Lors des plaidoiries finales des parties civiles et du réquisitoire de l’avocate générale, le 24 mai, tout comme à l’écoute des réactions au verdict de culpabilité prononcé quelques heures plus tard par la Cour d’assises de Paris, deux questionnements résonnent sous les hauts plafonds chargés d’histoire du Palais de justice de l’Île de la Cité. Le premier a trait à l’absence de débat contradictoire, dans un procès où la défense est absente et où les enquêteurs n’ont pu aller sur les lieux. Le second est celui de l’impact d’une telle condamnation pour les Syriens présents à ce procès, et ce qu’ils en disent.
Ce jour-là, Ali Mamlouk, Jamil Hassan et Abdel Salam Mahmoud, trois chefs des services de renseignement militaires du régime de Bachar el-Assad, sont jugés coupables de l’arrestation, la mort puis l’expropriation de deux Franco-Syriens, un père et son fils – Mazen et Patrick Dabbagh – et condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité. Les actes sont qualifiés de complicité de crime contre l’humanité et de délit de guerre. La condamnation tombe après quatre journées d’audience et l’audition de onze témoins, dont aucun témoin visuel des faits survenus aux victimes. « En raison de la complexité de l’affaire », annonce alors le président de la Cour, Laurent Raviot, la motivation du verdict est différée.
Un rempart contre la « normalisation » ?
À la sortie de l’audience, devant les caméras de chaînes de télévision française et du monde arabe, Obeida Dabbagh, le frère et oncle des deux disparus qui a porté cette affaire en justice et s’est battu pour connaître la vérité pendant plus de dix ans, enchaîne les phrases courtes, chargées d’émotion : « C’était la première Cour d’assises de ma vie. C’était éprouvant, mais tout a été positif finalement. Je remercie les juges pour leur prise de décision. Je ne m’attendais pas à plus. Pour moi, c’est le bonheur absolu. Pour Mazen et Patrick, j’ai essayé de faire le maximum. Pour eux, à titre posthume c’est aussi une victoire. »
En retrait des caméras, l’avocat syrien Mazen Darwish, témoin au procès et dont le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM) participe à de nombreux procès en Europe, exprime lui aussi sa satisfaction. Non sans avouer des « émotions contrariées ». « Je regrette que cela n’ait pas eu lieu en Syrie, je regrette que cela ait été surtout symbolique », dit-il à Justice Info. Avant d’expliquer pourquoi, malgré tout, ce procès par défaut « représente beaucoup pour la communauté syrienne », dont certains membres étaient venus d’Allemagne ou d’ailleurs en Europe pour y assister. « C’est un message pour les victimes, pour les autorités, qui dit que la Syrie a besoin de justice, pas de revanche. Mais c’est aussi un message pour les réfugiés. Je suis l’un d’eux. Je reviens de la mort, mais je veux aussi rentrer dans mon pays. » Ce verdict est important, explique Darwish, pour tous les réfugiés syriens inquiets d’être renvoyés chez eux si Paris, ou Berlin, « normalisait » ses relations avec le régime Assad. Il représente pour eux, dit-il, un rempart contre les tentations des diplomates de « donner aux tueurs une deuxième chance ».
