L’homme était propriétaire d’une belle maison dans la région de Kherson, en Ukraine. Lorsque les forces russes ont brutalement attaqué et occupé la région en 2022, il s’est enfui. Dans le chaos, l’homme a perdu les documents prouvant qu’il était propriétaire. Il a ensuite appris que sa maison avait été détruite. Lorsqu’il a entendu parler de la création d’un Registre des dommages pour l’Ukraine, il s’est demandé comment il pourrait demander une indemnisation. L’histoire de cet homme est rapportée par Olesia Zaiets, chargée de projet au Réseau juridique ukrainien (ULN), lors d’un séminaire organisé le 29 mai à l’Institut T.M.C. Asser de La Haye sur le nouveau mécanisme.
Pour Zaiets, le Registre est une étape importante dans le long processus visant à obliger la Russie à rendre des comptes pour les immenses dommages qu’elle cause. Neuf mois seulement après le lancement de l’invasion dévastatrice de l’Ukraine par la Fédération de Russie, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté, le 14 novembre 2022, une résolution sur la « Promotion des recours et des réparations pour l’agression contre l’Ukraine », qui reconnaît que les victimes et l’État ukrainien ont droit à des réparations en vertu du droit international. La résolution appelait à la création d’un registre international.
Six mois plus tard, le 17 mai 2023, le Conseil de l’Europe, des représentants de l’Union européenne, ainsi que le Canada, le Japon et les États-Unis ont créé ce qui a été officiellement baptisé : le Registre des dommages causés par l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine. « Il s’agit de la plus grande concertation au niveau étatique sur une question liée aux violations du droit international de ces 75 dernières années », annonce Markiyan Kliuchkovskyi, l’avocat ukrainien décrit comme ayant une longue expérience du droit international et de la résolution des litiges qui a été nommé directeur exécutif du Registre, lors de son discours d’ouverture du séminaire.
Le mandat couvre l’Ukraine et ses eaux territoriales. Toutefois, le champ d’application temporel est limité aux dommages, pertes et préjudices causés par la Russie à compter de l’invasion généralisée du 24 février 2022. Cela exclut les dommages infligés par les offensives antérieures de 2014, lorsque la Russie a occupé la Crimée et certaines parties du Donbas. « Malheureusement, la communauté internationale n’a pas reconnu les événements de 2014 comme un acte d’agression contre l’Ukraine », explique Kliuchkovskyi.
« Nous attendons 6 à 8 millions de demandes »
Après un an de préparatifs, le registre des dommages a ouvert son portail le 2 avril 2024. Les individus peuvent d’ores et déjà soumettre des demandes pour une catégorie spécifique : les dommages ou la destruction de biens résidentiels. Les victimes peuvent envoyer en ligne leur demande et joindre des documents à titre de preuve par l’intermédiaire de Diia, un portail web et une application développés par le gouvernement ukrainien. Toutes les preuves doivent provenir du demandeur avec son consentement clairement exprimé. « Il s’agit et il doit toujours s’agir d’un processus fondé sur le droit international. Nous ne pouvons jamais être totalement laxistes en matière de preuves », souligne Kliuchkovskyi.
Jusqu’à présent, environ 3 000 demandes d’indemnisation ont été déposées. On s’attend à ce qu’il y ait entre 300 000 et 600 000 demandes d’indemnisation pour des maisons détruites ou endommagées. « C’est un point de départ », estime Zakhar Tropin, directeur du département de la Coopération internationale au ministère de la Justice de l’Ukraine, lors d’un séminaire organisé aux Pays-Bas par le Réseau juridique ukrainien.
En mars, le conseil d’administration du Registre des dommages a établi la liste complète de toutes les catégories, qui devraient inclure : le déplacement forcé, la violation de l’intégrité personnelle (la mort ou la disparition de membres de la famille proche, les blessures graves, la violence sexuelle, la torture, les peines ou traitements inhumains ou dégradants, la privation de liberté, le travail forcé, la déportation d’enfants et d’adultes) ; la perte de biens, de revenus ou de moyens de subsistance ; la perte de l’accès aux soins de santé et à l’éducation. L’État ukrainien devrait pouvoir présenter des demandes d’indemnisation pour les dommages ou la destruction de biens, la perte de patrimoine historique, culturel et religieux, les dommages causés à l’environnement et aux ressources naturelles, les dépenses publiques humanitaires destinées à soutenir les populations touchées, le déminage et l’enlèvement des munitions non explosées. Les personnes morales, telles que les entreprises, peuvent également déposer des demandes d’indemnisation pour des dommages et des pertes.
« Nous attendons 6 à 8 millions de demandes d’indemnisation. Il s’agit de loin du plus grand programme de réclamations fondé sur le droit international de l’histoire », déclare Kliuchkovskyi.
Jusqu’à présent, les 3 000 demandes soumises comportent en moyenne sept documents chacune. Cela signifie que le mécanisme pourrait avoir à traiter au moins 42 millions de pièces. Il s’agit là d’un « défi technique majeur », déclare Kliuchkovskyi. Mais l’infrastructure technique permet dit-il de procéder à des vérifications croisées et d’utiliser des bases de données externes « pour développer des modèles, anticiper des lacunes et des risques », en procédant à des échantillonnages statistiques et en s’aidant de l’intelligence artificielle. Mais « il ne peut y avoir de décision prise uniquement par un ordinateur ou une intelligence artificielle », rassure Kliuchkovskyi. En règle générale, au moins « une paire d’yeux humains » doit avoir examiné chaque demande.
