La Juridiction spéciale pour la paix (JEP), l'organe judiciaire du système de justice transitionnelle colombien, s'est principalement attachée à enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis par des membres des anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et de l'armée colombienne, inculpant à ce jour près d'une centaine d'anciens rebelles et responsables militaires. En revanche, peu de civils ayant financé les parties au conflit ou collaboré avec elles sont allés devant la JEP. On trouve au moins un homme politique de premier plan et plusieurs citoyens inconnus du public, mais aucun acteur économique ou du monde des affaires majeur, bien que cela fasse également partie de son mandat.
Cela pourrait changer avec le dossier sur Drummond, la plus grande société minière du pays aujourd'hui, présumée depuis plus d'une décennie d’avoir financé des paramilitaires. Deux des principaux dirigeants de Drummond, son président actuel et son prédécesseur, ont été inculpés par le bureau du procureur général et devront décider dans les mois à venir s'ils comparaissent devant le tribunal spécial ou s'ils se défendent devant la justice ordinaire.
L'affaire, en plus d'être peut-être la seule dans laquelle la JEP peut tenter d'établir la responsabilité d'hommes d'affaires importants, est d'autant plus intéressante qu'elle progresse simultanément sur trois voies différentes : devant la justice transitionnelle, devant la justice ordinaire et devant les tribunaux américains.
L'héritage controversé de Drummond
Drummond est une entreprise privée fondée il y a près d'un siècle aux États-Unis, détenue depuis lors par la famille dont elle porte le nom, originaire de l’Alabama. Elle a notamment été dirigée pendant quatre décennies par Garry Drummond, jusqu'à sa mort en 2016. Elle a commencé à extraire du charbon en Colombie en 1995, dans la mine de La Loma Pribbenow, située à La Jagua de Ibirico, dans le département caribéen de Cesar, au nord du pays. Elle a ensuite ajouté deux autres mines, El Descanso Norte en 2008 et El Corozo en 2021.
Le charbon est une activité très rentable tant pour la société minière américaine que pour l'État colombien. Pour la seule année 2023, Drummond a exporté 27 millions de tonnes de charbon, ce qui représente sa sixième année à la tête de ce secteur. La même année, l'entreprise affirme avoir versé 17 millions de dollars en impôts et redevances au pays, alors même que le gouvernement promettait d'abandonner la production de l'un des combustibles fossiles les plus polluants.
Mais l'entreprise est également controversée. En 2013, elle a été impliquée dans l'un des plus grands accidents environnementaux de l'histoire du pays, lorsqu'une barge surchargée a déversé 500 tonnes de charbon dans l'océan pour éviter de couler, un épisode qui a suscité l'indignation nationale. Cinq ans plus tôt, elle avait été condamnée à une amende de 48 millions de dollars par un tribunal de grande instance pour n'avoir pas correctement réglé ses redevances.
« Une confluence entre les groupes paramilitaires et Drummond »
Ce qui a fait le plus de bruit, cependant, ce sont les accusations selon lesquelles Drummond aurait facilité l'expansion du paramilitarisme dans la région productrice de charbon de Cesar, entraînant des dizaines de meurtres et de déplacements forcés.
La récente Commission vérité et réconciliation (CVR) affirme dans son rapport final « qu'il y a eu une confluence entre l'appareil militaire de l'État, les actions des groupes paramilitaires et la multinationale Drummond pour "sécuriser" son projet d'extraction ». La CVR a trouvé crédibles les témoignages selon lesquels la compagnie minière a canalisé de l'argent vers une structure du Bloc Nord des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) opérant dans la zone d'extraction du charbon, par le biais de surcoûts dans les contrats de cafétéria. Ce parrainage, explique la Commission, « ne visait pas seulement à neutraliser les actions armées contre leurs biens, mais aussi à favoriser l'expansion de l'exploitation du charbon dans la région ».
La CVR signale également que Drummond avait acheté des terres abandonnées et prises à des paysans, à des prix défiant toute concurrence afin d'étendre ses activités. Dans une étude de cas sur les dépossessions de terres à Cesar, elle s'est dite choquée par le « manque de devoir de diligence en matière de droits de l'homme » de la société de l’Alabama lors de l'achat des terres de Mechoacán et a souligné que cette dernière avait « le devoir d’être au courant de la violence qui avait fait rage contre les familles de propriétaires (...) et qu'elle a pourtant poursuivi son acquisition ».