« C’est une formidable première étape en France de la reconnaissance judiciaire que le régime de Bachar el-Assad est un régime criminel. C’est un signal à nos dirigeants », abonde Clémence Bectarte, l’avocate principale des parties civiles, qui accompagne Obeida Dabbagh et sa femme Hanane depuis 2016. « C’est un procès symbolique oui, parce que demain les condamnés ne vont pas dormir en prison. Mais l’on sait très bien que la justice internationale, c’est du temps long. Tous les efforts faits pourront servir à d’autres dossiers », dit-elle. « Depuis la création du Pôle [judiciaire spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité], c’est la première fois que l’on fait un procès sur une affaire où l’on ne peut pas aller enquêter sur le terrain. 23 personnes ont témoigné dans cette procédure, certaines avaient peur. Je ne nie pas les difficultés, mais s’il n’y avait que trois rescapés au procès, c’est parce que nous avons dû faire des choix. Nous n’avions que quatre jours. »
La peur chez les témoins
« Je n’ai pas l’habitude de requérir devant un box vide », avait regretté quelques heures plus tôt l’avocate générale, Céline Viguier, en entamant son réquisitoire. Le parquet, expliquait-elle, a tout fait pour que les accusés soient informés de l’ouverture de ce procès et de la possibilité d’y présenter une défense. Par des canaux informels, du fait de la rupture des relations diplomatiques entre Paris et Damas – notamment les médias en langue arabe, la mission permanente de la Syrie auprès des Nations unies à Genève. L’un des accusés ayant, selon plusieurs témoignages, occupé la maison familiale des Dabbagh à Damas, une convocation a été adressée à cette adresse « par lettre simple et recommandée », précise-t-elle. Dès lors, comment les si puissants services de renseignement syriens, dont les accusés sont membres, ont-ils pu ignorer l’existence de ce procès ? interroge-t-elle. Ils ont de fait choisi de l’ignorer, de ne pas désigner d’avocats, et « c’est une audience qui n’est nullement attentatoire à leurs droits », conclut-elle.
Avant de souligner que « les faits commis s’inscrivent dans un contexte dans lequel des dizaines de milliers de Syriens peuvent se reconnaître », la procureure avait toutefois évoqué les difficultés des juges d’instruction à interroger les trois témoins directs de l’arrestation de Patrick et Mazen Dabbagh, respectivement les 3 et 4 novembre 2013, à leur domicile de Damas. Ainsi, Haïfa et Raya, la femme et la fille de Mazen, réfugiées par la suite en France, ont décliné à trois reprises les convocations des juges d’instruction. Seul un échange téléphonique a eu lieu avec la fille. Elles « craignaient pour leur sécurité », lit-on dans l’acte d’accusation. Wissam Naser, le beau-frère de Mazen interpellé avec lui, est celui qui a raconté comment ils ont été emmenés dans la prison de Mezzeh et y ont retrouvé Patrick, arrêté la veille. Mais son récit a été rapporté par Obeida ; les juges d’instruction n’ont pu interroger le beau-frère, qui serait resté au pays et travaillerait toujours pour un puissant homme d’affaires proche du régime. Un autre témoin n’a pas pu être entendu par les magistrats instructeurs. Il s’agit d’un jeune homme, incarcéré lui aussi à Mezzeh, et qui a indiqué au SCM qu’il avait vu Patrick Dabbagh dans ce centre de détention, « vers fin 2013 ». La crainte de représailles ne s’arrête pas avec l’exil, nous explique Darwish, qui a rapporté ce témoignage aux magistrats.
Preuves matérielles
Des documents sont toutefois venus compléter les témoignages indirects. Obeida les a obtenus grâce à la procédure qu’il a intenté pour contester, avec un avocat en Syrie, l’expropriation de la maison familiale – effective dès juillet 2016. Deux certificats de décès lui sont d’abord parvenus, délivrés en août 2018 par le ministère de l’Intérieur syrien, qui ne précisent ni le lieu ni la cause de la mort. Seules des dates de décès sont indiquées. Puis un jugement lui a été transmis, prononcé en janvier 2014 par un tribunal d’exception contre son frère, qui décide du transfert de son patrimoine au profit de l’État syrien. Et enfin, toujours grâce à cette procédure, un contrat de location de la maison établi au bénéfice du service de renseignement de l’armée de l’air, pour environ 30 euros par an. Un document qui vient corroborer le témoignage des voisins de la maison familiale qui avaient signalé à Obeida que celle-ci était occupée par un certain Abdel Salam Mahmoud, directeur de la branche d’investigation des services de renseignements de l’armée de l’air, qui contrôle la prison de Mezzeh.