Est-ce une possibilité concrète ?
Zaiets, chargée de projet à l’ULN, doute que les choses soient si simples pour les survivants. Lors de son intervention, elle a indiqué qu’elle avait consulté les pages LinkedIn du Registre et de Kliuchkovskyi, où elle a trouvé de nombreuses explications et lignes directrices. « Elles sont brillantes. Pour moi, c’est tout à fait compréhensible. Et je vois qu’elles sont pratiques. Mais les gens ordinaires auront parfois besoin d’une traduction », dit-elle. Pour Kliuchkovskyi, ce n’est pas une question de traduction. « Nous devons parler les deux langues, celle de la loi et celle des gens », dit-il.
Il est essentiel de s’assurer que les victimes en Ukraine et à l’étranger connaissent l’existence du registre et son fonctionnement. « Quelles sont, par exemple, les possibilités pour une famille dont la maison n’est pas détruite, mais occupée par des Russes ? L’homme qui a perdu sa maison à Kherson vit à l’étranger, dit-elle, et il a du mal à imaginer comment il peut chercher des documents prouvant sa propriété alors que les archives ukrainiennes qu’il doit consulter se trouvent en territoire occupé et risquent même d’être détruites. » Zaiets souhaite que des photos satellites et des enquêtes menées par des groupes travaillant en OSINT (Open Source Intelligence) viennent aider les survivants à trouver des preuves.
Le fait que les demandes d’indemnisation ne puissent être déposées que pour des dommages survenus à partir du 24 février 2022 peut entraîner des inégalités – lorsqu’une rue a été détruite après l’invasion généralisée et que les propriétaires peuvent demander une indemnisation au registre, alors que l’autre partie de la rue a été rasée avant cette date et devra se tourner vers d’autres mécanismes, souligne-t-elle. La gestion des attentes est une autre question. Les gens viennent voir Zaiets et ses collègues de l’ULN et demandent : quand l’indemnisation aura-t-elle lieu, s’agit-il d’une possibilité réelle, où se trouve l’argent et comment serons-nous payés ?
Attendre la fin de la guerre ?
Le registre est destiné à faire partie d’un mécanisme de réparation plus large. La résolution du Conseil de l’Europe qui a créé le registre prévoit également la création d’une Commission des réclamations, qui décidera des sommes à verser aux requérants pour leurs préjudices, pertes et dommages. Le registre et les gouvernements travaillent actuellement sur un texte décrivant le mandat, les principes, les approches et la structure de cette composante, qui devrait être finalisé vers la fin de l’année et soumis à l’approbation des États.
Kliuchkovskyi souligne que le Registre ferait partie intégrante de cette Commission des réclamations. Une autre composante est très attendue, le Fonds d’indemnisation. Pour l’instant, on ne sait pas comment ce fonds sera alimenté afin de pouvoir indemniser financièrement les victimes et l’État. « Idéalement, nous aurions eu une situation où la guerre aurait pris fin, où il y aurait eu un vainqueur clair, qui serait bien sûr l’Ukraine. Et dans une situation d’après-guerre, l’agresseur présenterait ses excuses et prendrait toutes les mesures nécessaires pour assurer les réparations », décrit Kushtrim Istrefi, professeur adjoint à l’université d’Utrecht, lors du séminaire.
Tous les regards sont tournés vers les quelque 260 milliards de dollars d’actifs de l’État russe gelés à l’étranger. « Les gouvernements du monde entier se demandent si et comment ces actifs pourraient être confisqués et réaffectés au profit de l’Ukraine », écrit l'Ong REDRESS dans son rapport de décembre 2023. Toutefois, Istrefi souligne que les taxes prélevées sur les intérêts des avoirs gelés créeraient un « très petit budget » pour le fonds. Et pour la confiscation des avoirs russes gelés, il y a des questions juridiques à résoudre en ce qui concerne « l’immunité souveraine, la procédure et les garanties d’une procédure régulière », écrit REDRESS.
Le travail sur les réparations ne fait que commencer. Kliuchkovskyi souligne que « son calendrier se mesure en années, et non en mois. Mais tout voyage commence par un premier pas ».
QUELLES AUTRES VOIES POUR DES RÉPARATIONS EN UKRAINE ?
Le Registre des dommages pour l’Ukraine n’est pas le seul mécanisme de réparation accessible aux Ukrainiens. REDRESS a publié, en novembre dernier, une vue d’ensemble des possibilités sur le plan national et international. Il s’agit notamment des mécanismes judiciaires ukrainiens (indemnisation dans certaines affaires civiles), des mécanismes administratifs (pour les dommages matériels) et des mesures de réparation (pour les violations des droits de l’homme pendant la détention). Victoria Kerr, membre associé de l’Institut T.M.C. Asser et consultante pour REDRESS, souligne que ces mesures sont considérées à tort comme de l’« assistance » plutôt que comme des réparations. L’Ukraine a également l’intention de mettre en place un programme de réparation provisoire d’urgence pour répondre aux besoins des survivants de violences sexuelles et sexistes.
Au niveau international, le Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale peut fournir des réparations, un soutien et une réhabilitation aux victimes, y compris dans le cadre de son mandat d’assistance qui peut être activé en absence de condamnation à l’issue du procès. REDRESS fait également référence à la Cour européenne des droits de l’homme qui est « une voie pour les victimes en ce qui concerne les violations qui ont eu lieu avant le 16 septembre 2022 ». Depuis, la Russie n’est plus partie à la Convention européenne des droits de l’homme.