Drummond a nié ces allégations, affirmant qu'elle « n'a pas et n'a jamais eu de liens avec des organisations illégales, quelle que soit leur origine » et qu'elle « n'a jamais financé ou apporté un soutien financier à des structures criminelles ».
Des dirigeants miniers devant la justice
En décembre 2020, le bureau du procureur général a inculpé les figures les plus en vue des opérations en Colombie de Drummond pour conspiration en vue de commettre un crime, pour avoir présumément promu et financé le Front Juan Andrés Alvarez des AUC entre 1996 et 2001.
Tous deux sont liés à l'entreprise familiale de l’Alabama depuis des décennies : Augusto Jiménez en a été le président entre 1989 et 2013, tandis que José Miguel Linares lui a succédé à ce poste, après avoir été directeur juridique et vice-président des affaires commerciales. Selon le bureau du procureur général, il existe de « nombreuses preuves » que les deux dirigeants « auraient pu augmenter la valeur des fournitures en nourriture à un entrepreneur pour obtenir des ressources supplémentaires et les utiliser pour couvrir des obligations illégales établies précédemment » avec les paramilitaires. Avec ces paiements, dit le parquet, « ils ont apparemment garanti la protection de leurs biens et exercé librement leur activité d'extraction du charbon ».
Trois ans et demi plus tard, le procès contre les deux hommes n'a pas encore commencé, en partie parce que l'affaire est menée dans le cadre d'un ancien système pénal inquisitoire, qui était beaucoup plus lent dans sa phase d'instruction. À la suite d'un appel, un autre procureur a confirmé, en mai 2023, l'acte d'accusation contre les deux hommes.
Aller à la JEP ou ne pas y aller, telle est la question
Cette accusation a cependant ouvert une autre option pour les deux dirigeants miniers : étant donné que le crime dont ils sont accusés est lié au conflit armé colombien qui a duré 50 ans, ils peuvent se tourner vers la justice transitionnelle.
En effet, l'accord de paix de 2016 avec les FARC prévoit la possibilité pour la JEP d'enquêter, de juger et de sanctionner les personnes qui ont eu un « rôle actif et décisif » dans le financement ou la collaboration avec ceux qui ont commis des atrocités. La Cour constitutionnelle a cependant, par la suite, limité le mandat de la JEP au sujet de "tiers civils" et a décidé qu'elle ne pouvait pas les convoquer, mais qu'ils pouvaient se présenter volontairement, dans les mêmes conditions et avec les mêmes bénéfices que les autres acteurs. Cette décision a sérieusement limité le champ d'action de la justice transitionnelle colombienne sur les civils, donnant lieu à ce que l'ONG juridique Dejusticia et l'universitaire Sabine Michalowski ont appelé sa « compétence restreinte ». C'est pourquoi seule une poignée de civils ont été présentés devant la JEP, la plupart d'entre eux ayant déjà été condamnés par la justice ordinaire (la JEP n'est pas compétente pour les entreprises).
D’où le dilemme pour les deux dirigeants de Drummond : ils peuvent se présenter devant la JEP et, s'ils reconnaissent leur responsabilité, disent la vérité et compensent leurs victimes, pouvoir recevoir des sanctions plus clémentes de 5 à 8 ans dans un cadre non pénitentiaire ; ou bien ils peuvent choisir de rester dans le système de justice pénale ordinaire, auquel cas leur culpabilité devra être démontrée dans le cadre d’un procès qui, compte tenu d'un éventuel appel, pourrait durer jusqu'à cinq ans.
Un témoin vedette
Bien que ni Linares ni Jiménez n'aient déposé de demande auprès de la JEP, l'affaire Drummond a déjà connu un développement devant la justice transitionnelle. En novembre 2019, la JEP a accepté Jaime Blanco Maya, le bénéficiaire du contrat de cafétéria de la mine de Drummond avec son entreprise Servicios y Alimentación Ltda qui, en 2013, a été condamné à 38 ans de prison en tant que cerveau de l'assassinat de deux dirigeants syndicaux de la mine.
Selon ce jugement, les paramilitaires du Front Juan Andrés Álvarez ont assassiné Valmore Locarno et Víctor Hugo Orcasita, deux employés de Drummond et dirigeants du syndicat Sintraminergética, en 2001, après en avoir discuté avec Blanco Maya. « Il est clair que le véritable intérêt à faire commettre ces meurtres revient à M. Blanco Maya », indique l'arrêt, « non seulement en raison de ses relations épouvantables avec les dirigeants syndicaux, mais aussi parce qu'il était évident que, par ces meurtres, il entendait mettre fin à la pression exercée par le syndicat pour l'amélioration du service de restauration ».
