Le 2 mai 2024, les Libériens de la diaspora et ceux au pays se sont précipités sur les réseaux sociaux pour discuter d'une nouvelle et d'une seule : le décret n°131 créant le Bureau chargé d'établir un tribunal pour les crimes de guerre et crimes économiques au Libéria. Les Libériens sur X (Twitter), Facebook et LinkedIn ont félicité le président Joseph Nyuma Boakai pour sa volonté politique de se confronter au passé du Libéria. Dire que sa décision a été saluée serait un euphémisme. Dans l’histoire de la justice transitionnelle au Libéria, le 2 mai 2024 pourrait constituer l’une des étapes les plus importantes, peut-être une date qui mérite d’être commémorée.
Cette date marque la fin de la politique du silence, la fin des manœuvres législatives sur les questions de justice transitionnelle et la fin de l'absence d’une vraie volonté politique pour mettre en œuvre le rapport de la Commission vérité et réconciliation (CVR). Rares sont ceux qui, en revanche, questionnent l’idée de ce tribunal ou se demandent s’il pourrait conduire à une véritable guérison et réconciliation.
L’adoption de cette résolution au Sénat est révélatrice de la nature des sociétés post-conflit. Plus les sociétés post-conflit s’éloignent de la période de guerre vers la paix, plus la peur d’une rechute s’éloigne, encourageant les électeurs à exercer plus librement leurs droits démocratiques et à destituer ceux qu’ils souhaitent. Cette seule action a eu des conséquences au fil des élections, car elle a réduit l'influence de certains sénateurs et députés qui faisaient obstacle à la création de la Cour. Alors que la mémoire de la guerre était auparavant utilisée comme une arme, la tenue d’élections régulières a fourni l’occasion de trier la mauvaise herbe.
Une étape clé après la commission vérité
L’euphorie du 2 mai 2024 est quelque peu comparable à celle du 30 juin 2009, date de la publication du rapport de la CVR. A l'époque, d'une façon quasi identique, les Libériens du monde entier débattaient de ce rapport qui citait les noms des hauts responsables politiques libériens (passés et présents), dont un juge de la Cour suprême, plusieurs législateurs et une présidente en exercice, Ellen Johnson Sirleaf. Aux yeux des Libériens ordinaires, le rapport rompait avec une tradition élitiste du politiquement correct, qui consistait à éviter de mentionner le nom des personnes influentes ou à les mentionner avec moult précautions.
En se rebellant contre cette tradition et en citant des noms, le rapport a été considéré comme une réponse courageuse et adéquate à la culture persistante de l'impunité au Libéria, même si la légalité du fait de dévoiler des noms et son entorse à une procédure équitable restent l'une des critiques portées à l'encontre du rapport et un indicateur de ses nombreux défauts.
Cependant, la différence entre la Commission vérité et réconciliation et le Tribunal pour les crimes de guerre et crimes économiques comme deux voies pour la recherche de la vérité et de la responsabilité pénale, demeure une source de confusion. Pour les Libériens ordinaires, les deux sont une seule et même chose. Le décret créant le Bureau du Tribunal pour les crimes de guerre et crimes économiques ne fait pas de distinction entre les questions traitées par la Commission et celles du Tribunal spécial. Au contraire, il renforce cette apparente confusion.
Contrer un système juridique claustrophobe
Selon la jurisprudence du Libéria, le décret est une loi qui ne dure qu'un an, un instrument juridique qui peut être renouvelé. Il est passé par le président pour des actions immédiates dans des situations qui, autrement, prendraient plus de temps à mener à bien via le processus législatif. La stratégie du président Boakai consistant à utiliser un décret pour lancer le processus de création d'un tribunal pour crimes de guerre au Libéria est astucieuse et pourrait être utile à au moins deux égards.
Premièrement, le décret reconnaît la suprématie constitutionnelle du Libéria. La constitution du Libéria est restrictive et territoriale, comme le souligne son article 2 : « Tous les lois, traités, statuts, décrets, coutumes et règlements jugés incompatibles avec la constitution seront, dans la mesure de leur incompatibilité, nuls et sans effet juridique. » Or, bien que le Libéria ait signé et ratifié des traités et des conventions sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, le droit pénal est resté inchangé, tout comme la constitution. Le système juridique du Libéria est quelque peu claustrophobe.
