Le 25 juin, la Cour pénale internationale (CPI) a délivré des mandats d'arrêt à l'encontre de Sergueï Choïgu, ancien ministre russe de la Défense, et du général russe Valeri Guérassimov, pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité pour avoir dirigé des attaques contre des civils et des biens à caractère civil en Ukraine. Cette décision fait suite à deux demandes antérieures de mandats d'arrêt visant d'autres commandants russes de haut rang, pour les mêmes faits, et plus particulièrement pour des attaques contre le réseau électrique. « Cela fait partie d’un jeu plus grand où le procureur [de la CPI] ne se concentre pas sur les fruits les plus faciles à cueillir », explique Janina Dill, professeure sur la sécurité mondiale à l'université d'Oxford. « Il s'intéresse à la conduite des hostilités et au sommet de la chaîne de commandement. »
Les juges ont estimé qu'il y avait « des motifs raisonnables de croire que les deux suspects portent la responsabilité de frappes de missiles menées par les forces armées russes contre les infrastructures électriques ukrainiennes entre le 10 octobre 2022 au moins et le 9 mars 2023 au moins ». La Russie a déclaré à plusieurs reprises que l'infrastructure énergétique de l'Ukraine était une cible militaire légitime et nie avoir visé des civils ou des infrastructures civiles. Toutefois, selon les juges de la CPI, il existe des motifs raisonnables de croire que les frappes visaient principalement des objets civils.
Lidiia Volkova, conseillère juridique à Global Rights Compliance (GRC), une ONG travaillant en Ukraine aux côtés du bureau du procureur général, explique que « la plupart des attaques ont eu lieu pendant la saison froide, lorsque la population civile est généralement plus dépendante de l'approvisionnement en électricité ». Selon elle, « certains cas examinés par les spécialistes de GRC contiennent des informations selon lesquelles l'approvisionnement en énergie, au moins dans certaines centrales électriques, était utilisé uniquement par des civils ».
Objets civils ou militaires
« S'ils peuvent démontrer que ces installations électriques étaient des objets civils, qu'elles n'étaient pas du tout utilisées à des fins militaires, alors il devrait être relativement clair » que le principe de « distinction » du droit humanitaire international a été violé, explique Adil Haque, professeur de droit international à l'université Rutgers. Haque note que le procureur de la CPI, Karim Khan, « cherche à obtenir des mandats à la fois pour avoir dirigé des attaques contre des biens civils, ce qui constitue une violation du principe de distinction, et, à défaut, pour avoir mené des attaques disproportionnées ». Cela signifie que Khan entend démontrer « qu'il ne s'agissait pas de biens à double usage [militaire et civil], que ces installations électriques ne contribuaient pas de manière efficace et significative à l'effort de guerre de l'Ukraine et que les endommager ou les détruire n'aurait pas apporté d'avantage militaire certain ». Mais le cas échéant, « le procureur dispose d'un argument subsidiaire, à savoir que même si certaines de ces installations étaient des objectifs militaires, les dommages prévisibles causés aux civils rendaient ces attaques excessives ».
Les juges de la CPI ont en effet considéré que « pour les installations qui auraient pu être qualifiées d'objectifs militaires au moment des faits, les dommages et préjudices indirects causés aux civils auraient été clairement excessifs par rapport à l'avantage militaire escompté », faisant de ces attaques des crimes de guerre. Volkova souligne que « dans différentes régions d'Ukraine, les civils ont été privés d'électricité pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours, ce qui a également affecté l'approvisionnement en eau et en chauffage, les transports publics, ainsi que le travail des services de santé ».
Qu'est-ce qui prouve la proportionnalité ?
C'est là que les choses se corsent, explique Dill. Pour ces cibles doubles, Khan doit établir que ces attaques ont violé, sur le plan pénal, le principe de proportionnalité. « Il devra alors s'atteler à une tâche assez difficile : quel est l'avantage militaire raisonnablement attendu de cette frappe ? Et quels sont les dommages civils raisonnablement attendus ? En ce qui concerne les dommages civils, en particulier lorsqu'il s'agit de centrales électriques, cela soulève une autre question très intéressante, car il se peut que les pertes civiles dues à la frappe elle-même ne soient pas "clairement excessives". Mais que pour conclure à des dommages civils anticipés qui étaient clairement excessifs, il faudra tenir compte d'une sorte d'effet second de la frappe », explique Dill. Par exemple, dans le cas d'une centrale électrique en plein hiver, cet effet serait « que des civils vulnérables meurent parce qu'ils ne peuvent pas chauffer leur chambre, parce que les hôpitaux n'ont plus d'électricité, etc ».
Selon Volkova, les juges pourraient tenir compte du fait que « la Fédération de Russie visait la production d'électricité ainsi que ses réseaux de distribution sur l'ensemble du territoire ukrainien et, en général, très loin des lignes de front ». On pourrait donc « en déduire que les principaux objectifs des attaques étaient d'endommager les infrastructures civiles et la distribution d'énergie, et de saper le moral de la population ».
