Dossier spécial « Les disparus qui ne s’oublient pas »

Disparitions forcées en Ukraine : le chemin de croix de la mère d’Andrii

Le matin du 12 avril 2022, jour de son 28e anniversaire, Andrii Shapoval s’est rendu chez la grand-mère d’un ami alors que la région de Balakliya, dans l’est de l’Ukraine, était occupée. Il n’est jamais rentré chez lui. À travers ce récit, une journaliste ukrainienne suit les chemins et les mécanismes empruntés par sa mère et par des milliers d’autres personnes dont les proches ont été victimes de disparitions forcées.

Disparitions forcées en Ukraine - La mère d'Andrii Shapoval, disparu, montre sur son téléphone une vidéo de son fils.
Le 15 avril 2022, trois jours après la disparition d'Andrii Shapoval, un message vidéo a été publié sur sa page Instagram, dans lequel il plaide « coupable » d’avoir aidé les forces ukrainiennes. Mais Natalia, la mère d’Andrii, ne croit pas que cette vidéo ait été enregistrée volontairement. Photo : © Mediaport
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Natalia Shapoval est restée six mois à Balakliya sous l’occupation russe. Après l’invasion de la ville au printemps 2022, les Russes y ont établi des points de contrôle et imposé leur ordre. Malgré le danger, la famille a décidé de rester dans la ville. Andrii est aussi resté. Le fils de Natalia, âgé de 28 ans, qui était tombé malade juste avant l’invasion de la Russie, travaillait à distance depuis son domicile.

Andrii est diplômé de l’Université de l’automobile et des autoroutes de Kharkiv, a travaillé comme vendeur de pneus à Kharkiv et a vécu à Kharkiv et à Balakliya, dans l’est de l’Ukraine. À la demande de son ami, parti à l’étranger, il aidait sa grand-mère pendant l’occupation.

« Le 12 avril, il est allé aider cette vieille dame. Andrii n’est pas revenu. Nous pensions qu’il avait passé la nuit sur place. Nous lui avons demandé et elle nous a répondu que non, qu’il était rentré chez lui à 12h30 et qu’il lui avait dit : ‘Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Je vais passer du temps avec mes parents’. Et il n’est jamais revenu », raconte Natalia.

Les parents se sont rendus au bureau de police du district où étaient stationnés les Russes. « Nous y sommes allés deux jours de suite. On nous a dit qu’il n’était pas là. Ils ressemblaient à des hommes du FSB [Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie], des hommes en uniforme, avec des tireurs d’élite et tout le reste. Ils ont fouillé la maison », raconte Natalia. « Ils n’arrêtaient pas de demander où était mon fils. Comment pouvions-nous le savoir ? Ils ont pris son ordinateur portable, mon téléphone. Et ils ont dit qu’ils les rendraient s’ils ne trouvaient rien de compromettant. Nous les avons crus, bien sûr », ajoute-t-elle.

« Cette vieille dame est également allée voir le commandant local. Le commandant est sorti et a dit : ‘Si je vous revois ici, vous finirez là où il est’. Et c’est tout. Je ne sais pas s’ils chassaient [les hommes], ni comment et pourquoi mon fils a été détenu. Il ne sortait que pour promener le chien autour de la maison et revenait ensuite. Sinon, il allait rendre visite à la vieille dame, aller et retour. C’est une route toute droite, à 10 minutes à pied », explique Natalia.

Andrii plaide « coupable » sur Instagram

Andrii quittait généralement la maison à 10h00. Le jour de sa disparition, il est parti avec une heure de retard. « Il était toujours à la maison à 13h30, avant le couvre-feu qui commençait à 14 heures. Mais ce matin-là, il avait une heure de retard. Et c’est tout… il n’est jamais revenu », poursuit Natalia.

Le 15 avril, trois jours après sa disparition, un message vidéo d’Andrii a été publié sur sa page Instagram, dans lequel il plaide « coupable » d’avoir aidé les forces ukrainiennes. La famille d’Andrii ne croit pas que cette vidéo ait été enregistrée volontairement.

Quand on l’interroge sur les convictions politiques de son fils, Natalia répond qu’il est un véritable Ukrainien, ouvert et sincère avec les gens. « Il disait toujours ce qu’il pensait. Il n’a jamais pensé au fait que les gens sont différents et qu’ils peuvent dire une chose et faire des choses malveillantes dans le dos de quelqu’un », dit-elle.