En octobre 2021, la JEP a accordé à Blanco Maya une libération conditionnelle après avoir estimé qu'il avait fourni un compte rendu « détaillé et exhaustif » des liens présumés de Drummond avec les paramilitaires. Son récit, dit la JEP, « dépasse le seuil de ce qui avait été clarifié devant le système judiciaire ordinaire ». Un autre témoin, l'ancien paramilitaire Jairo de Jesús Charris, condamné pour le même double homicide, a déclaré à la JEP que l'entreprise finançait le groupe armé illégal et que l'ordre « était d'en finir avec le syndicat, y compris si cela signifiait les faire tuer ». Salvatore Mancuso, ancien numéro deux des AUC et condamné aux États-Unis pour trafic de drogue, a également déclaré, depuis sa prison d'Atlanta, qu'ils avaient rencontré le citoyen américain James Lee Adkins, un ancien agent de la CIA qui était le chef de la sécurité de Drummond dans les années 1990 et dont l'arrestation a été ordonnée par le bureau du procureur général en 2023.
Drummond contre Blanco Maya
En plus d'insister sur son innocence, Drummond a remis en question les preuves à l'encontre de la société et de ses directeurs. « Ces allégations ne sont pas étayées par des preuves crédibles et reposent principalement sur de fausses déclarations de criminels condamnés qui ont été payés pour leur témoignage », a écrit la société après la confirmation de l'acte d'accusation du procureur général en 2023. Selon elle, il existe « un cartel de faux témoins », promu par les avocats qui ont intenté trois actions en justice en Alabama contre l'entreprise entre 2007 et 2013, actions qui ont été rejetées et n'ont jamais abouti à un procès.
La confrontation s'est à nouveau intensifiée il y a un mois, lorsque Blanco Maya a témoigné devant la JEP au sujet des liens entre l'armée, les paramilitaires et des tiers civils. Drummond a déclaré publiquement que le témoignage de son ancien sous-traitant « est basé sur l'histoire qu'il a fabriquée pour des avocats américains (...) qui ont intenté des procès contre Drummond aux États-Unis, et qui ont effectué d'importants paiements en son nom ». Selon la compagnie minière, il existe un « lien de causalité » entre l'histoire de Blanco Maya et des transferts de fonds qu'elle attribue à l'avocat américain Terry Collingsworth pour plus de 120 000 dollars. La société américaine affirme avoir remis à la JEP huit dossiers contenant un millier de pages de preuves en sa faveur. Elle conteste la décision du tribunal d'accorder à Blanco Maya un bénéfice judiciaire pour ce qu'elle appelle « un récit mensonger et accommodant ».
Entre-temps, les procédures judiciaires menées par la JEP cette année ont été marquées par des turbulences. En février, une semaine après une audience du tribunal spécial à Valledupar avec des victimes, deux syndicalistes ont reçu des messages sur leurs téléphones les menaçant et les décrivant comme des « rebelles déguisés en syndicalistes, paysans et ONG ». Maira Méndez, avocate de l'ONG néerlandaise Pax for Peace, qui travaille sur ce dossier depuis dix ans et qui est elle-même la fille d'un autre travailleur syndiqué de Drummond tué par des paramilitaires, en a également reçu un. La compagnie minière a nié ces menaces.
Une troisième voie judiciaire aux États-Unis
Si l'affaire suit deux voies judiciaires en Colombie, elle est également portée, depuis plus de dix ans, devant les tribunaux du pays d'origine de la société minière.
D'une part, une cour d'appel américaine a relancé en 2016 une partie de l'action intentée contre Drummond par 45 victimes de la ligne ferroviaire de transport du charbon, en la renvoyant devant le juge de première instance qui l'avait rejetée et en ordonnant un réexamen. À son tour, l'entreprise familiale de l'Alabama a intenté deux actions civiles contre l'avocat Collingsworth et son ancien cabinet Conrad & Scherer, l'une pour diffamation en 2011 et l'autre au titre de la loi RICO (loi sur les organisations motivées par le racket et la corruption) en 2015, alléguant une campagne criminelle à son encontre qui comprenait le paiement de témoins.
