la CPI dans le cadre de l'enquête sur le Kenya. En mars dernier, un ancien collègue de longue date de Khan, l'avocat britannique Andrew Cayley, ancien procureur en chef du tribunal pour les Khmers rouges et qui a occupé de nombreux autres postes au sein de tribunaux de l'Onu, a été nommé à un poste clé. Les équipes chargées de l'Ukraine et de la Palestine rendent compte directement à Khan, et non aux procureurs adjoints qui gèrent le travail quotidien des 15 autres enquêtes en cours et des procès qui y sont associés.
Cayley voit clairement en Khan un professionnel rusé et compétent et pense que l'expérience de Khan en tant qu'avocat de la défense signifie qu'il est capable d'anticiper ce qui est nécessaire. "Il faut que le braconnier conseille le garde-chasse", déclarait-il lors d'une conversation avec Kevin Jon Heller, aujourd'hui conseiller spécial de Khan pour les crimes de guerre. Cayley apporte à l'enquête sur la Palestine une compréhension des structures militaires qui, selon lui, l'a beaucoup aidé lorsqu'il travaillait au tribunal des Nations unies pour la Yougoslavie, parce qu'il "pouvait voir clair dans toutes les absurdités avancées par la défense" et expliquer à ses collègues que "les organisations militaires ne fonctionnent pas comme ça".
Face aux pressions politiques qui entourent manifestement l'enquête sur la Palestine, Cayley a déjà pu vivre de près l'ingérence politique dans un tribunal lorsqu'il était co-procureur au tribunal pour les Khmers rouges à Phnom Penh. "Cela en devenait presque débilitant. C'était si difficile", a-t-il déclaré. Cayley est connu pour avoir réussi à persuader la précédente procureure de la CPI, Fatou Bensouda, d'abandonner une enquête sur des crimes présumés commis par des soldats britanniques en Irak. Il raconte qu'il a passé une dernière journée avec l'équipe du procureur pour discuter des 6 à 10 dossiers qui étaient en jeu et qui auraient pu faire l'objet de poursuites. Il leur a montré l'avis indépendant qu'il avait demandé et reçu de la part de conseillers indépendants - "des personnes ayant 20 à 30 ans d'expérience en matière de poursuites judiciaires" - qui ont tous convenu, a-t-il dit, qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves. Plus cinglant encore, il n'a pas été impressionné par l'expérience de ceux qu'il affrontait alors à La Haye. Il a décrit l'équipe de la CPI de l'époque comme étant composée de personnes "dont la plupart n'avaient jamais participé à un procès de leur vie". Peut-être que l’avis du groupe d'experts, cette fois-ci, est censé contribuer à faire taire ces critiques.
La balle aux juges
La prise de décision incombe désormais à la chambre préliminaire I de la Cour dirigée par la Roumaine Iulia Motoc et par deux autres juges, Reine Alapini-Gansou (Bénin) et Nicolas Gissou (France). Ce dernier a remplacé la juge mexicaine initialement désignée, qui avait demandé à être remplacée parce que le poste de vice-ministre des Affaires étrangères du Mexique occupé par son mari « pouvait affecter l’apparence d'impartialité ». La décision de la présidence de la Cour a été prise en avril, mais n’a été rendue publique que le 20 mai. Elle a été gardée secrète « en raison d’importantes spéculations médiatiques concernant l’activité de la Cour dans la situation de l’État de Palestine et du désir d'éviter tout risque que la demande puisse être perçue comme confirmant ces spéculations ». Aucun délai n’est donné aux juges pour évaluer les preuves présentées par le procureur avant de convenir ou non qu’il existe des « motifs suffisants » justifiant la délivrance d’un mandat d’arrêt.
Motoc est elle-même considérée comme l'un des juges les plus expérimentés de la Cour, bien qu'elle ne l'ait rejointe qu'en mars dernier. Elle a "exercé les fonctions de juge au niveau national, régional et mondial pendant 20 ans", y compris à la Cour européenne des droits de l'homme, selon le questionnaire officiel soumis aux États parties pour évaluer ses aptitudes. Elle a été rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l'homme en République démocratique du Congo (RDC) de 2001 à 2004. Elle affirme avoir été "la première experte des Nations unies à se rendre dans les régions reculées des provinces du Nord et du Sud-Kivu et de l'Ituri", dans l'est de la RDC, où elle a "mené des entretiens avec de nombreuses victimes de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité dans ces régions, la plupart d'entre elles vivant dans une extrême pauvreté et dans des situations précaires. Il s'agissait notamment de femmes ayant subi des violences sexuelles ou des mutilations, ainsi que d'enfants soldats". Et elle est fière que certains des individus qu'elle a identifiés comme auteurs présumés de crimes internationaux se soient retrouvés devant la CPI.
Elle écrit également qu'"il est primordial que les organes de la Cour puissent mener leurs activités judiciaires et de poursuite librement et sans ingérence politique de la part des États parties ou de toute autre force extérieure". Et, "comme dans un contexte national, les juges doivent être éternellement vigilants pour limiter l'impact des organes politiques à leur propre champ et ne pas les laisser influencer des tâches essentiellement judiciaires."
Mais la pression politique sur la Cour de La Haye se poursuivra, comme en témoignent les réactions des États-Unis, d'Israël ou du Hamas immédiatement après l'annonce de Khan. "La CPI, et en particulier le Bureau du procureur, fait l'objet d'une pression totale qui comprend une rhétorique d'intimidation et des menaces de se retirer face à toute mesure envisagée à l'encontre de hauts responsables du gouvernement et de l'armée israéliens. Certaines de ces tactiques sont spécifiquement conçues pour interférer avec l'indépendance de la CPI et influencer indûment, de manière négative, le Bureau du procureur", a écrit Michael Karnavas, un avocat chevronné de la défense, dans son blog avant l'annonce. L’entreprise comprend donc des enjeux considérables, et les preuves devront être d'une qualité telle que les juges pourront convenir que le processus mérite d'aller de l'avant.
"Avant de devenir conseiller spécial [de Khan], j'ai passé des années à critiquer la CPI pour avoir fait de la politique avec la justice pénale internationale. Je peux affirmer sans réserve que je n'ai jamais entendu quelqu'un de l'équipe palestinienne discuter des implications politiques de la demande de mandats d'arrêt. Pas une seule fois", a écrit hier le conseiller spécial sur les crimes de guerre, Kevin Jon Heller, sur X (ex-Twitter).
Le procureur a déclaré que l'enquête sur la Palestine se poursuivait. Il est donc peu probable que cette annonce soit la dernière. De nombreuses questions subsistent quant à l'étendue de l'enquête et sur le fait de savoir si le procureur s'attaquera à certains sujets latents, comme les colonies dans les territoires occupés, au-delà du conflit actuel.
Cet article a été mis à jour le 7 juin 2024.