Après la désoccupation de Balakliya, la famille a signalé l’enlèvement de son fils à la police ukrainienne et a fait appel au Comité international de la Croix-Rouge, mais jusqu’à présent, elle n’a reçu aucune information sur l’endroit où il se trouve ou sur son état de santé.

Elle explique qu’elle ne s’est pas non plus rapprochée d’autres habitants de Balakliya également à la recherche de leurs proches disparus. « Chacun se débrouille seul... Il est plus facile pour moi d’être seule, avec mon mari. À chaque fois, il est très difficile d’en parler. Nous savons qu’il y a des échanges de militaires. Mais pourquoi personne ne pense-t-il aux civils ? Ce sont aussi des personnes », dit Natalia en essuyant ses larmes.

Andrii Shapoval a disparu le 12 avril 2022 à Balakliya en Ukraine.
Andrii Shapoval a disparu le 12 avril 2022 à Balakliya, qui était alors occupée par l'armée russe, dans l'est de l'Ukraine. Il a réapparu trois jours après sur sa page Instagram. Depuis, sa famille est sans nouvelle de ce cas de disparition forcée. Photo : © Archives familiales

« Nous avons réussi à échanger 200 civils »

« La grande majorité des personnes libérées dans le cadre d’échanges de prisonniers sont des militaires. Il n’existe pas de mécanismes d’échange de civils, et ils ne devraient pas exister dans le monde civilisé », déclare Serhii Chebyshev, directeur du Centre régional de l’Est pour le traitement des prisonniers de guerre.

Dans le même temps, l’Ukraine a été en mesure de rapatrier des civils pendant la guerre. « À ce jour, 3210 personnes [ukrainiennes] ont été échangées, dont environ 200 civils. En vertu des conventions de Genève, pendant une guerre ou des opérations militaires, on parle de prisonniers de guerre. Les occupants russes capturent simplement des civils, qui sont utilisés comme des otages. Selon les conventions de Genève, ils ne peuvent pas être échangés – une telle procédure n’est simplement pas stipulée. Mais nous y sommes parvenus », ajoute Chebyshev.

Le Centre ne révèle pas comment se déroulent les négociations entre l’Ukraine et l’agresseur. On comprend que l’Ukraine n’a d’autre choix que de livrer des militaires russes en échange de civils et que, selon le chef du Centre régional de l’Est, l’agresseur en profite.

Centre régional de l’Est de l'Ukraine pour le traitement des prisonniers de guerre
Le Centre régional de l’Est de l'Ukraine pour le traitement des prisonniers de guerre fournit des conseils aux familles de personnes disparues. Photo : © Mediaport

« Il devient logique d’écrire au diable en personne »

Le Kharkiv Human Rights Group (KHRG) fournit une assistance juridique et psychologique gratuite aux familles de civils disparus. Ses représentants effectuent des visites de terrain pour parler aux personnes qui ont survécu à l’occupation ; ils reçoivent des informations par téléphone et en ligne, et reçoivent les familles dans leur bureau de Kharkiv.

« Nous ne pouvons pas garantir que nous serons en mesure d’établir le lieu où se trouve votre proche. Cependant, au cours des années de guerre, les spécialistes du KHRG ont réussi à retrouver plus de 30 % des personnes qui nous ont été signalées », affirme l’organisation.

Selon les données fournies à MediaPort par Tamila Bespala, avocate du Kharkiv Human Rights Group, ils travaillent sur 1166 dossiers, dont 978 concernent des prisonniers de guerre et 188 des civils.

« Nous avons une approche large de la recherche des prisonniers civils, avec plusieurs angles d’attaque. Tout d’abord, l’aspect juridique, au niveau national et international. Nous préparons des demandes en Ukraine, mais aussi auprès du plus grand nombre possible d’autorités du territoire temporairement occupé, et bien entendu auprès des autorités russes. En moyenne, il faut compter une trentaine de demandes et de requêtes par dossier. Nous devons épuiser tous les moyens possibles et impossibles », explique Bespala.  

« Quand l’État ne peut pas communiquer avec la Russie ou les territoires occupés, nous nous n’avons aucun obstacle à cela. Parfois, ces autorités nous envoient une série de réponses, par exemple : ‘Nous n’avons pas cette personne’. Puis cette personne est échangée. Il y a eu des cas où des parents ont pratiquement ‘enterré légalement’ une personne. Puis nous recevons une réponse : ‘Nous l’avons’. Nous disons toujours aux proches : tant qu’il n’y a pas d’acte de décès, de corps, de restes, il faut continuer à chercher », poursuit l’avocate.