Dans sa motivation de 16 pages communiquée le 30 mai, la Cour d’assises de Paris rappelle que Patrick « était âgé de 20 ans au moment de son arrestation, qu’il était en parfait état de santé physique, et qu’il est décédé moins de trois mois après son arrestation », selon la date officielle de son décès. « Dans ces conditions, ce court délai et les éléments de contexte permettent de conclure qu’il a nécessairement été victime de violences et de tortures ayant causé son décès. » Concernant son père Mazen, officiellement décédé après quatre années d’emprisonnement, « la cause de sa mort est nécessairement en rapport avec sa détention même si la cour ne dispose d’aucun élément précis quant à la nature et la gravité des mauvais traitements ou des tortures subies ».
Un plan concerté
La Cour retient que ces actes ont été commis « en exécution d’un plan concerté », « décidé au plus haut sommet de l’État et mis en œuvre à tous les échelons de la chaîne administrative et militaire, (…) en répertoriant avec minutie les victimes décédées (numérotation et prise de clichés), en organisant la disparition des corps dans des fosses communes, en systématisant le recours à la torture conduisant à des meurtres de masse ». Le nombre de victimes civiles de cette politique – « plus de 100 000 disparus selon plusieurs estimations concordantes » – et l’exploitation des photographies issues du fichier dit César par une équipe d’enquête mandatée par l’Onu permettent, indiquent les juges, « d’illustrer le caractère généralisé et systématique de cette attaque », constitutif d’un crime contre l’humanité.
Pour le délit de guerre, la Cour se réfère aux conclusions de la Commission d’enquête internationale sur la Syrie, qui « permettent de considérer que les affrontements opposant le régime en place à diverses forces d’opposition (à compter de mars 2011), se sont transformés progressivement en un affrontement généralisé et continu » début 2012. Dès lors, l’appropriation de la maison des Dabbagh par l’État « s’analyse juridiquement comme une extorsion dans la mesure où la procédure (…) n’avait que pour seul objet de lui confisquer et de s’approprier le bien d’une personne ne pouvant être considérée comme belligérante », constitutif d’un « délit de guerre » en droit français.
Immunité de Bachar el-Assad
Au sommet de la chaîne des responsabilités, la Cour – dans une formulation qui ne fera sans doute pas l’unanimité – fait tout d’abord le « constat » que Bachar el-Assad « bénéficie de l’immunité reconnue par la communauté internationale à tout chef d’État », mais qu’« il en va différemment des trois accusés ». « La Cour estime que les crimes contre l’humanité, considérés comme les plus graves dans la hiérarchie des crimes, ne peuvent être couverts » par l’immunité matérielle « également reconnue par le droit international à tout agent public pour les actes accomplis dans le cadre de ses fonctions ».
Les juges confirment « en premier lieu la responsabilité pénale d’Ali Mamlouk », alors chef du bureau de la sécurité nationale, « autorité hiérarchique suprême de l’ensemble des services de renseignement de Syrie ». Les juges retiennent « en second lieu la responsabilité pénale de Jamil Hassan », chef du service de renseignement de l’armée de l’air à l’époque des faits. « Il était destinataire de rapports quotidiens de ses services et était décrit comme particulièrement présent sur le site de l’aéroport de Mezzeh ». Et enfin, celle d’Abdel Salam Mahmoud, qui « avait pris possession du logement [de Mazen Dabbagh] en juillet 2016, après que son service en ait expulsé les occupants légitimes », précisent-ils dans leur arrêt.
La Cour estime enfin que les trois condamnés doivent subir une peine identique, « même si leur implication se situait à des niveaux différents dans la chaîne de commandement ». Elle précise que les mandats d’arrêt décernés à leur encontre le 29 mars 2023 continuent d’être effectifs. La procédure par défaut, comme l’a indiqué le président de la Cour d’assises au début de l’audience, implique que s’ils sont arrêtés, les trois Syriens seront rejugés.