En 2019, en tant que membre d'un collectif de la société civile, j'ai collaboré avec l'Association du barreau du Libéria pour examiner un projet de loi portant création d'un tribunal pour les crimes de guerre et crimes économiques. Certains avocats libériens chevronnés ne pouvaient pas imaginer un processus juridique par lequel un tribunal international aurait une chambre de première instance supérieure à la Cour suprême du pays ; une chambre qui aurait pour effet de subordonner la Cour suprême aux fins de cet arrangement spécifique. Au lieu de cela, ils ne pouvaient qu’imaginer un processus dans lequel la Cour suprême du Libéria agirait comme tribunal de dernier recours. L’ironie réside dans le fait que ces avocats ne comprenaient pas que l’une des raisons pour lesquelles les tribunaux internationaux sont créés dans des contextes post-conflit, est la compromission des systèmes judiciaires locaux, systèmes fragilisés par des années d’ingérence politique et qui n'ont plus la confiance du public.
La claustrophobie du système juridique libérien a façonné et défini une procédure pédante. Elle a produit un système plus attaché à la pratique du droit qu’à l’application de la justice. L’une des tâches cruciales du Bureau chargé d'établir le Tribunal pour les crimes de guerre et crimes économiques sera d’élaborer légalement le statut approprié pour explorer un juste mariage entre la Constitution et ce Tribunal spécial. En d’autres termes, le Bureau doit envisager en droit une stratégie pour se libérer de cette claustrophobie en inscrivant les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité dans le code pénal national.
L'héritage de la CVR : des preuves peu fiables
Deuxièmement, la tâche la plus importante est de marquer une rupture nette entre la CVR et la création du Tribunal. Le message contenu dans le décret tend à suggérer que la création du Tribunal est une extension de la CVR, mais il est problématique pour le public de percevoir le Tribunal comme une CVR réincarnée...
En gros, il existe deux sortes de commissions vérité et réconciliation. L’une est largement organisée autour de la recherche de preuves et de faits en vue de soutenir de futures poursuites pénales pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Alors que l’autre consiste davantage à générer des dialogues, à établir un consensus sur le passé, sur le fait que des torts systématiques ont été perpétrés au fil du temps. Une telle commission s’engage dans le débat sur l’avenir autant que sur le passé.
J’aime à penser que l’expérience libérienne de la CVR rejoint plutôt la seconde sorte de commission. Même si le processus de la CVR a initialement cherché à produire un rapport semblable à ceux que le premier type de commission produit, la commission ne disposait ni du budget ni du soutien politique nécessaires pour produire les preuves qui auraient servi de base solide à de futures enquêtes sur les crimes de guerre. Cela signifie qu’une grande partie des informations fournies dans le rapport de la CVR n’ont jamais été vérifiées. De nombreux chiffres, tels que ceux des décès, les factions belligérantes responsables, et les dates, étaient tous des éléments provisoires recueillis. Dans le contexte politique de l’époque, ces faits provisoires ont été utilisés comme une stratégie de plaidoyer. Ils ont servi de vraies munitions dans la lutte contre la culture persistante de l’impunité. Maintenant que le plaidoyer est terminé et que le Bureau du Tribunal des crimes de guerre et crimes économiques va être créé, le processus de collecte d’une preuve neuve doit être la nouvelle priorité, car des faits contenus dans le rapport final de la CVR ne sont pas fiables.
En 2022, j'ai mené huit entretiens de groupe à travers le pays pour comprendre comment les communautés locales commémorent la violence politique de la guerre civile et des années antérieures. L’une de ces interviews a eu lieu au Mémorial de Samay, l’un des projets de mémorialisation locale les plus symboliques du Libéria d’après-guerre. Samay est un petit village dont l'histoire s'articule autour des généalogies de quatre familles. Le rapport final de la CVR évalue le nombre de personnes qui y ont été massacrées à 500. Mais la communauté a insisté sur le fait que le nombre total de personnes massacrées n'était que de 42. Les noms de 37 personnes tuées sont gravés sur le mémorial érigé en 2001. La liste finale a été mise à jour et porte le nombre total de morts à 42, au lieu de 500. La communauté prévoit de réactualiser le mémorial en gravant les cinq noms supplémentaires.
Un autre exemple est l’entretien que j’ai mené sur le site du Massacre de Bloe Town, dans le comté de River Cess. Le rapport de la CVR indique que le massacre a eu lieu en 1995, mais la communauté a soutenu que l'incident s'est produit en janvier 1994. Lors de la réunion, l'une des participantes a confirmé la date et a indiqué qu'elle était enceinte l'année même du massacre.