Ces deux contre-attaques ont fait que l'affaire relancée contre Drummond est restée en suspens avant que le tribunal pour le district nord de l'Alabama ne détermine si elles méritent d'être jugées. Une fois cette décision prise, ce même tribunal devra décider si l'affaire initiale doit faire l'objet d'un procès similaire à celui qu'un groupe de victimes colombiennes a remporté il y a quinze jours, en Floride, contre une autre multinationale américaine, Chiquita Brands, pour sa responsabilité dans huit meurtres perpétrés par les AUC en Colombie. Dans cette affaire, un jury a ordonné à la société bananière, qui avait déjà reconnu devant le ministère américain de la Justice avoir versé 1,7 million de dollars à des paramilitaires, de verser 38,3 millions de dollars aux familles de huit agriculteurs assassinés. Collingsworth était l'un des avocats des plaignants.
Qu'est-ce que la JEP peut apporter de nouveau ?
En fin de compte, on ne sait pas clairement ce qui pourrait sortir de l'affaire Drummond devant la justice transitionnelle. D'une part, elle pourrait établir la responsabilité pénale de ses dirigeants, ce qui ne s'est pas encore produit dans le système judiciaire. « On peut espérer qu'il s'agisse de notre cas emblématique de responsabilité des entreprises, à l'instar des industriels à Nuremberg. La JEP pense qu'elle ne peut pas être un système judiciaire qui se contente d'enquêter sur les combattants », explique Camilo Sánchez, directeur de la clinique juridique sur les droits de l'homme de l'université de Virginie.
D'autre part, la question de savoir quelle nouvelle vérité la JEP peut révéler reste posée, dans une affaire qui a été largement documentée par des ONG de défense des droits de l'homme telles que Pax for Peace et la Commission colombienne des juristes (qui ont soumis un rapport conjoint devant la JEP), des entités publiques telles que le Centre national de la mémoire historique, et la justice transitionnelle elle-même, y compris, il y a deux décennies, le mécanisme Justice et Paix pour les paramilitaires démobilisés, et la récente CVR. « Nous devons élargir notre compréhension des relations entre le secteur économique et les acteurs armés, au lieu de continuer à nous concentrer sur les cas qui ont historiquement reçu le plus d'attention », déclare Daniel Marín López, ancien chercheur à la CVR et auteur de plusieurs études sur la responsabilité des entreprises.
Même si elle devait se limiter à une décision sur Blanco Maya, la JEP pourrait aussi ouvrir un processus de réparation symbolique pour les victimes des paramilitaires. « Nous avons la possibilité de créer un espace de vérité et de justice réparatrice, qui pourrait même être un modèle pour le travail de la juridiction », déclare Tatiana Devia, une avocate qui a travaillé avec les victimes syndiquées ainsi que sur le rapport soumis à la JEP par le Corporate Accountability Lab, basé aux États-Unis.
Tous pour un, un pour tous
En fin de compte, toutes ces voies juridiques sont susceptibles de converger. Si les dirigeants de Drummond choisissent de s'adresser à la JEP, ils le feront probablement sous la pression des conclusions du procureur. S'ils choisissent de rester dans le système de justice pénale ordinaire, l'inclusion par la JEP du cas minier dans un dossier plus large sur les crimes commis par des agents de l'État en partenariat avec des paramilitaires ou des tierces parties civiles garantira un fort écho public. Au final, quelle que soit la qualité de la coopération entre les deux institutions, si le système judiciaire colombien est en mesure de déterminer la responsabilité présumée de la société minière dans l'expansion des paramilitaires, il s'agira d'une étape importante pour les deux institutions.
Ce serait également une étape pour les victimes, les organisations de défense des droits de l'homme et les organisations juridiques qui ont documenté les crimes commis par les paramilitaires à Cesar et leurs liens éventuels avec les sociétés minières. Comme l'explique l'avocate Laura Bernal Bermúdez, la Colombie est parvenue à poursuivre et à condamner de nombreux acteurs économiques pour leur complicité dans de graves violations des droits de l'homme grâce à la participation active de la société civile et au déclin de la puissance économique des entreprises ciblées. « Alors qu'un pouvoir accru du peuple (grâce au soutien d'acteurs internationaux et à des retournements politiques) est nécessaire pour garantir la judiciarisation et la réparation, ces résultats ne sont possibles que lorsqu'ils traitent d’un acteur économique dont le pouvoir d’opposition est diminué », écrit-elle dans sa thèse de doctorat à l'Université d'Oxford.
Le fait que le nom de Drummond soit mis en question dans le cadre de la justice transitionnelle et devant deux autres juridictions, associé au fait qu'il s'agit d'une industrie en perte de vitesse dans le cadre de la transition énergétique mondiale, pourrait permettre à ce cas emblématique en Colombie de se terminer par une décision historique.