« Lorsque l’on recherche quelqu’un et que l’on veut se donner toutes les chances de le retrouver, il devient logique d’écrire au diable lui-même », ajoute-t-elle.

Demandes aux agences des Nations unies

Le KHRG écrit également aux institutions internationales, aux agences de l’Onu. « Tout d’abord, nous nous adressons au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Une demande contient généralement trois questions : où se trouve exactement la personne, quel est son état de santé et, troisièmement, quel est son statut [sur la base duquel elle est détenue] », explique Bespala. Ensuite, la communication commence : « L’Onu a examiné notre demande et, si celle-ci remplit toutes les conditions, elle envoie une lettre à l’autorité compétente en Russie. »

« Lorsque nous recevons une demande, c’est notre priorité. Mais je tiens à dire que le Groupe de travail onusien est aujourd’hui surchargé et qu’il n’arrive pas à suivre, car le nombre de [demandes] est très élevé. Rien que dans notre pays, il y en a plus d’un millier, imaginez ! Et c’est un système très bureaucratique », décrit l’avocate.

Les avocats du KHRG font appel au Comité des droits de l’homme des Nations unies. Surtout dans les cas de torture : « Il ne s’agit pas seulement de correspondre avec eux, ou d’une sorte d’influence sur les autorités russes, mais ces requêtes visent aussi une compensation financière. » Selon Bespala, le KHRG a rencontré des cas de prisonniers, au sujet desquels les activistes des droits humains avaient activement communiqué, qui ont ensuite été échangés.

« Il y a eu des cas où nous avons reçu une réponse de la Russie indiquant que la personne était bien là. Nous la transmettons aux autorités officielles ukrainiennes : ‘Nous avons cette réponse’. Elles la confirment ensuite à leur manière », explique l’avocate. Les gens disent souvent : ‘J’ai appelé la Croix-Rouge’. C’est très bien, mais l’on ne peut pas vraiment le consigner quelque part, vous savez. C’est pourquoi nous faisons ces requêtes », ajoute-t-elle.

« Nous ne l’avons pas » / « Nous l’avons »

Elle souligne la versatilité des contacts avec les structures contrôlées par la Russie. « Dans certains cas, nous avons pu réagir immédiatement, par exemple lorsque nous avons appris qu’une personne avait été blessée dans la zone de la LNR [République populaire de Louhansk]. Nous avons contacté les hôpitaux et les autorités sur place. Et dans certains cas, la personne a été ramenée sur notre territoire. Cela a été la tendance pendant un certain temps, puis la situation a changé. Parfois, vous écrivez une demande et vous recevez une réponse : ‘Nous ne l’avons pas’. Trois mois plus tard, vous écrivez une nouvelle demande : ‘Nous l’avons’. Il n’est aussi plus nécessaire d’écrire à certaines des anciennes autorités, de nouvelles sont apparues », rapporte l’avocate.

L’approche des institutions internationales a elle aussi changé. Alors qu’auparavant les organisations de défense des droits humains pouvaient recevoir « quelques phrases misérables » en réponse, nous parlons maintenant de « correspondance légale » avec les agences de l’Onu, dit-elle.

38 000 Ukrainiens disparus, militaires et civils

A ce jour, le registre unifié ukrainien des personnes disparues dans des circonstances particulières contient des informations sur environ 38 000 Ukrainiens, militaires et civils.

Selon Olena Belyachkova, coordinatrice des groupes de familles de prisonniers et de personnes disparues pour l’ONG Media Initiative for Human Rights, l’agresseur russe ne confirme souvent pas la détention, déplace constamment les personnes, ce qui complique les recherches, et n’autorise pas les représentants de la Croix-Rouge à leur rendre visite. Plus de 100 lieux de détention d’Ukrainiens en Russie ont été identifiés sur une carte en ligne.

Natalia, de Balakliya, attend ainsi des nouvelles de son fils Andrii depuis deux ans. Elle espère que le Comité international de la Croix-Rouge renforcera son action et qu’Andrii sera retrouvé. « J’ai entendu dire que certaines personnes avaient été retrouvées et qu’elles avaient reçu des visites pour voir leurs conditions de détention. Il a même été dit qu’ils pouvaient recevoir des pâtisseries, des pommes, des notes de leurs proches, transmettre leurs messages. Mais rien pour notre fils. Je crois qu’il est vivant. Je pense qu’il est fort et qu’il attendra sa libération », dit-elle.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Mediaport ».

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