Le défi de la collecte de preuves
Ce à quoi nous faisons face ici, c'est la mémoire sociale de deux communautés victimes qui contredit le rapport final de la CVR. Les enquêtes de la CVR ont été menées moins de cinq ans après l’accord de paix, alors que les villages et les villes étaient toujours disloqués et les habitants toujours déplacés à l’intérieur du pays. De plus, les opérations de la CVR ont souffert d’un budget chroniquement faible et n’ont jamais eu les ressources nécessaires pour valider les preuves recueillies. Même lorsque les preuves étaient validées, elles ne pouvaient pas être utilisées contre ceux qui avaient volontairement participé au processus des audiences publiques ou au recueil de déclarations. L’une des tâches du Bureau chargé d'établir le Tribunal pour les crimes de guerre et crimes économiques sera donc de gérer les attentes du public.
L'un des défis du tribunal sera de rassembler des preuves. La société libérienne est désormais stratifiée en deux blocs de populations, la génération Y (les milléniaux) et la génération d'avant-guerre qui représente la génération qui a subi la violence. Cette génération qui garde le souvenir du conflit est désormais vieillissante alors que le Libéria commence tout juste à se pencher sur les crimes de guerre, 34 ans après le début de la guerre, 21 ans après l'accord de paix et 15 ans après les recommandations du rapport de la CVR en vue de la création d'un tribunal extraordinaire pour les crimes de guerre.
Ce passage du temps rajoute à la complexité du dossier. Certains récits de crimes de guerre remontent à 34 ans. En 2021, j’ai assisté au procès pour crimes de guerre finlandais au Libéria du Sierra Léonais Gibril Massaquoi. L'une des observations lors du procès a été la question de la mémoire déformée. Les habitants des villages et des villes qui disaient avoir été victimes des crimes de guerre présumés de Massaquoi ne pouvaient pas se rappeler avec précision quand ces actes spécifiques avaient été perpétrés. Si le procès Massaquoi a connu des difficultés avec des faits de crimes de guerre survenus entre 2001 et 2003, imaginez la complexité des enquêtes sur les crimes de guerre perpétrés au début de la guerre civile, du 24 décembre 1989 à 1990.
Une lueur d'espoir : les preuves archivées au Georgia Tech Institute
Lorsque le rapport de la CVR a été publié, il a déclenché une tempête parmi les élites. Les auteurs présumés, parmi lesquels des sénateurs et des représentants, se sont réunis, ont convoqué une conférence de presse le 6 juillet 2009 et ont menacé de reprendre le conflit si les préconisations du rapport étaient appliquées. Craignant le pire à venir, la CVR a rassemblé les déclarations des victimes, les documents déclassifiés et d’autres preuves et les a fait expédier au Georgia Tech Institute, dans l’État de Géorgie, aux États-Unis. Le protocole d'accord régissant la gestion de ces matériaux stipulait qu'ils ne pourraient être restitués au Libéria que si les conditions de conservation étaient favorables.
La forte volonté politique exprimée dans le décret du président Boakai pourrait être une première étape majeure vers le rapatriement de ces documents essentiels. Cependant, la loi qui a établi la CVR stipule que les preuves recueillies auprès des victimes, des rescapés et des auteurs – qui sont les preuves stockées à Georgia Tech – ne seront accessibles que 20 ans après la publication du rapport final de la CVR. Cet embargo vise à protéger l’identité des victimes, des rescapés et des auteurs présumés qui ont participé et soutenu le processus.
Dans la course contre la montre du Tribunal, les archives de Georgia Tech pourraient être l’un des lieux de mémoire fiables pour établir une base de preuve solide pour les poursuites pour crimes de guerre. Le Bureau nouvellement créé sur les crimes de guerre devra réfléchir aux lois concernant ces archives et à la manière de les utiliser. Car la génération d’avant-guerre – qui représente aujourd’hui moins de 30 % de la population totale – est vieillissante : certains ont disparu depuis longtemps, et certains lieux de massacres et lieux physiques de mémoire sont invisibles. Dans ces circonstances, la collecte de preuves sera sans aucun doute une tâche herculéenne. Les archives de la CVR conservées à Georgia Tech pourraient donc représenter une lueur d'espoir, un site de mémoire à explorer pour établir une base probante de poursuites pour crimes de guerre.
AARON WEAH
Aaron Weah est un militant de la société civile et un éminent expert de la justice transitionnelle au Libéria. Il est chercheur en dernière année de doctorat au Transitional Justice Institute (TJI) de l’Université d’Ulster et directeur du Ducor Institute, un groupe de réflexion sur la recherche sociale et économique basé au Libéria. Weah est co-auteur de "Impunity Under Attack: The Evolution and Imperatives of the Liberia Truth and Reconciliation Commission".