Aucun précédent juridique probant
Le Tribunal pénal international des Nations unies pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), créé dans les années 1990, a également eu à connaître des affaires relatives à la conduite des hostilités. Mais aucune allégation de dommages excessifs causés à des civils n'a été retenue en appel. Jamais un tribunal international n'a défini avec précision dans le passé ce qu'est cette proportion de dommages indirects causés à des civils. « Nous n'avons, en fait, aucun jugement sur la proportionnalité qui ait tenu en appel », appuie Dill, en raison de la difficulté de déterminer « si les dommages causés aux civils sont clairement excessifs par rapport à l'avantage militaire ».
En bref, la proportionnalité est « difficile à prouver », explique Eitan Diamond, directeur et expert juridique principal au Centre de droit humanitaire international, à Jérusalem. « Pour pouvoir affirmer que quelqu'un a commis ces crimes, il faut savoir ce qu'il savait de la cible qu'il voulait attaquer. »
Dill reconnaît « qu'il existe une idée selon laquelle certains crimes [de guerre] sont plus difficiles à poursuivre que d'autres ». Par exemple, elle explique que pour certains actes durant une guerre, « il n'existe aucun contexte dans lequel cette conduite est légale : violences sexuelles, prise d'otages, mauvais traitement d'un prisonnier. Il semble donc plus facile de poursuivre ces actes que, par exemple, les crimes liés à la conduite des hostilités, où cette conduite elle-même consiste généralement en une attaque et où l'attaque elle-même n'est pas illégale. La proportionnalité entre particulièrement dans cette catégorie ». Et pour établir « un caractère illégal, voire criminel, il faut beaucoup d'informations contextuelles ».
« Clairement » disproportionné
« Il existe un consensus assez large sur ce à quoi ressemble une attaque illégale et disproportionnée, mais la question de savoir ce qui la rend effectivement pénalement disproportionnée, nous ne la connaissons pas vraiment », souligne Dill.
La CPI est régie par le Statut de Rome, qui a encore ajouté le mot « clairement » pour décrire ce qui constitue une attaque pénalement disproportionnée. « On peut même se demander si le Statut de Rome place la barre plus haut pour qu’une attaque soit qualifiée de disproportionnée que le droit international coutumier ou le TPIY », remarque Dill. « Le fait que le procureur s'attaque aux crimes liés à la conduite de l'hostilité signifie tout d’abord qu'il n'hésite pas à poursuivre ce qui est supposé être difficile à poursuivre. Mais d'une certaine manière, il dispose d'une grande marge de manœuvre pour développer la doctrine et notre compréhension de ce à quoi ressemble réellement le fait de mener une guerre de manière illégale et criminelle, en particulier ce à quoi ressemble une attaque dont les dommages collatéraux anticipés sont clairement excessifs par rapport à l'avantage militaire. »
Implications sur la situation en Israël/Palestine
Jusqu'à présent, dans le cadre de l'enquête sur la situation en Israël et en Palestine, également menée par la CPI, le procureur s'est concentré sur d'autres crimes : la prise d'otages par le Hamas et la famine causée par les Israéliens. Mais les mandats d'arrêt ukrainiens pourraient également servir de modèles pour d'autres accusations à l'encontre de hauts responsables du Hamas ou d'Israël. Haque met toutefois en garde contre certains obstacles. « Encore une fois, il ne suffit pas d’observer les effets sur le terrain. Il faut pouvoir attribuer le comportement à une partie spécifique du conflit armé, puis remonter la chaîne de commandement jusqu'à un suspect qui mérite d'être poursuivi. Ainsi, même si une roquette tombe en Israël, le procureur doit savoir si elle a été tirée par le Hamas, le Djihad islamique ou un autre groupe, puis remonter la chaîne de commandement. »
Diamond estime qu'il pourrait y avoir « davantage de preuves émanant de soldats qui racontent ce qu'ils ont fait ». Il pense qu'il « ne sera pas possible de constituer un dossier complet pour la grande majorité des attaques », mais « qu'il existera des preuves significatives » que la décision d'attaquer certains objets civils avait des conséquences claires pour les civils qui auraient dû être prévues, et que cela suggère « qu'il y a eu un mépris pour les principes de base qui sont censés régir la conduite des hostilités ». Il mentionne en particulier les rapports sur les systèmes de ciblage fournis par intelligence artificielle, qui ont été niés par les autorités israéliennes. « S'ils sont vrais, et que le système a été conçu pour identifier comme cible un individu dans des circonstances où il était prévu qu'il tuerait également des dizaines de personnes autour de cet individu, si ce genre d'incidents n'est pas reconnu comme une violation du principe de proportionnalité, alors je ne comprends vraiment pas ce qu'est ce principe. »
« Nous pouvons nous attendre à des développements sur Israël-Palestine », estime Dill. « Au minimum, nous savons que le procureur de la CPI ne pense pas que les crimes liés à la conduite des hostilités soient trop durs à poursuivre. Aujourd’hui, ce point est clair. »